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Une double exclusion par la cécité et les préjugés

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Accès restreint à la réadaptation, à l'emploi et à une vie familiale. C'est sur la double discrimination dont elles sont victimes, en tant que femmes non voyantes, que les déficientes visuelles veulent attirer l'attention. Et briser le mur d'indifférence sur leur situation particulière.

« Il y a beaucoup à faire pour la femme aveugle, car pour elle le problème est double : elle est aveugle et elle est femme », soulignait déjà Marthe Henri, en 1954, elle-même non voyante, qui a beaucoup œuvré à l'intégration de ces publics. Un demi-siècle plus tard, constate Christine Mirabel-Sarron, psychiatre, « non seulement les problèmes demeurent, mais ils sont encore aggravés par le contexte social, ses contraintes de communication, sa technologie de plus en plus perfectionnée, son climat d'agressivité et de violence ». C'est ce qui l'a conduite, en 1997, à créer la commission femmes de la Fédération des aveugles et handicapés visuels de France (FAF), qui a dressé un état des lieux plutôt inquiétant de la situation dans un livre blanc (1).

L'image et l'estime de soi

Souvent confinées dans un cocon familial protecteur, les femmes handicapées de la vue ont un accès restreint à la réadaptation. Déjà, en amont, explique Christine Mirabel-Sarron, il conviendrait d'aider les intéressées à faire un travail sur elles-mêmes, pour qu'elles aient envie d'aller de l'avant. « Le handicap mobilise tellement d'énergie psychologique et physique, que s'occuper de soi et reprendre goût à soi-même ne revient que petit à petit », témoigne ce psychiatre. Laquelle a elle-même mis plusieurs années à se sentir, de nouveau, pleinement femme, après être devenue aveugle voici 17 ans.

Dans cette reconquête de leur propre estime, les femmes déficientes visuelles se déclarent peu soutenues par les consultations médico-sociales de la plupart des associations et des centres de réadaptation fonctionnelle, qui ne prennent pas en compte la singularité de leur identité. Seule importe l'acquisition de l'autonomie à l'aide d'un programme identique pour les hommes et les femmes, auquel correspondent des grilles d'évaluation tout aussi asexuées. S'agissant d'apprentissages comme la locomotion, le guidage par un chien, l'écriture et la lecture en braille ou l'utilisation de différents outils informatiques, cette indifférenciation ne pose pas de problème. En revanche, la perception de sa féminité, l'appréhension de son corps, le souci de son apparence et la manière de s'en occuper, sans l'aide d'un support visuel, sont des dimensions essentielles, mais négligées.

La façon de se présenter est bien sûr une norme de communication imposée par les voyants, mais que les aveugles ne peuvent ignorer.  « Prendre soin de soi, c'est faire un premier pas vers l'autre », déclare Paprika Even, maquilleuse professionnelle. Et les femmes déficientes visuelles, désireuses de maîtriser leur image, s'y engagent « avec un sérieux étonnant », souligne-t-elle.

Aux yeux d'autrui, explique Delphine Siegrist dans son livre Oser être femme (voir encadré au verso), le handicap prend souvent le pas sur le reste de l'identité : il gomme la personne et la vide de sa sexualité en l'emprisonnant dans une sorte de « troisième sexe ». A cet égard, hommes et femmes sont logés à la même enseigne, mais ces dernières auraient davantage tendance à intérioriser les messages négatifs qui leur sont renvoyés par la société : « Elles se voient comme un fardeau, non désirables, non aimables, alors que les hommes le font rarement », relève l'auteur. Les adolescentes, aveugles depuis l'enfance, ont donc beaucoup de mal à conquérir leur féminité. Cela est d'autant plus difficile, témoigne l'une d'elles, que « si on nous a appris l'indépendance, ce n'est pas dans l'idée de fonder une famille. Mais plutôt en pensant à notre avenir que nous devrions vivre de façon autonome, sans être une charge pour personne. »

Condamnées à la solitude ?

