Qui ne connaît pas l'histoire d'Helen Keller, cette Américaine née en 1880 et devenue sourde et aveugle à 18 mois, à la suite d'une maladie ?Célèbre à son époque pour avoir développé, malgré son double handicap, des capacités d'expression et de pensée étonnantes, elle a, depuis, inspiré de nombreux livres et films. Frappante pour ses contemporains - qui assimilaient encore très fréquemment les sourds-aveugles à des « débiles » inéducables - cette histoire reste « fascinante » pour nos imaginaires. La surdi-cécité est en effet rare et difficile à concevoir. Il est presque impossible de savoir, en l'absence de statistiques fiables, combien de personnes sont concernées. Elles seraient entre 3 000 et 6 000 en France, soit entre 5 et 12 personnes sur 100 000. Cette rareté, qui est celle de la plupart des multi-handicaps, s'accompagne en outre d'une grande hétérogénéité des manifestations et de l'étiologie (1). Les problématiques varient selon que la personne est totalement aveugle ou qu'elle conserve un reste de vision. De même, on distingue les sourds-aveugles de naissance (15 %) et ceux qui le sont devenus.
« C'est seulement en 1895 que l'établissement pour filles sourdes de Larnay [Vienne] accueille Marie Heurtin, enfant née sourde-aveugle, qui sera la première en France à bénéficier d'un programme d'éducation », rappelle Jacques Souriau, directeur, entre 1973 et 1998, du centre d'éducation spécialisée pour sourds-aveugles géré par l'Association de patronage des établissements pour sourds et sourds- aveugles (APSA) (2), à Poitiers (une des trois institutions spécialisées en France), fondé en 1970. « Malgré la création d'établissements, on s'est rendu compte, encore récemment, que nombre de sourds-aveugles étaient non diagnostiqués, à domicile par défaut, ou en établissement non spécialisés sans prise en charge spécifique », poursuit-il. Or, la surdi-cécité nécessite une grande mobilisation de techniques et de compétences pour diagnostiquer et prendre en compte la spécificité des troubles et les difficultés de communication. Exigence qui, ajoutée à la rareté du handicap, rend peu viable le développement de structures spécialisées sur l'ensemble du territoire.
C'est à partir d'un constat similaire qu'un groupe de travail de la direction de l'action sociale préconisait, en 1996, la création d'un centre de ressources national spécialisé dans ce multi-handicap (voir encadré au verso). Rien de très étonnant à ce que la gestion du Centre de ressources expérimental pour enfants et adultes sourds-aveugles et sourds-malvoyants (Cresam) (3), qui a vu le jour en septembre 1998, soit confiée à l'APSA, déjà en charge de cinq établissements spécialisés héritiers des nombreuses institutions pour sourds que les sœurs de la Sagesse avaient fondées autour de Poitiers. Ses missions d'aide au diagnostic, de conseils, d'information des familles et des personnes directement concernées, de soutien et de formation des professionnels, « en font un lieu de conseil technique mais aussi d'ingénierie sociale spécialisée », estime Jacques Souriau, devenu directeur de la structure.
L'équipe pluridisciplinaire (environ dix équivalents temps plein) compte bien sûr des médecins salariés ou vacataires - psychiatre, ophtalmologiste, généticien, neurologue - mais aussi des éducateurs et enseignants spécialisés, une animatrice, un instructeur en locomotion et une assistante sociale. La plupart, à temps partiel, continuent, par ailleurs, à exercer en établissement spécialisé. Trois « secteurs » traitent séparément des enfants ; des adultes autonomes pour lesquels des problèmes de solitude existent et avec lesquels il faut s'occuper de réorientation et d'adaptation de l'environnement ; et des adultes non autonomes, vivant chez leurs parents ou en institution, au niveau de communication moindre. « Notre travail se fait toujours avec l'environnement, en particulier familial et scolaire. Pour les enfants, il y a beaucoup de dispositifs déjà en place - classes d'intégration scolaire, centres d'action médico-sociale précoce, services d'éducation spécialisée et de soins à domicile - et la difficulté consiste à faire notre place. Notre intervention est rarement directe auprès de l'enfant, mais consiste davantage à aider et conseiller l'équipe scolaire et/ou éducative sur les moyens de communication, l'adaptation de l'éclairage, les orientations possibles. Notre rôle est aussi de tenter de mettre de la cohérence dans l'action des multiples spécialistes. Pour les adultes, on pourrait presque dire que notre souci est inverse : ici, ce sont davantage les lacunes immenses de suivi, de prise en charge qui rendent nécessaire notre intervention. Il va s'agir de rechercher et de mobiliser des interlocuteurs et des relais locaux, de débloquer des situations financières ou administratives », explique Jacques Souriau.
