« Ces vignes qui nous ont fait vivre sont en train de nous faire crever. » Viticultrice et productrice de vin blanc destiné au cognac, Geneviève Debernard garde sa bonne humeur malgré un constat amer. Dans cette région de Charente toute couverte de vignes, les viticulteurs sont conduits à la faillite les uns après les autres. En dix ans, le nombre d'exploitations a été réduit de moitié et un tiers d'entre elles connaissent de graves difficultés financières. Pourtant, depuis presque deux ans, l'association Solidarité et avenir des viticulteurs charentais (1) épaule et accompagne ceux qui n'arrivent plus à faire face aux dettes et qui risquent de baisser les bras. Créée et animée par une vingtaine de viticulteurs bénévoles, celle-ci est impulsée par un assistant social de la mutualité sociale agricole (MSA), Dino Ferrarato.
Il aura fallu plus de trois ans pour arriver à créer ce réseau de solidarité de viticulteurs qui font face ensemble aux difficultés administratives, financières, mais aussi psychologiques, qu'engendrent leurs situations. Il aura fallu trois ans pour passer du constat à une action concrète qui pousse aujourd'hui les bénéficiaires à prendre en main leur présent et à envisager l'avenir.
A l'origine, dans le cadre de l'action sociale de la MSA, deux travailleurs sociaux, Dino Ferrarato et Brigitte Dudrut, avaient mis en place un accompagnement des viticulteurs en difficulté. Basés à l'antenne MSA de Segonzac (2), un petit bourg situé à 15 km de Cognac, ils sont en prise directe avec les réalités de terrain. « Lors des rencontres individuelles avec les viticulteurs, nous avions noté que nombre d'entre eux étaient confrontés aux mêmes problèmes, observe Dino Ferrarato. Ils rencontraient des difficultés financières dues à une réduction des contrats, une absence de lisibilité du contexte économique et un isolement inquiétant ». Des situations qui en arrivent parfois à plonger les agriculteurs dans la dépression et les conduisent, à l'extrême, jusqu'à la violence, voire au suicide. Cette similitude des écueils rencontrés a fait naître l'idée d'un travail collectif auprès de ce public. « Le problème est le suivant : individuellement, ces personnes restent dans le registre de la culpabilité, poursuit Dino Ferrarato. En traitant leurs difficultés en groupe, il leur devenait possible de poser des questions et de remettre en cause, non pas seulement leur propre gestion, mais aussi les choix économiques qui les mènent au bord du gouffre. »
Différents obstacles se présentaient alors. D'une part, l'état d'esprit même des viticulteurs, habituellement concurrents, ne les prédisposait pas à se réunir. De l'autre, dans un domaine de production qui a toujours joui d'un grand prestige, l'apparition de difficultés économiques paraissait complètement inattendue. Elle a provoqué un profond sentiment de déshonneur chez de nombreux viticulteurs qui se sont senti responsables de leur « déroute ». « Quand on rencontre des problèmes financiers, on se sent très seul et honteux, explique Geneviève Debernard. J'ai réalisé que bien d'autres viticulteurs connaissaient les mêmes difficultés. Mon cas n'était donc pas exceptionnel. » Effectivement, ces faillites successives ne sont pas seulement dues à des erreurs de gestion individuelles. Il s'agissait donc d'amener les viticulteurs à déculpabiliser et à leur permettre d'envisager ensemble des solutions à leurs difficultés.
Dans l'optique d'un travail collectif, l'antenne MSA de Segonzac a conduit les exploitants à contacter, début 1998, une association d'agriculteurs du nord du département, « Solidarité paysans ». Son fonctionnement est simple : les agriculteurs s'épaulent mutuellement grâce à leurs expériences respectives et avec l'aide d'actions de formation organisées par l'Association de formation et information paysans ruraux (Afipar). L'idée paraît intéressante, dans la mesure où ce sont les exploitants agricoles eux-mêmes qui deviennent acteurs de la solidarité locale. Dino Ferrarato invite alors les viticulteurs rencontrés individuellement, à participer à une réunion en présence d'un membre de Solidarité paysans. Une fois informés du travail de cette association, certains en perçoivent l'intérêt et décident d'en créer une, similaire, dans le Cognaçais. L'association Solidarité et avenir des viticulteurs charentais voit le jour fin août 1998. Son objectif : « Le soutien des viticulteurs en difficulté et la recherche d'une nouvelle dynamique pour prendre en main la gestion de la production viticole. »
Afin d'aider ces nouveaux acteurs à concevoir leur action, l'Afipar organise de nouveaux stages pour répondre aux besoins des viticulteurs en détresse. « Dans la région de Cognac, ils ont affaire à une crise structurelle qui rend les redressements délicats, explique Chantal Gaudichau, formatrice. A raison d'un jour par mois, durant l'hiver, nous les réunissons pour faire le point sur leur situation et leur proposons des outils de gestion et des stratégies afin de leur permettre de mieux gérer les relations avec les créanciers et la justice. Ils apprennent à monter un budget prévisionnel de trésorerie qui leur permette d'obtenir une meilleure visibilité sur la viabilité ou non de leur exploitation et des éléments de négociation avec les créanciers. » Les membres de l'association se forment puis conçoivent un mode d'intervention en binôme auprès de leurs pairs qui les sollicitent pour les aider à remonter la pente. Ils s'improvisent accompagnateurs avant de suivre une formation spécifique afin d'acquérir les outils de l'accompagnement et de garder la bonne distance. Ainsi naît un véritable réseau de solidarité qui s'organise et s'enrichit au fil du temps.
