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Les jardins de la réinsertion

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En tablant sur l'émergence de désirs enfouis, grâce à une activité collective de jardinage en ville, une association parisienne vise à créer un « palier » pour favoriser l'insertion des plus en difficulté.

« Nous avons eu une femme d'une quarantaine d'années, avec une fille à charge, qui avait fait plusieurs tentatives de suicide. Elle vivait enfermée chez elle, complètement repliée sur elle-même. Après l'échec d'une orientation vers un centre médico-psychologique, nous lui avons proposé de venir faire du jardinage. Quelques mois plus tard, elle a décidé de monter sa petite entreprise », se souvient Valérie Navarre, assistante sociale au service RMI du centre Chenal Saint-Blaise, installé dans le nord de la capitale (1). Un exemple qui démontre, selon elle, l'intérêt de l'opération « Les jardins du béton Saint-Blaise », menée depuis un an par les équipes des services sociaux du centre.

Deux ans de maturation

Situé au cœur de la ZAC Saint-Blaise - HLM et tours de béton mêlés aux vieux immeubles, avec un des taux de population au mètre carré parmi les plus élevés de France - le centre Chenal Saint-Blaise, établissement de l'association Lafayette accueil, comprend un centre d'hébergement et de réinsertion sociale, un service RMI et un service d'accueil et d'orientation, qui reçoivent environ 350 usagers par an. La situation des 80 familles monoparentales suivies dans le cadre du RMI, auxquelles s'ajoutent celles accompagnées dans le cadre de l'appui social individualisé, a rapidement posé aux travailleurs sociaux la question de l'accès de ces personnes à la réinsertion. Comment, en effet, amener des gens, le plus souvent sans travail depuis longtemps et coupés de tout lien social, à investir un projet professionnel ? L'idée de créer des petits jardins sur les 150 m2 de terrasses du centre pour leur permettre de cultiver fleurs, légumes, fruits et plantes aromatiques, germe alors dans l'esprit de l'assistante sociale en charge du service RMI, en 1997. Elle se concrétisera deux ans plus tard.

Au-delà de son aspect de simple activité manuelle et de loisir, le jardinage présente, aux yeux des responsables du projet, l'avantage de créer un espace de liberté dans un environnement administratif contraignant, souvent très éloigné des réalités vécues par ces populations : « C'est sans doute un des domaines dans lesquels les travailleurs sociaux se sentent le moins à l'aise, à savoir être obligés d'imposer un projet à des gens. Dans le cadre du RMI, il faut rentrer dans le projet d'insertion, signer un contrat... Et pour ces personnes, c'est important qu'elles puissent se dire : “Ici, je vais respirer, même dans ce contexte très administratif ; on ne me demandera rien” », affirme Bruno Albert, directeur du centre Chenal Saint-Blaise.

Un palier vers la réinsertion professionnelle

Développer une activité libre et « gratuite » (non « productive » ) pour faire émerger des désirs et des énergies trop souvent épuisées par les difficultés, permettre aux personnes de retrouver confiance et une image positive d'elles-mêmes, tels sont les objectifs affichés par les initiateurs du projet. Le jardinage constitue ainsi un palier destiné à réduire la distance entre la situation des personnes concernées et un dispositif d'insertion par le travail. « On essaye d'orienter vers cette activité les gens qui ont une image très dégradée d'eux-mêmes, un dégoût de tout et surtout d'eux-mêmes, n'ayant pas travaillé depuis quatre ou cinq ans, explique Valérie Navarre. On entend des propos comme, “il y a tellement longtemps que je n'ai pas travaillé” ; “de toute façon, je ne sais rien faire” ; ou encore “j'ai envie de rien faire”. »

Depuis son lancement, en mars 1999, l'activité a permis de provoquer un « déclic » chez certains participants, de casser l'engrenage conduisant au repli sur soi et au découragement. C'est le cas de cette femme d'une cinquantaine d'années, titulaire du RMI et ayant fait une croix sur une quelconque réinsertion professionnelle. La pratique du jardinage durant trois mois, au rythme de séances trihebdomadaires, a fait réémerger des désirs enfouis. Suffisamment, en tout cas, pour qu'elle se lance dans l'achat d'un petit terrain dans le sud de la France et vive aujourd'hui de sa production.

