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Auprès des sans-abri, des « spéléologues du social »

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Depuis 1994, les deux équipes d'animateurs du Lien vont à la rencontre des sans-abri dans les rues de Rouen. Leur rôle : renouer le lien social et servir de médiateur avec les services sociaux auxquels ils n'ont plus recours. Une démarche pragmatique.

André, 45 ans, vit depuis plusieurs années sur un matelas installé sous un arbre. Rémi, un jeune toxicomane, traîne dans les rues piétonnes depuis sa sortie de prison. Alice fait la manche dans la gare... Comme eux, plus de 200 sans-abri vivent ainsi sur les trottoirs du centre de Rouen, aux abords de l'hôpital ou de la place Saint-Marc... Outre à l'absence de logement, ils sont confrontés à de multiples difficultés qui nécessitent l'intervention de services sociaux différents. Ceux-ci sont rarement adaptés et formés à accueillir ce type de public. C'est en partant de ce constat que, sollicitée par la direction départementale des affaires sanitaires et sociales, l'œuvre hospitalière de nuit (OHN) de Rouen a créé Le Lien en 1994, afin de jouer le rôle de médiateur entre les sans-abri et les services sociaux dont ces personnes peuvent avoir besoin. « On est le dernier service avant rien, ou avant les pompiers », résume Marc Laurent, animateur depuis le début du projet. Fondée en 1882, l'OHN a l'avantage de posséder une large palette de centres d'accueil et de services (1) et de bénéficier d'un réseau de structures associatives et publiques relativement structuré dans l'agglomération rouennaise.

Une relation de confiance

Dès sa création, Le Lien a défini une démarche qui se rapproche de celle des SAMU sociaux :des équipes de terrain mobiles qui se déplacent à la rencontre des sans-abri. Si le service dispose d'un petit local, dans le centre-ville, ses deux équipes d' « animateurs » y passent en coup de vent, le matin. Leur lieu de travail, c'est d'abord la rue. « A la différence du SAMU social de Paris, précise Jean- Pierre Hauchard, responsable du service, nous n'intervenons qu'en journée et nos équipes ne comportent pas de personnel médical. » Les cinq « animateurs »  - quatre équivalents temps plein - ont été recrutés plus sur leurs compétences personnelles qu'en fonction de diplômes définis a priori. L'un est animateur social, un autre est en formation DEFA, deux personnes sont moniteurs-éducateurs et le dernier est... musicologue !En revanche, tous ont suivi une formation spécifique en alcoologie. Et ils ont une longue expérience de l'errance, acquise au sein du foyer d'hébergement d'urgence de l'association.

« Nous ne sommes pas des théoriciens, insiste Jean-Pierre Hauchard. Notre approche est avant tout humaine. Avec des personnes qui ne demandent plus rien, l'important est d'abord d'établir une relation de confiance. Notre parti pris, c'est la personne. Il s'agit de l'accepter telle qu'elle est, de respecter ses choix et de penser qu'elle peut évoluer. » Les « spéléologues du social », comme ils se définissent, ne posent pas de questions et manient plus volontiers l'humour que la morale. Résolument pragmatiques, ils ne prétendent pas sortir tous les sans-abri de la rue. Ils savent qu'une réinsertion est un long processus qui, pour avoir quelque chance de réussir, ne peut se faire qu'avec l'adhésion des personnes. Tel n'est pas leur rôle. Ils sont là avant tout pour leur redonner confiance et tenter de faire naître le désir de changement. « Si on plaque des schémas tout faits, cela ne marche pas, insiste Marc Laurent. On est des mécanos. La plupart du temps, on essaie de limiter la casse et on propose juste des solutions (couvertures, vestiaires, douches...) qui leur permettent de vivre mieux. » Il peut se passer des mois, voire des années, de contacts et de « banalités » avant qu'une personne « accroche ».

Des réponses concrètes et immédiates

A ce moment-là, il faut être en mesure de réagir rapidement. C'est le second principe du Lien : apporter des réponses concrètes et immédiates. Chacune des deux équipes d'animateurs est munie d'un véhicule et d'un téléphone portable. En relation directe avec toutes les institutions elles connaissent parfaitement les structures d'accueil de la ville. Souples et réactives, elles sont organisées pour régler les problèmes rapidement. C'est souvent la première étape du changement. La seconde, sortir de la rue et accepter une solution d'hébergement, peut prendre beaucoup plus de temps et est rarement définitive. En cas d'urgence, ou dès que la personne en manifeste le désir, les animateurs se chargent de trouver une solution de logement, parfois dans la journée (foyer d'urgence, centre d'hébergement et de réinsertion sociale, hôtel, Sonacotra...). Leur bonne connaissance des personnels et des structures leur permet de renégocier les conditions du contrat quand un précédent séjour s'est soldé par un échec. En cas de problème, ils font la médiation ou cherchent une nouvelle solution si celle-ci ne se révèle pas adaptée.

« Le retour en arrière est presque systématique. On fonctionne avec des allers et retours quasi permanents entre la rue et les foyers. On ne peut pas travailler avec des sans-abri si on ne sait pas ça dès le départ. Mais on ne baisse pas les bras. Même après six ou sept cures de désintoxication », note Chantal Nicolas, responsable du service d'action sociale du centre communal d'action sociale et à l'origine de La Chaloupe, un lieu d'accueil de jour pour les sans-abri.

