« La loi d'orientation contre les exclusions a marqué un changement législatif majeur en se référant à une vision globale, claire et cohérente de l'exclusion : comme déni de l'accès effectif de tous aux droits fondamentaux [...] et comme un fléau que doit impérativement et en priorité éradiquer l'ensemble des politiques publiques. » Hommage largement partagé dans le secteur associatif que celui rendu par Hugues Feltesse, directeur général de l'Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux (Uniopss), au texte promulgué le 28 juillet 1998. Mais hommage nuancé. Face à la lettre, il est vrai, les faits sont têtus : deux ans après, les obstacles à l'accès des personnes en difficulté à ces droits persistent et les dispositifs visant à la prévention de l'exclusion peinent parfois à se mettre en place. Martine Aubry, dans son bilan du 5 juillet, ne devrait pas occulter ces faiblesses. D'autant plus qu'elle aura beaucoup consulté pour cet état des lieux :l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale, le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE) qui, depuis un an, propose des adaptations de la loi. Et bien sûr les principaux acteurs associatifs. Regroupés depuis 1994 au sein du collectif Alerte (1), qui a beaucoup œuvré, notamment par son « pacte contre l'exclusion » présenté à la veille de la présidentielle en 1995, à la maturation de cette loi, ils présentaient récemment leur propre état des lieux (2), embrassant tous les champs du texte. L'aboutissement de plusieurs mois passés à faire remonter les informations de leurs réseaux locaux.
Personne, évidemment, n'était assez naïf au départ pour croire qu'une loi de cette ambition trouverait une traduction immédiate dans la vie quotidienne des publics concernés. Il n'empêche, certains retards agacent. Ainsi, « les mesures de plus grande transparence pour les attributions de logements sociaux sont encore peu lisibles pour les associations », regrette le collectif. Qui s'étonne, par exemple, que le numéro d'enregistrement départemental unique, visant à assurer l'examen prioritaire des demandes qui n'ont toujours pas été satisfaites dans des délais d'attente jugés « manifestement anormaux » par le préfet et les organismes HLM, soit toujours en phase d'expérimentation dans une dizaine de départements. D'une façon générale, en matière de logement - l'une des pièces maîtresses du texte, un tiers des articles le concernant -, c'est un bilan « en demi- teintes » que dressent les associations, déçues car « très peu de mesures prises semblent réellement opérationnelles », et « perplexes devant la complexité des dispositifs et le manque de cohérence dans l'organisation des aides pour les ménages ». La loi n'a pas contribué, dans ce domaine, à simplifier le fameux « mille-feuille » des dispositifs. Ainsi, en vue de la prévention des expulsions dans le parc social, un délai de trois mois avant saisine du juge a été instauré pour solliciter l'ensemble des interlocuteurs : le fonds de solidarité logement, la commission de surendettement, les fonds énergie... « La principale difficulté constatée est la mobilisation de tous ces dispositifs dans les délais, chacun a ses procédures administratives, ses temps de décision. Qui coordonne, comment, et avec quels moyens ? », s'interrogent les réseaux.
Parfois, les retards dans l'application des textes ont de graves conséquences. C'est le cas en matière de lutte contre le saturnisme infantile, cette intoxication au plomb contenu dans les peintures murales des immeubles vétustes, cause d'atteintes irréversibles au système nerveux. Selon l'Institut national de la santé et de la recherche médicale, 85 000 enfants sont intoxiqués et de 150 000 à 300 000 en courraient le risque. « On ne voit pas de véritable mobilisation pour lutter pied à pied contre cette maladie », regrette Nathalie Simonnot, responsable de la mission France de Médecins du monde. Pourtant, la loi a institué une déclaration obligatoire par les médecins, à la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) et à la préfecture, des risques d'exposition au saturnisme. Ainsi que l'exécution, dans un délai d'un mois, des travaux nécessaires pour éliminer le plomb. Un enfant signalé n'est toujours pas un enfant protégé, constatent cependant en substance les associations, les premières injonctions de travaux semblant avoir été faites seulement à la fin mars.
A ces préoccupations, s'ajoutent les inégalités territoriales dans la mise en œuvre des textes. Les commissions départementales de l'action sociale d'urgence (CASU) apparaissent ainsi « à géométrie variable », tantôt apportant « une coordination interadministrative renouvelée autour de dossiers complexes », tantôt « ajoutant de la complexité » (3). Parfois, la commission constitue « un point de passage obligé des aides sociales, dénaturant ainsi ses objectifs ». La place qu'y occupent les associations y varie aussi grandement : par endroits réellement associées à l'analyse des situations et aux préconisations pour modifier les pratiques, elles sont, ailleurs, « exclues du jeu ». Cas extrême, dans un département, l'Uriopss concernée n'arrive à se faire préciser ni par la préfecture, ni par la DDASS, ni par le conseil général la composition de la CASU. Une information, paraît-il, secrète !
Autre bémol, des mesures allant globalement dans le bon sens se révèlent à double détente. Exemple type : les dispositions qui permettent aux titulaires de certains minima sociaux reprenant ou commençant une activité professionnelle de continuer à percevoir pendant trois mois la totalité de leur allocation et une partie pendant les neuf mois suivants. L'objectif est de faciliter les transitions pour sortir des « trappes à pauvreté ». Mais si le système est efficace pour des contrats à durée indéterminée, ou des CDD de longue durée, il n'est pas sans effet pervers pour les titulaires de CDD courts. Ainsi, les personnes qui se retrouvent sans emploi après un contrat de trois mois voient leur allocation amputée de la moitié des revenus qu'elles ont perçus pendant leur trimestre d'activité. A un moment où, justement, elles auraient besoin de sa totalité.
