« Si les couples aspirent à plus d'autonomie en choisissant les formes de leur union qui peuvent varier au cours de leur histoire, l'indissolubilité du lien de filiation doit de plus en plus être consacré. » La ministre de la Justice résume ainsi l'idée qui se dégage de la réflexion qu'elle a lancée voici deux ans dans l'intention de réformer le droit de la famille. Après avoir commandé des rapports à la sociologue Irène Théry (1) et à la commission Dekeuwer-Défossez (2), elle a consulté, pendant le premier trimestre 2000, les juridictions, administrations, associations et syndicats concernés, puis organisé, le 4 mai, un colloque (3). La conférence de la famille du 15 juin a, enfin, été une nouvelle occasion de préciser ses grandes orientations (4).
L'ampleur de la concertation a repoussé le calendrier de cette réforme. Prévu à l'origine pour le début de cette année, le premier volet ne sera pas soumis au Parlement avant le premier trimestre 2001. Mais la volonté d'agir avec une extrême prudence, alimentée par le contexte électoral et les mauvais souvenirs - débat animé sur le PACS, échec de la réforme de la justice -, n'est pas étrangère à ce retard. La garde des Sceaux a pris soin de préciser qu'elle ne moderniserait le droit de la famille, ce dossier brûlant et hautement politique, que sur les points consensuels.
Le premier d'entre eux rassemble sociologues, associations, psychanalystes et juristes, autour du diagnostic établi par Irène Théry : dans les années 70, « la famille est entrée dans un nouvel âge » pour devenir « incertaine ». Le désir d'épanouissement individuel et l'aspiration à une égalité hommes-femmes sont à la source de ce « basculement ». Le mariage n'est plus l'acte fondateur. Il n'est aujourd'hui qu'une étape parmi d'autres dans la vie d'un couple, qui peut passer du concubinage, à l'union devant le maire, au divorce, puis à la famille « recomposée ». Mais la famille n'est pas morte pour autant puisqu'elle reste « le lieu d'inscription dans la filiation et la différenciation des sexes », rappelle Hubert Brin, président de l'Union nationale des associations familiales (UNAF) (5). C'est en cela, sans doute, qu'elle reste une valeur centrale pour les Français et en particulier pour les jeunes, d'après les sondages. Elle n'en est pas moins heureuse, avance Irène Théry, puisque l'autoritarisme patriarcal a laissé place à une négociation plus égalitaire entre hommes et femmes, parents et enfants. De plus, il ne faut pas sous-estimer la force des solidarités intergénérationnelles qui « compensent en partie la faiblesse du lien d'alliance », affirme l'ethnologue Martine Segalen. « Les grands-parents gardent beaucoup leurs petits-enfants, permettant ainsi à leur enfants de se maintenir dans l'emploi. » Il n'empêche, ce lien tend également à se fragiliser, reconnaît-elle, du fait que les grands-parents divorcent eux aussi. Par conséquent, cette « sécurité d'identité » qu'ils procurent à leurs descendants risque de s'étioler.
C'est une évidence, le lien de filiation est malmené par les recompositions familiales. Pour preuve, 50 % des pères ne voient plus leurs enfants cinq ans après le divorce et les contestations en paternité ne cessent d'augmenter. Sans oublier qu' « avec la procréation assistée, les mères porteuses, et bientôt le clonage, nous vivons une désexualisation de l'origine, une mise en expérience du lien de filiation », déplore la psychanalyste, Monette Vacquin.
Face à tous ces bouleversements de la famille, comment dépoussiérer les lois ? En ce qui concerne le couple, tout le monde est d'accord pour garantir une meilleure place au conjoint survivant dans l'ordre des personnes bénéficiant de la succession. Lionel Jospin a d'ailleurs annoncé lors de la conférence de la famille qu'un travail interministériel allait s'engager pour procéder aux aménagements du code civil que cette mesure implique.