Les membres de l'équipe se déplacent dans toute la France auprès des familles et des institutions, mais peuvent aussi accueillir les personnes dans les locaux du centre pour une ou deux journées d'observation (4). « Nous avons ainsi reçu récemment une petite fille, avec ses parents et son kinésithérapeute. Après un bilan orthoptique et orthophonique, on a fait le point sur la situation financière. Notre ostéopathe a également travaillé avec le kiné pour lui montrer comment détendre cette enfant repliée sur elle-même. En fin de journée, un bilan et des propositions ont été discutés avec la famille », explique Brigitte Zasso, assistante sociale. Chaque professionnel intervient dans sa spécialité - les médecins affinent le diagnostic, l'assistante sociale aide, entre autres, au montage de financements pour l'achat de matériel, une personne est tout particulièrement chargée des aides techniques, l'animatrice s'occupe de l'accès aux loisirs, etc. Mais « nous sommes tous des polyvalents », précise Brigitte Zasso. En effet, la méconnaissance du handicap et des difficultés de communications qu'il implique oblige chacun à se poser en médiateur, à expliquer ce qu'est et ce qu'implique la surdi-cécité, mais aussi à savoir, loin de Poitiers, construire un réseau autour de la personne.
Parallèlement à ce travail direct auprès des personnes, le Cresam organise également des actions collectives d'information, d'échanges et de recherche. « Un aspect essentiel de nos activités quand on sait que la préoccupation majeure reste la lutte contre l'isolement et la recherche de communications », rappelle Jacques Souriau, convaincu que le Cresam « doit jouer un rôle de soutien à une vie sociale fondée sur les échanges que les personnes peuvent développer elles-mêmes et faire en sorte que chacun ait une histoire ». Des stages, des journées à thème notamment sur les différents syndromes pouvant causer la surdi-cécité, des actions de prévention et d'infor- mation, mais aussi des rencontres plus informelles tiennent ainsi une place importante. Le centre est également très actif dans l'organisation de séjours de vacances adaptés, en partenariat avec des associations de loisirs, non sans d'énormes difficultés à réunir les financements.