Dans cette action, la MSA a donné l'impulsion et accompagné la création de l'association. Mais elle ne s'est jamais substituée aux viticulteurs, assurent les différents partenaires. Les exploitants agricoles sont les maîtres d'œuvre de leur propre solidarité mais peuvent trouver des conseils auprès des travailleurs sociaux . « Nous menons avec la MSA un réel travail de partenariat, confirme Jean Glémet, vice-président de l'association. Elle nous apporte une méthodologie d'action qui nous permet de nous montrer efficaces pour élaborer une stratégie d'intervention auprès de ceux qui en ont besoin. » Le fait d'être soutenus par des personnes qui connaissent bien leurs problèmes, pour exercer le même métier, est important pour ceux qui sollicitent Solidarité et avenir. Ils parlent le même langage et sont capables de repérer les failles et les erreurs indétectables pour un non-spécialiste. « Grâce aux accompagnateurs, je comprends mieux quelles sont les traites à payer en priorité et quels sont les organismes que je peux faire patienter un peu, explique Brigitte Héraud, viticultrice en Grande Champagne. Après la formation, je suis passée d'une gestion financière à une comptabilité de gestion ». Aujourd'hui, une formation est organisée chaque année et l'association commence à se faire connaître. Chaque mois, les membres se réunissent en présence des travailleurs sociaux de la MSA pour faire le point sur les suivis des personnes, exposer les problèmes rencontrés et réfléchir à des solutions.
Soutenus par leur direction, installée à Angoulême, les travailleurs sociaux de Segonzac s'efforcent aujourd'hui de favoriser l'autonomie de cette action. « Il s'agissait pour nous d'accompagner l'émergence d'un réseau solidaire, souligne Brigitte Dudrut, conseillère en économie sociale familiale. C'est un travail de va-et-vient permanent entre la théorie et la pratique. Nous leur apportons une méthode, mais ce sont eux qui détiennent les solutions. Ils deviennent acteurs du changement en ayant la capacité de faire des choix. » La relation de confiance n'aura pourtant pas été facile à établir. Perçue comme faisant partie des créanciers, puisqu'elle recouvre les cotisations sociales, la MSA n'était pas spontanément sympathique aux viticulteurs. Mais le travail social a su faire tomber les barrières de la méfiance. « La MSA avec ses différents services joue non seulement un rôle de contrôle, mais aussi de collaboration sociale, analyse Aline Fressier, responsable du service social de la MSA d'Angoulême . Pour nous, action individuelle et action collective sont intimement liées. Dans ce contexte, il existait un réel besoin de lien social et nous avons joué un rôle de médiateur. Mais aujourd'hui, les viticulteurs sont les principaux acteurs de cette action. Nous travaillons à ce qu'ils deviennent les interlocuteurs directs des institutions de la région. » Impulser l'envie de solidarité, mobiliser les acteurs de terrain, apporter les outils de gestion et de soutien, tout en gardant la bonne distance, telle est la philosophie même d'une action qui vise à rendre indépendants ceux qu'elle a accompagnés vers la prise en main de leur avenir.
Il n'en reste pas moins que l'association fonctionne aujourd'hui sur le principe du bénévolat et reste encore fragile. Une dizaine de viticulteurs accompagnent leurs pairs au bord de la faillite. Mais ils le font sur leur propre temps de travail alors que leurs situations économiques sont également difficiles. Quant à la portée de l'action, s'il est encore trop tôt pour tirer des bilans, il ne faudra certes pas en attendre des miracles. Tous les exploitants accompagnés n'arriveront peut-être pas à sauver leur affaire, mais l'association leur aura permis de « limiter la casse » et de ne pas plonger. De nouveaux adhérents et une bonne reconnaissance locale sont les éléments qui restent à trouver pour que « Solidarité et avenir » transforme l'essai.
Florence Pinaud
Cette action a été sélectionnée dans le cadre du Forum des défis de l'innovation sociale 2 000, organisé par la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale et l'Association nationale des assistants de service social (ANAS) (3) . « Elle est innovante parce qu'elle a pu impulser un travail collectif dans une région où règne l'individualisme, défend Claire Bernard, assistante sociale, chargée de cours à l'IUT carrières sociales de Paris-V et membre de l'ANAS. Ce projet a su faire participer la population à laquelle il s'adresse. » De plus, la pertinence de l'analyse des besoins locaux a prouvé qu'il était possible de monter des actions dans des secteurs particuliers et mal connus. « Les travailleurs sociaux ont bien réfléchi aux réalités locales, ont bien compris les enjeux et attentes des viticulteurs et ont ainsi pu engager une dynamique en y associant ceux qui en avaient besoin afin qu'ils améliorent leurs conditions de travail. » Enfin, « ils ont montré qu'ils pouvaient intervenir sur le secteur économique en prenant en compte les besoins de survie de ces viticulteurs, analyse Claire Bernard. Leur intervention a impulsé la recherche d'alternatives économiques pour les viticulteurs et la restauration d'un lien social. »
(1) Association Solidarité et avenir des viticulteurs charentais : Le Bourg - 16130 Lignières-Sonneville - Tél. 05 45 80 50 20.
(2) Service social MSA - Antenne Segonzac : 39, rue G.-Briand - BP 38 - 16130 Segonzac - Tél. 05 45 83 30 98.
(3) Voir ASH n° 2161 du 7-04-00.