Structure valenciennoise d'hébergement et d'insertion, membre de la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (FNARS), La Pose mène, depuis plusieurs années, des recherches-actions sur l'éducation familiale, en collaboration avec différents partenaires (municipalité, caisse d'allocations familiales, direction départementale des affaires sanitaires et sociales, services et associations travaillant avec les familles). De par la vocation initiale du centre, qui était l'accueil des femmes avec enfants de plus de 3 ans (1), les premiers travaux engagés par le comité de réflexion dont La Pose s'est entourée ont porté sur les mères isolées. « Il était bien sûr inévitable que surgisse la question du père, ne serait-ce qu'à travers l'analyse du discours que les femmes tiennent à son égard, et des échanges qu'elles ont, ou pas, avec leurs enfants à son propos », précise Francine Deloge, directrice de l'association.
« Au sein du réseau FNARS, commente Aline Osman, chargée de mission à la fédération, nous accueillons environ 25 000 enfants qui arrivent le plus souvent dans nos structures avec leur mère, à la suite d'une rupture. Aussi, la réflexion sur la prise en compte de la paternité, non seulement dans les centres où vivent des mères, mais aussi dans ceux qui hébergent des hommes seuls, nous semble essentielle. »
Chargée de réaliser cette étude sur La place du père dans la société, aujourd'hui, Edith Godin, conseillère conjugale et ethnologue, est allée au-devant des intéressés - et de quelques mères -, vivant dans des foyers ou centres d'accueil de la région Nord- Pas-de-Calais (2). Elle s'est aussi entretenue avec les équipes de ces structures qui font état de la souffrance des pères empêchés d'exercer leur parentalité.
Les situations matérielle, affective et sociale, des hommes amenés à demander un hébergement en centre d'accueil - parmi lesquels un nombre croissant de jeunes gens - sont exceptionnelles et dramatiques, soulignent les travailleurs sociaux interrogés. Aussi, convient-il en premier lieu de permettre aux « accidentés de la vie » qui sont accueillis, de recouvrer une identité sociale, de trouver un toit et des repas, un espace de sécurité et si possible d'intimité, de disposer de formations et de pouvoir récupérer sur le plan physique et moral.
A leur arrivée, précisent les éducateurs, les pères sont parfois si inquiets ou si honteux qu'ils évoquent rarement d'emblée leur paternité : « Beaucoup ne parlent pas, ou du moins pas tout de suite, de leur histoire. Parfois, on découvre seulement quelques mois plus tard qu'ils ont des enfants. Avec certains d'entre eux ensuite, tout le séjour est envisagé comme le moyen de retrouver une autre situation pour revoir les enfants, et se reconstituer une image présentable. »
Il y a une telle dévalorisation de soi, entraînant toujours plus de peur et d'appréhension, ajoute le directeur d'un centre d'hébergement et de réinsertion sociale, qu'il faut « tout faire, avec ces hommes, pour qu'ils deviennent ou redeviennent regardables à leurs yeux. Certains d'ailleurs, quand ils arrivent, sont en état de puanteur et de défiguration : si pendan t les quatre à six mois qu'ils passent au centre, ils retrouvent une image corporelle, alors ils pourront envisager de vivre dans un corps social. »
Partageant les mêmes problèmes de santé que les autres résidents, les pères hébergés éprouvent, en outre, un plus grand mal-être que les célibataires, estiment les professionnels interrogés : « Quand la place de père leur est prise, la souffrance et la solitude de ces hommes sont encore plus exacerbées, et leur douleur peut s'accompagner d'un enfermement dans l'alcool ou de toute autre forme de dépendance, ainsi que d'idées suicidaires. » Aussi, aux priorités déjà évoquées, les éducateurs ajoutent-ils, le cas échéant, celles de l'accompagnement des pères dans leurs démarches auprès des juges ou des instances de médiation, et certains centres leur proposent aussi un soutien psychologique.