Après deux ans de fonctionnement, quel bilan tirer d'une telle action ? « Incontestablement, le centre contribue de manière très importante à diminuer la solitude des personnes. En outre, une véritable dynamique de recherche de solutions est en route », estime son directeur. Parmi ses atouts : le fait d'être un recours permanent (il fonctionne toute l'année, les jours ouvrables) et de pouvoir être sollicité quels que soient l'âge et le mode de prise en charge, au-delà des traditionnels clivages du secteur médico-social. Son mode de financement, par dotation globale, lui autorise une liberté d'action sensible. Notamment celle de participer à des actions de recherches et d'échanges internationaux, dimension centrale dans la progression des connaissances et des pratiques dans le cas des pathologies rares. Inconvénient : l'équipe travaille à moyens constants quelles que soient les sollicitations. « Il y a un moment où nous allons saturer », alerte Jacques Souriau. Il y aura alors des choix à faire en termes d'activités prioritaires ou d'organisation territoriale. Peu favorable, a priori, à une décentralisation qui prendrait la forme de centres de ressources régionaux, le directeur du Cresam plaide pour un système de correspondants locaux - « pourquoi pas financés par les départements via des associations de type aide à domicile ? » et pour le développement « pressants » de relais locaux. « Ils existent dans de nombreux pays sous les noms de guides-communicateurs, de personnes de contacts et sont capables d'entrer en communication avec les publics et de rendre l'environnement accessible », précise Jacques Souriau. « Mais attention, conclut-il, le rôle d'un centre national, dans le cas d'un handicap rare, reste essentiel pour la préservation d'une culture sourde-aveugle, de pratiques, de techniques et de compétences, qui se sont pour partie perdues dans les pays qui ont beaucoup décentralisé. »
Valérie Larmignat
Instaurés par une note de la direction de l'action sociale du 5 mars 1998 (5) , et officiellement autorisés par arrêté ministériel en juin de la même année, trois centres de ressources expérimentaux sont consacrés aux handicaps rares en France. A vocation nationale, ils viennent pallier les lacunes et les impossibilités de prises en charge adaptées sur l'ensemble du territoire, dues au faible nombre de personnes concernées. Outre le Cresam, près de Poitiers, qui s'adresse aux enfants et adultes sourds-aveugles, le Centre Robert-Laplane, à Paris (6) , soutient et conseille les enfants et adolescents sourds multi-handicapés et disphasiques multi-handicapés. Le centre « La Pépinière », à Loos, près de Lille (7) , concerne les enfants et adultes déficients visuels multi-handicapés. Financés par des dotations globales de l'assurance maladie, ces centres dépassent le strict cadre thérapeutique pour exercer une mission médico-sociale. Leur « cahier des charges », véritable guide de travail pour les cinq années expérimentales, en témoigne. Ils doivent évaluer la pertinence de nouvelles méthodes de prophylaxie, de dépistage ou de traitement, porter ou affiner, à la demande des familles, le diagnostic de certaines configurations rares de handicap et établir des protocoles de prévention des régressions. Ils ont également un rôle d'information et de conseil auprès des familles isolées, des personnes adultes vivant à domicile, mais aussi auprès des commissions départementales de l'éducation spécialisée et des commissions techniques d'orientation et de reclassement professionnel. Et ils doivent élaborer une banque de données spécialisée. Autres missions : aider et former les équipes de professionnels à adapter leurs projets et étudier les conditions techniques d'un maintien à domicile, quand celui-ci répond au souhait de l'entourage.
(1) Les causes de la surdi-cécité sont multiples : prématurité, rubéole, méningite, trisomie 13, hypodrocéphalie, microcéphalie, différents syndromes rares (CHARGE, Usher, Wardenburg...), sida, herpès, toxoplasmose, encéphalite, traumatisme crânien, mais aussi et le plus fréquemment (50 %) : vieillissement.
(2) APSA du centre-ouest de la France : 116, avenue de la Libération - 86000 Poitiers - Tél. 05 49 62 67 89.
(3) Cresam : La Rivardière - 52, rue de Longerolle - 86440 Migne-Auxances - Tél. 05 49 43 80 50 - Fax 05 49 43 80 51 - E-mail :
(4) Entre septembre 1998 et septembre 1999, le Cresam a été en contact avec 250 personnes (personnes suivies, familles ou professionnels) : 86 sont venues au centre (dont 22 professionnels), 56 ont été rencontrées à domicile et 107 en établissement. Le Cresam recense par ailleurs, en toute prudence, environ 500 contacts indirects (téléphone, fax, e-mail, courriers). Les personnes suivies viennent de toutes les régions de France, sauf de Corse, mais particulièrement de Poitou-Charentes (21,6 %), de la région parisienne (14,8 %), de PACA (10 %), Rhône-Alpes (10 %), puis des Pays de la Loire, de la Bretagne et du Centre.
(5) Voir ASH n° 2063 du 20-03-98.
(6) 33, rue Daviel - 75013 Paris - Tél. 01 45 89 13 16 - Fax 01 45 89 33 23.
(7) Rue Paul-Doumer - 59120 Loos-les-Lille -