Les moyens du changement

Car les plus gros obstacles au changement restent l'alcoolisme, et la toxicomanie pour les plus jeunes. Près de 80 % des personnes rencontrées par Le Lien sont dans ce cas. Pour faire face à ce problème, les animateurs du Lien travaillent en liaison étroite avec l'hôpital, les associations spécialisées et les centres de désintoxication de l'agglomération, qui prennent le relais quand les personnes souhaitent se faire soigner. L'équipe a également accueilli avec soulagement la création à Rouen de l'unité mobile d'accompagnement pour les personnes précarisées psychiatriques (Umappp) qui prend en charge les populations ayant des problèmes psychiques, avec lesquelles les animateurs avouent avoir le plus de difficultés à entrer en contact.

Des rencontres ont d'ailleurs été instaurées entre l'Umappp et tous les partenaires intervenant auprès de ce public afin de coordonner leurs interventions et de dégager des attitudes communes. Si les réinsertions s'avèrent longues et rarement acquises, les animateurs du Lien ont aussi connu des réussites surprenantes. Ils citent le cas d'André qui, après cinq ans de contacts infructueux, a finalement décidé, à la suite d'un séjour organisé sur un voilier, de quitter son canapé installé en plein centre-ville et a rencontré sa compagne. Ou celui de ce garçon séduit par un séjour dans un gîte, qui a réussi à se faire embaucher par la propriétaire et a aujourd'hui trouvé un logement et un travail.

Paradoxalement, les animateurs du Lien ont plus de mal à « accrocher » avec les jeunes errants, dont le nombre semble augmenter depuis quelques années. « Ils refusent souvent les structures classiques, trop rigides pour eux », explique Marc Laurent. Rares sont ceux qui possèdent un diplôme et un niveau scolaire suffisant. Et beaucoup de jeunes errants ont recours au cannabis, voire aux mélanges drogue, alcool, médicaments.

D'où l'idée du projet Raid d'Eff mis en place par Le Lien en 1999 et financé par la direction des affaires sanitaires et sociales et la FNARS. Raid d'Eff pour « raid d'effort » et « raide défoncé ». « Une façon de montrer aux jeunes que l'on peut se procurer des sensations fortes autrement qu'avec la drogue ou l'alcool », précise Jean-Pierre Hauchard. Par le sport essentiellement. L'équipe de Marc Laurent a ainsi organisé en 1999 trois séjours (une semaine de canoë en Ardèche, huit jours dans le Verdon axés sur le rafting et l'aquarando et un séjour ski en janvier), ainsi que plusieurs séjours courts. Depuis quelques mois, elle a également mis en place des activités sportives régulières. Pour les jeunes errants, les séjours permettent de créer une rupture avec le quotidien en dehors des cadres habituels de l'insertion (logement, emploi, formation) et de reprendre contact avec la vie sociale ordinaire. Les activités sportives sont aussi l'occasion de retrouver confiance en eux. « C'est aussi une excellente façon de rapprocher les personnes, ajoute Chantal Nicolas, qui a expérimenté des séjours sur un voilier avec des habitués de La Chaloupe. J'en ai vu les effets tant sur les participants - qui font à la fois l'expérience d'une réduction de leur consommation d'alcool et d'une forme de réussite (ils ont été jusqu'au bout) - que sur les encadrants -qui les découvrent sous un autre jour et peuvent ensuite leur apporter des réponses mieux adaptées. » Sur les 19 jeunes de l'opération Raid d'Eff 1999, la plupart se sont remis en mouvement : démarche de soins, cure de désintoxication, retour dans la famille, hébergement en foyer, logement autonome, stage, contrat emploi-solidarité, emploi saisonnier.

Normalement, le travail des animateurs du Lien s'arrête là : à partir du moment où les personnes ont formulé et défini un projet. S'ils gardent le contact avec ceux qui le désirent, ils passent ensuite le relais aux structures compétentes. Quitte à réintervenir parfois, à la demande des autres travailleurs sociaux, pour modifier ou réorienter le projet initial. « Notre rôle, souligne Jean-Pierre Hauchard, n'est pas d'assurer le suivi individuel mais de faire le lien avec les structures existantes pour que les situations se résolvent. »  

Ceux que l'on ne touche pas

La démarche semble porter ses fruits. « On a incontestablement besoin du Lien en termes de connaissance du public des sans-abri, confirme Chantal Nicolas. Si ce service n'existait pas, je pense qu'un certain nombre de personnes qui vivent dans la rue perdraient une partie de leurs droits et ne viendraient pas à La Chaloupe. » Reste qu'au sein de l'équipe du Lien, on déplore le manque de centres d'accueil pour recevoir certains publics (couples, mineurs, étrangers sans papiers) et de lieux de vie du type pension de famille, permettant d'assurer la transition entre les foyers d'hébergement et un logement autonome. A cela s'ajoutent les limites de l'action. « En fait, on ne s'occupe que de la misère apparente, regrette Jean-Pierre Hauchard. Il y a beaucoup de gens que l'on ne touche pas : les gens isolés, les personnes âgées, ceux qui se retrouvent dans la rue après un conflit familial et, surtout, les jeunes qui vivent dans les cités et qui dorment dehors. »

Du côté de La Chaloupe, Chantal Nicolas estime, quant à elle, qu'il faudrait encore aller plus loin pour répondre aux problèmes de racket des personnes sans-abri, de leur sécurité la nuit... « En fait, l'existence du Lien, explique-t-elle, a mis en évidence des besoins. » Et le manque de réponses adaptées.

Françoise Nicol

Notes

(1)  L'œuvre hospitalière de nuit, association d'origine confessionnelle, propose, outre Le Lien, deux centres d'hébergement en urgence (pour hommes et pour femmes), deux centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS), une unité de reconquête de l'autonomie sociale pour hommes (URAS), un CHRS en milieu rural et un service d'insertion - OHN : 88, rue du Champ-des-Oiseaux - 76000 Rouen - Tél. 02 35 52 77 02.

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