Parmi les autres initiatives prises par les travailleurs sociaux pour favoriser le maintien ou la reprise des liens familiaux, plusieurs idées novatrices sont avancées, voire déjà passées au stade de la réalisation. Il en est ainsi du projet de mettre un appartement à la disposition des pères qui ont un droit de visite et d'hébergement de leurs enfants, pour qu'ils retrouvent une intimité familiale, ne serait-ce que le temps d'un week-end. L'aspiration, réitérée, des pères à pouvoir bénéficier d'une aide financière qui couvrirait les frais de déplacement et de logement leur permettant d'aller voir leurs enfants quand ils en sont géographiquement éloignés, fait également son chemin. Reprise par la FNARS au titre des « actions au soutien réel du retour du père » qu'elle encourage, cette proposition sera défendue par la fédération lors de la prochaine conférence de la famille, le 15 juin.
« Il y a beaucoup de choses, dans la société, qui sont plutôt favorables aux hommes, mais pas dans le domaine familial, commente l'un des pères rencontrés par Edith Godin. Et les femmes, à force de reproches, peuvent casser l'homme ; elles ne devraient pas le faire à cause des enfants, parce que le plus important est qu'ils gardent une fierté de leur père. » « Au fond, une famille, c'est une complicité ; s'il n'y en a pas, c'est l'enfant qui “compatit”, ajoute un autre interviewé. La société, si elle ne donne pas sa place au père, elle fait un blocage à la complicité et c'est grave parce que, en ce moment, il y a blocage et ça n'avance plus pour l'avenir des enfants. »
Exprimant avec pudeur leurs frustrations et leur douleur, leurs espoirs aussi et l'idéal de père qu'ils portent en eux, « les hommes que j'ai écoutés, analyse Edith Godin, avouent souvent leurs carences, leur violence, leurs imperfections. Et ils savent que les choses sont à reprendre, parfois à leur tout début ». Mais où ont-ils l'occasion de le faire ? De quels espaces de parole disposent-ils pour se dire et se ressentir en tant qu'hommes, fils de pères et pères d'un enfant ? C'est un tel lieu d'échanges et de recomposition identitaire que La Pose a mis en place à la suite de cette étude, en partenariat avec la ville de Valenciennes, la caisse d'allocations familiales (CAF) et le Centre régional de la photographie du Nord-Pas-de-Calais.
« Au cours de mon enquête, explique Edith Godin, j'avais en effet constaté à la fois le grand besoin d'écoute des intéressés, reconnaissants que parole leur soit rendue, et leur désir de pouvoir transmettre à leurs enfants quelque chose de beau : un père, ont ainsi dit plusieurs de mes interlocuteurs, est aussi celui qui montre à l'enfant la beauté du monde. » C'est pourquoi deux modes d'expression ont été associés dans l'atelier « être pères aujourd'hui » : la parole, d'abord dans un entre-soi propice à se confier, puis avec l'apport de plusieurs professionnels - une avocate, un juge des enfants, une élue municipale, notamment - et l'image, avec la collaboration du photographe Thomas Nicq.
Copiloté par Edith Godin, pour La Pose, et Pierre-Marie Micheaux, responsable territorial d'action sociale de la CAF, cet espace de communication, d'information et de création photographique sur le thème de la fonction paternelle a réuni, entre novembre et mai derniers, huit hommes de 19 à 45 ans, en grandes difficultés sociales et affectives. Pierre-Marie Micheaux reconnaît avoir, au départ, été un peu déçu du manque d'hétérogénéité du groupe constitué : alors que l'atelier était ouvert à tout homme ayant envie de partager cette expérience personnelle et collective qu'est l'exercice de la paternité, seuls deux des inscrits habitaient avec femme et enfants. Les autres étaient en rupture familiale et, pour la moitié d'entre eux, vivaient en CHRS. Tous les participants étaient également demandeurs d'emploi lorsque l'atelier a débuté.