Par contre, les débats restent très animés à propos du divorce. Le premier est soulevé par la proposition d'Irène Théry, d'instaurer un « divorce sans juge ». « N'a-t-on pas intérêt à susciter des processus qui incitent les couples à se parler et à essayer de régler leurs conflits autrement que devant un juge ? », déclarait Elisabeth Guigou devant les sénateurs en 1998, se rangeant ainsi parmi les rares partisans de cette idée. Dans les faits, le rejet est massif : les associations rappellent qu'il faut protéger le plus faible des membres du couple qui, en l'absence d'un tiers, ne serait plus à l'abri des pressions de son conjoint. « On souffre toujours lors d'une séparation. Et si la conflictualité était effacée par la loi, elle serait de toute façon fabriquée par les couples », estime Monique Vacquin. Et la sociologue, Danièle Hervieu-Léger, d'ajouter que « simplifier une procédure ne réduit pas la souffrance. Au contraire, nous souffrons aujourd'hui d'un manque de rituels ». Ces arguments, ajoutés à ceux du rapport Dekeuwer-Défossez, ont donc eu gain de cause auprès de la garde des Sceaux. Le divorce non judiciaire est enterré.
Par ailleurs, faut-il supprimer le divorce pour faute, cette procédure qui oblige les conjoints à prouver leurs griefs ? Devant l'absence de consensus, Elisabeth Guigou propose plutôt de « réduire sa place », en encourageant notamment la médiation. Ce moyen, reconnu efficace pour apaiser les conflits, est « sous-employé aujourd'hui pour des raisons budgétaires », regrette l'UNAF. Par ailleurs, la commission Dekeuwer-Défossez avait proposé, en cas de divorces conflictuels, que les protagonistes ne soient plus obligés de formuler les motifs de leur séparation d'entrée de jeu. Une autre façon de dédramatiser les divorces, que devrait reprendre la garde des Sceaux. Elle devrait aussi simplifier les processus de divorces sur requête conjointe (suppression de la deuxième comparution).
Comment renforcer le lien de filiation ? Sur le terrain, les propositions abondent et se rejoignent autour de deux objectifs : soutenir la relation père-enfant et encourager l'exercice conjoint de l'autorité parentale.
L'UNAF propose ainsi d'inscrire dans la loi la nécessité de maintenir le lien paternel, de solenniser l'acte de reconnaissance devant l'officier d'état civil, voire de renforcer la reconnaissance prénatale de l'enfant. Elle est d'accord également pour restreindre les possibilités de contestation en paternité, comme l'a suggéré la commission Deukeuwer-Défossez. Mais l'association est plus réticente à l'égard du « statut du tiers », une autre proposition de la commission, en raison des éventuels conflits d'autorité qu'il pourrait susciter. Celui-ci permettrait aux parents de déléguer aux membres de la famille proche, ou au beau-parent, des actes simples de la vie quotidienne- chercher l'enfant à l'école, par exemple.
Etre père ou mère implique un engagement pour toute la vie, ainsi que le devoir de respecter la fonction de l'autre parent, même après une séparation : nombreuses sont les associations, les psychanalystes et les avocats à demander le rappel solennel de ces principes dans la loi. Celle-ci reconnaît pourtant déjà la coparentalité, mais elle n'est pas appliquée, déplorent-ils. L'Education nationale se voit par exemple reprocher de ne pas respecter son obligation d'informer les deux parents de la scolarité de l'enfant. Quant aux magistrats, ils défendent vigoureusement la « résidence principale » de l'enfant de parents divorcés, alors que les associations réclament son remplacement par la « résidence alternée ». Enfin, exercer conjointement l'autorité parentale est plus difficile pour les familles modestes ou fragilisées par le travail précaire, rappelle l'UNAF. Aussi juge-t-elle souhaitable d'accompagner la réforme du droit de la famille d'une politique sociale et fiscale. Une demande entendue par Ségolène Royal, qui a annoncé lors de la conférence de la famille, qu'elle mettrait en place un groupe de travail chargé de réfléchir à tous les moyens (fiscalité, prestations familiales, sécurité sociale...) d'encourager la coparentalité dans toutes les familles.