D'autres questions restent en suspens, que la loi n'a pas résolues, comme celle des ressources des jeunes. Certaines grandes fédérations, comme la FNARS ou l'Uniopss, ont fait évolué leur position sur le sujet en demandant que celles-ci soient garanties. Mais le débat est toujours vif entre les opposants à un « RMI-jeunes » et les tenants d'un droit à un revenu pour les moins de 25 ans (4). Le programme TRACE n'a pas tranché, en ne prévoyant pas la continuité des ressources en dehors des périodes de stage ou de contrat de travail, mais en laissant aux fonds d'aide aux jeunes (FAJ) la possibilité d'intervenir. Cependant, « dans de trop nombreux départements, l'accès au FAJ est encore sporadique », note Alerte, rejoignant l'évaluation faite par la députée Hélène Mignon (5). Et les avis du CNLE qui, en décembre, incitait ces dispositifs à se mobiliser dans les périodes d'attente, déplorant, en outre, que tous les crédits disponibles ne soient pas utilisés. « Par endroits, on a encore une vision très “secours d'urgence” du fonds d'aide aux jeunes. Alors qu'ailleurs, plus souplement, on accordera 1 500 F par mois pendant quelques temps », confirme Frédéric Bontems, sous-directeur à la direction de l'action sociale.
On mesure, à travers cet exemple, combien de « révolutions culturelles » sont nécessaires, au sein des différentes institutions, pour la mise en œuvre de la loi et de son esprit. « La plupart du temps, la pratique des administrations est encore insuffisamment dirigée vers l'aide aux publics en difficulté. Si quelques CAF anticipent les ruptures de droit liées à des changements administratifs prévisibles, elles sont encore trop peu nombreuses », relèvent les associations. Les administrations ne sont pas les seules en cause : les banques, par exemple, concentrent de nombreuses critiques. Outre que le droit au compte bancaire reste encore lettre morte, elles sont réticentes à appliquer les dispositions relatives à l'insaisissabilité des prestations familiales et des minima sociaux. Arguant qu'elles ne peuvent connaître la provenance des sommes arrivées par virement, elles les bloquent. Pour certaines personnes, « le refus des banques de verser tout ou partie du RMI [...] a eu pour effet direct et immédiat de les remettre à la rue et d'arrêter net tout travail de réinsertion », constate l'association Droits d'urgence. La présidente de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale, Marie-Thérèse Join-Lambert, dénonce d'ailleurs, à l'unisson, les nombreux dysfonctionnements « qui précipitent les gens dans les difficultés, non pas faute d'article de loi, mais simplement par ignorance ».
L'un des nœuds du problème réside effectivement dans la diffusion de l'information sur ces textes complexes, balayant large. « Une vulgarisation de la loi à grande échelle est nécessaire pour une meilleure application de celle-ci », estime Gilbert Lagouanelle, directeur des actions institutionnelles au Secours catholique. Aussi bien, d'ailleurs, en direction des professionnels que des usagers. Les associations déplorent ainsi qu'il n'y ait pas eu de « publicité grand public » sur les permanences d'accès aux soins de santé (PASS), qui, dans les hôpitaux, visent à la prise en charge médicale et sociale des personnes en difficulté. Et soulignent, à l'instar du rapport Lebas (6), que les personnels des établissements eux-mêmes connaissent mal cette disposition, « peu mise en relief ».
Il reste, bien sûr, des lacunes à combler. « Les minima sociaux n'ont guère été améliorés. C'est la grande déception car la pauvreté financière demeure la première cause immédiate de nombre d'exclusions », rappelle Jean-Paul Péneau, directeur général de la FNARS. L'indemnisation du chômage reste à améliorer, domaine dans lequel Alerte en appelle aux partenaires sociaux. L'offre de logements sociaux est encore insuffisante. Cependant, « l'essentiel du chantier juridique est en place », estiment les acteurs associatifs, et « c'est toute la société qui est concernée » à présent par la mise en œuvre. L'article 1, qui fait de la lutte contre l'exclusion une priorité des politiques publiques, enjoint aussi à chacun, sans exclusive, de garantir l'accès effectif de tous aux droits fondamentaux. « Une remobilisation est indispensable pour que cet article 1 ne brûle pas dans l'enfer des bonnes intentions », insiste Jean-Paul Péneau.
« Que ceux qui vont bien acceptent de regarder ceux qui vont mal », souhaitait Martine Aubry, invitée par les associations à la présentation de leur bilan. Un souhait d'autant plus d'actualité que, paradoxalement, l'embellie économique est porteuse d'un nouveau danger pour les plus démunis. « Dans une période de croissance et de difficultés de recrutement, la tentation sera forte d'imputer le chômage aux chômeurs et de jeter un regard de plus en plus critique ou ségrégatif sur les personnes en situation d'exclusion », met en garde Jean-Baptiste de Foucauld, président de Solidarités nouvelles face au chômage . Pour qui « le risque est sérieux que l'ampleur de l'exclusion se réduise mais que son intensité se renforce ». Céline Gargoly
(1) Alerte rassemble une trentaine d'associations à vocation sociale, humanitaire, caritative et de défense des droits de l'Homme. Parmi lesquelles : ATD quart monde, la Fédération nationale des associations de réinsertion sociale (FNARS), la Ligue des droits de l'Homme, Médecins du monde, le Secours catholique, le Secours populaire français...
(2) Le 23 mai, à Paris, lors d'une journée de dialogue entre parlementaires, administrations, partenaires sociaux et associations, intitulée « Après la loi d'orientation de lutte contre les exclusions, pour un pacte de toute la société ».
(3) Voir ASH n° 2109 du 5-03-99.
(4) Voir ASH n° 2153 du 11-02-00.
(5) Voir ASH n° 2155 du 25-02-00.
(6) Voir ASH n° 2172 du 23-06-00.