« Ni mari voyant, ni mari aveugle : dans notre société, il n'y a pas, sauf exception, de mariage pour la femme aveugle. [...] Elle est condamnée à la solitude », écrivait en 1927 Pierre Villey, universitaire qui fut aussi secrétaire général de l'association Valentin-Haüy. Depuis, la situation a, bien sûr, évolué. Pourtant aujourd'hui, la commission des femmes déficientes visuelles estime qu'un homme handicapé de la vue a deux fois plus de chances qu'une femme dans la même situation, de vivre en couple, avec une compagne déficiente visuelle ou non.

Les femmes aveugles ou malvoyantes seraient également deux fois moins nombreuses à trouver un emploi que les hommes, dont l'insertion n'est déjà pas brillante.10 % seulement d'entre elles (pour 20 % des hommes) auraient une activité professionnelle. Les stéréotypes de dépendance, de passivité et d'incompétence, projetés à la fois sur les femmes et sur les personnes handicapées, sont des obstacles très difficiles à surmonter. Cependant, faute de statistiques combinant le sexe avec la déficience, cette double discrimination passe largement inaperçue. C'est pourquoi, dans une convention de 1998 sur la réadaptation professionnelle et l'emploi des personnes handicapées, le Bureau international du travail invite les Etats à fonder leur politique, non seulement sur le principe d'égalité entre les travailleurs handicapés et les travailleurs en général, mais aussi sur l'égalité des chances et de traitement entre les travailleurs et les travailleuses handicapés.

En outre, une fois en poste, ces dernières doivent démontrer qu'on peut se fier à leurs compétences. Les débuts ne sont pas faciles, témoigne Alexandra, kinésithérapeute malvoyante, qui exerce dans un hôpital : « Il m'a fallu prouver que j'étais aussi capable que les autres. Les gens ont du mal à faire confiance à quelqu'un de handicapé. » Quant à Valérie, assistante sociale aveugle, c'est lorsqu'elle a souhaité changer de milieu de travail pour vivre une expérience différente, que les difficultés se sont multipliées. Après deux mutations refusées par son employeur - « il m'a dit qu'il ne me voyait pas ailleurs que là où j'étais » -, c'est aux réticences d'éventuelles futures collègues que se heurte sa troisième tentative. « Ça leur faisait peur de m'accueillir dans leur équipe, de changer un peu leur organisation en laissant, par exemple, des messages sur un Dictaphone au lieu de les écrire. Pourtant elles me disaient : “on vous admire” »,  s'insurge-t-elle (2).

Les femmes qui souhaitent devenir mères doivent aussi faire montre d'une détermination farouche. Outre leurs propres inquiétudes et celles de leurs proches, il leur faut en effet braver également les avis médicaux destinés à les décourager, même s'il est avéré qu'il n'y a aucun risque de transmission génétique du handicap.

Un service pionnier d'accompagnement à la maternité

Une seule structure à Paris a développé, depuis 1987, un programme - unique en France - d'accompagnement à la maternité des femmes déficientes visuelles. C'est sa propre inexpérience, quand une puéricultrice de secteur lui a adressé, en consultation, une maman aveugle et son nourrisson, qui a conduit Edith Thoueille, responsable de la PMI de l'Institut de puériculture de Paris, à mettre en place ce service pionnier (3).

Ouvert aux couples qui s'interrogent sur la possibilité d'avoir un enfant, comme aux mamans et futures mamans déficientes visuelles, un groupe se réunit une fois par mois avec les puéricultrices. On y évoque toutes les questions qui préoccupent les parents, avec le souci, notamment, de proposer des informations et des solutions appropriées pour faire face aux problèmes liés à la cécité : importance du regard et du sourire dirigés vers le nourrisson, d'un aménagement coloré de l'espace et d'un agencement adapté de la salle de bains, choix d'un procédé de stérilisation convenant aux femmes qui ne souhaitent pas allaiter, simplification des gestes médicaux courants, etc.