Elisabeth Guigou pourrait également retenir les propositions des associations et de la commission Dekeuwer-Défossez concernant la filiation. Une chose est sûre, elle devrait faire disparaître les discriminations, notamment en matière de succession, à l'encontre des enfants nés d'un adultère. Mais « il est dommage que nous ayons attendu la condamnation de la Cour européenne des droits de l'Homme pour inscrire l'égalité des enfants adultérins (6), déplore Paul Bouchet, conseiller d'Etat, alors qu'elle a été demandée par le conseil d'Etat en mai 1990 ».
Mais là où les débats sont les plus virulents, c'est à propos de l'accouchement sous X. Sujet sensible et complexe, débattu depuis de nombreuses années. Comment concilier le droit de l'enfant à connaître ses origines avec le droit à l'anonymat de la mère ? Si les positions sont tranchées, il semble pourtant qu'un consensus se dégage sur certains points. Il paraît notamment admis aujourd'hui, même par les associations de parents adoptants, que l'enfant, sous peine « d'amputation », comme le dit la psychanalyste Caroline Eliacheff, ait le droit de savoir qui sont ses géniteurs. Mais il ne s'agit pas de donner la suprématie à la vérité biologique, ajoute-t-elle aussitôt. Car cette filiation génétique n'est pas supérieure aux deux autres origines, qu'elle nomme « domestique » (établie par le fait que les parents élèvent l'enfant) et « généalogique » (reconnue par la loi). Le problème, c'est que le droit français, à force de se méfier de la toute-puissance de la vérité biologique, en est venu à l'occulter. Le fait qu'il oppose une fin de non-recevoir- et il est le seul à le faire en Europe - à une action de l'enfant en recherche d'identité de sa mère est fortement contesté (7). Nombreux sont les acteurs de terrain à réclamer « moins de secret », à dénoncer, comme Caroline Eliacheff, le « traficotage des actes civil ». « L'Etat ne peut s'arroger le droit d'effacer une histoire » assène la psychanalyste. Mais faut-il pour autant supprimer l'accouchement sous X, comme le préconisait le rapport Théry ?Les 600 femmes qui demandent cette possibilité chaque année en France, souvent dans des conditions dramatiques, n'ont-elles pas droit à l'anonymat ?
Protéger ces mères sans que cela prive l'enfant de filiation et du droit à connaître ses origines, rapprocherait sans doute les positions. En proposant, il y a dix ans, de créer un « conseil des origines familiales » indépendant, le conseil d'Etat allait dans cette direction. Chargé de recueillir les informations sur la mère et de les protéger, le conseil pourrait mettre en contact cette dernière avec son enfant à condition que les deux parties donnent leur accord et qu'elles reçoivent un soutien psychologique. Les consultations vont se poursuivre sur cette question, de même que sur la réversibilité du choix de la mère. En attendant, Elisabeth Guigou, opposée à la suppression de l'accouchement sous X, devrait autoriser la recherche en maternité naturelle pour les enfants. Prudence oblige.
Paule Dandoy
(1) Couple, filiation et parenté aujourd'hui, rendu en 1998 - Voir ASH n° 2072 du 22-05-98.
(2) Rénover le droit de la famille : propositions pour un droit adapté aux réalités et aux aspirations de notre temps, rendu en 1999 - Voir ASH n° 2133 du 17-09-99 et ; n° 2134 du 24-09-99.
(3) Colloque à l'initiative du ministère de la Justice, sur le thème : « Quel droit, pour quelles familles ».
(4) Voir ASH n° 2171 du 16-06-00 et ce numéro
(5) UNAF : 28, place Saint-Georges - 75009 Paris - Tél. 01 49 95 36 00.
(6) Condamnation du 1er février 2000 - Voir ASH n° 2153 du 11-02-00.
(7) Voir ASH n° 2080 du 17-07-98.