La déception initiale du responsable de la CAF a rapidement disparu devant l'implication des hommes réunis, leur envie évidente de se dire et la qualité mise à s'entr'écouter. De leur souffrance à ne pas voir leurs enfants et du sentiment d'injustice ressenti, les pères ont aussi débattu avec les juristes venus à leur demande. Les participants ont notamment obtenu des explications sur ce qui peut motiver une mesure de placement et découvert qu'un père, aussi, a des droits. Mais encore faut-il qu'il se mobilise pour les faire valoir : s'il est toujours possible de réenvisager une décision de justice quand la situation qui l'a fondée a évolué, c'est aux intéressés de faire la démarche. Réconfortés par le contenu de ces échanges, les membres du groupe l'ont été tout autant par la venue vers eux - à La Maison du citoyen, ce qui n'est pas non plus anodin - de représentants d'institutions prestigieuses, et la présence continue, à leurs côtés, d'un responsable de la CAF, organisme dont l'image est particulièrement forte parmi les plus démunis.
Vécues comme autant de témoignages de reconnaissance de leur dignité, ces rencontres et l'entrée en responsabilité, dont elles ont été l'une des clés, contribuent à rendre compte du cheminement des pères. La marque la plus évidente, peut-être, de l'élan retrouvé s'exprime dans un chiffre : en mars, quatre des huit membres de l'atelier ont trouvé du travail. Mais cette donnée ne résume pas, à elle seule, une évolution qui se traduit, aussi, par un départ en cure de désintoxication, des démarches engagées pour obtenir la garde d'enfants placés, d'autres ayant abouti à l'obtention d'un droit de visite, ou encore une installation en couple.
Le champ que chacun a progressivement réussi à prendre par rapport à sa propre histoire et l'accès au symbolique qu'a permis la création de photographies font également partie des acquis importants du travail réalisé. « Que c'est beau ! C'est nous qui avons fait ça ? » : devant les premiers tirages de leurs œuvres, leurs auteurs n'en revenaient pas. Mais désormais, ils en étaient sûrs : ces photos à travers lesquelles ils avaient cherché à communiquer leur vision de la paternité, ils pourraient les montrer avec fierté. D'entrée de jeu, bien sûr, les membres de l'atelier savaient que leur création ferait l'objet d'une exposition et servirait de support de réflexion sur la parentalité (3). Plusieurs, aujourd'hui, ont franchi un pas supplémentaire : ils se disent prêts à jouer un rôle de relais et à accompagner, ici ou là, des images qui parlent si bien d'eux-mêmes qu'elles peuvent parler à tout le monde.
A l'origine, les concepteurs de l'atelier avaient l'intuition des dégâts que peut occasionner, en termes de disqualification personnelle et sociale, la perte de l'exercice de la paternité. Et ils tablaient, a contrario, sur les bénéfices d'un étayage susceptible de restaurer l'estime de soi des intéressés. Actuellement en cours, une recherche est menée pour évaluer, aussi précisément que possible, l'intérêt du dispositif. On peut, néanmoins, d'ores et déjà, affirmer que les participants ont, au minimum, retrouvé l'envie d'avancer. Leurs difficultés ne se sont évidemment pas volatilisées, mais le regard positif porté sur eux, et l'attention nouvelle dont ils ont été l'objet, leur ont, d'une certaine manière, conféré la légitimité à se sentir et à pouvoir se dire pères. « Cet atelier, c'est ma légion d'honneur », résume l'un des participants. « Tant que je pourrai, ajoute un des ses pairs, je ferai passer des messages pour d'autres papas qui n'ont pas la chance de pouvoir être reconnus dignes d'être papas. » Cette chance sera bientôt offerte à d'autres pères valenciennois : un nouvel atelier, où retrouver foi en sa paternité, débutera à l'automne.
Caroline Helfter
(1) Aujourd'hui, l'association accueille également des femmes seules ainsi que des couples avec ou sans enfants - La Pose : 9, rue Abel-de-Pujol - 59300 Valenciennes - Tél. 03 27 47 22 99.
(2) Publiée par La Pose et disponible à l'association (89 F).
(3) L'exposition « Regards de pères » peut être demandée à La Pose.