Par ailleurs, ajoute Martine Vermillard, directrice adjointe de la PMI, dans une dynamique de soutien à la parentalité, un temps de rencontre hebdomadaire parents-bébés est également organisé, avec la participation d'une pédopsychiatre. Comme toutes les femmes, mais de façon probablement plus aiguë, compte tenu de leur plus grande anxiété, les mamans déficientes visuelles ont besoin d'être confortées dans leurs capacités. « C'est fabuleux de voir comme elles évoluent, depuis cette part de doute qu'elles ont au début de leur grossesse jusqu'à leur épanouissement de mamans, commente Edith Thoueille. Cette maternité est un combat qu'elles ont mené et gagné, contre le regard de la société et, parfois même, contre leur famille. »

Caroline Helfter

UNE CULTURE DU HANDICAP ASEXUÉE

Quelles que soient la nature de leur handicap et leur nationalité, « je suis frappée par l'universalité des problèmes des femmes handicapées », souligne Delphine Siegrist, rédactrice en chef adjointe du mensuel Au fil des jours, publié par le Comité national français de liaison pour la réadaptation des handicapés (CNRH). Rendant compte, dans l'ouvrage qu'elle vient de publier (4) , des difficultés particulières rencontrées par ses « sœurs », Delphine Siegrist met en cause le caractère asexué de la culture du handicap. « Pour réaliser ce livre, commente-t-elle, j'ai évidemment contacté de nombreuses associations, mais beaucoup n'ont pas compris mes interrogations : pour elles, hommes et femmes se battent pour la même cause. » Alors que différentes recherches confirment que la combinaison du handicap et du sexe a un impact important, notamment en matière d'insertion professionnelle, les problèmes spécifiques des femmes ne sont pas pris en compte dans les mouvements de handicapés, explique Delphine Siegrist. Les femmes pourtant y participent, mais sans qu'il soit fait cas de leur singularité : « Ainsi ne parle-t-on pas, par exemple, de maternité, et il n'est pas fait référence, non plus, à la violence que subissent les femmes handicapées. Est-ce à dire qu'il n'y en a pas ? Ce n'est pas l'avis des études canadiennes. » Semblable indifférenciation paraît être, aussi, de règle dans les milieux féministes :noyées dans la masse, les femmes handicapées n'arrivent pas à s'y faire entendre. Le silence, pourtant, commence à se fissurer : à la conférence mondiale de Pékin, en 1995, des femmes atteintes de déficiences mentales, auditives, motrices, ou visuelles, se sont jointes aux valides pour signifier leur existence et témoigner de leur double expérience. Et, en France, deux groupes de femmes fonctionnent depuis 1997 :la commission femmes créée au sein de la Fédération des aveugles et handicapés visuels et Réponse Initiative femmes handicapées, qui rassemble celles qui ont une déficience motrice.

Notes

(1)  Réalisé à la demande du secrétariat d'Etat aux droits des femmes et à la formation professionnelle et rendu public lors d'une rencontre organisée à Paris le 18 mars - Voir ASH n° 2159 du 24-03-00 - Commission femmes de la Fédération des aveugles et handicapés visuels de France : 58, avenue Bosquet - 75007 Paris - Tél. 01 44 42 91 91.

(2)  L'intégralité des témoignages d'Alexandra et de Valérie, ainsi que ceux d'autres femmes handicapées (pas uniquement sur le plan visuel), figure dans Oser être femme de Delphine Siegrist.

(3)  Les (futures) mamans et les professionnels, n'habitant pas Paris, peuvent demander conseil au centre de PMI de l'Institut de puériculture : 26, boulevard Brune - 75014 Paris - Tél. 01 40 44 39 03.

(4)  Oser être femme. Handicaps et identité féminine - Ed. Desclée de Brouwer - 98 F - Voir ASH n° 2164 du 28-04-00 .

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