DEVENIR AUTONOME FINANCIÈREMENT

Lancée de manière bénévole, l'opération des « Jardins du béton Saint-Blaise » a rapidement nécessité la recherche de fonds pour devenir une activité financièrement autonome. Après des aides obtenues auprès de la Fondation de France et du Fonds social européen, le centre Chenal Saint-Blaise a sollicité la préfecture de Paris, la direction de l'action sanitaire et sociale de Paris (programme départemental d'insertion), dans le cadre de la politique de la ville, afin d'obtenir des subventions pour un budget estimé à 230 000 F pour l'année 2000. Celui-ci englobe le matériel et la création d'un poste d'animateur à plein temps emploi-jeunes.

De l'autre côté de la vitre

Autre élément important : la notion de proximité. Si le centre développe, depuis quelques mois, des projets de jardinage en pleine terre (2), les responsables n'entendent pas pour autant se priver des avantages liés aux cultures aménagées sur les terrasses. La création des jardins, au sein même de l'établissement, permet, notamment, aux travailleurs sociaux de repérer assez vite les personnes susceptibles de tirer les plus grands bienfaits de cette mesure et de ne pas les renvoyer vers un autre service. La présence de « jardiniers » en herbe de l'autre côté de la vitre favorise en outre une adhésion libre des participants à cette initiative. Pour Bruno Albert, l'impact de cette activité sur les relations entre les usagers et les membres de services sociaux qui les suivent plaide également en faveur du maintien du jardinage dans les locaux du centre : « Je reste persuadé que les personnes qui viennent jardiner le matin, par exemple, n'ont pas le même entretien avec le travailleur social. Ici, ils viennent rencontrer quelqu'un qui les a vu travailler la terre. Ça change leur regard sur eux-mêmes, ce qu'ils disent lors de l'entretien. Ça nous permet de trouver des éléments positifs, de les remobiliser. »

Néanmoins, l'application de ce principe de proximité a nécessité une phase préalable d'explication et de sensibilisation auprès d'une équipe peu habituée à ce type de démarche. Pour des travailleurs sociaux, maniant plus facilement les outils de la réinsertion, la mise en œuvre d'un projet visant à traiter le bien-être et à favoriser l'épanouissement individuel n'allait pas de soi. « Il a fallu un peu de temps au début pour mettre à plat les craintes des équipes et les mobiliser. Un groupe de “jardiniers” qui débarque dans les locaux, en plein entretien, ce n'était pas évident. En plus, les salariés se demandaient ce que du jardinage venait faire dans un centre d'hébergement et de réinsertion sociale, alors qu'il y a des situations d'urgence à traiter, comme le logement, le travail, etc. », reconnaît Valérie Navarre. Pour parer à toute réaction de rejet, les responsables du projet se sont donc assuré les services d'un spécialiste des jardins d'insertion. L'initiation à la technique des jardins au carré a notamment permis aux équipes de mieux saisir l'intérêt de cette initiative et d'accepter que ces « jardiniers » circulent dans les bureaux, le temps d'une cigarette ou d'un café.

Retrouver des rythmes sociaux

Aujourd'hui les permanents du centre reconnaissent le côté structurant d'une activité régulière obéissant à des règles précises. Les participants notent ainsi tout ce qui a été fait pendant la séance de jardinage, de la rotation des cultures aux personnes présentes, en passant par les suggestions sur la technique ou de nouvelles plantations. Un cadre qui permet à chacun de se re-responsabiliser. Outre la régularité imposée par l'entretien et le suivi des plantes, le travail autour de la terre inscrit inévitablement les bénéficiaires du projet dans un rythme lié aux saisons, aux récoltes, etc. « Lorsqu'on demande aux gens depuis combien de temps ils touchent le RMI par exemple, précise Bruno Albert, en général ils ne savent pas si ça fait 24 ou 36 mois. Pour eux le temps n'a plus de valeur. Dans le jardinage, des calendriers sont affichés pour expliquer qu'on fait les plantations de telle ou telle fleur à tel moment, qu'on récolte à tel autre, etc. C'est très important, ça redonne des repères. »

En revanche, si l'expérience du travail en groupe offre l'avantage de retrouver les fonctionnements d'une vie sociale et de sortir de l'isolement via des discussions collectives et des décisions toujours prises en commun, elle constitue parfois un facteur de rejet. Par exemple, lorsque les personnes ne supportent pas l'image que leur renvoient d'autres participants en difficulté. Comptant également sur cette action pour travailler sur les liens parents-enfants et éviter, en particulier, que certaines mères seules ne répercutent leurs difficultés sur la relation avec leur enfant, les responsables ont dû, là aussi, constater les limites de l'action. Très peu de femmes viennent aujourd'hui jardiner avec leur enfant, préférant garder cette activité pour elles-mêmes - pour décompresser, admet Valérie Navarre. Toutefois, ces difficultés ne remettent pas en question le bilan largement positif, « On voit des personnes se métamorphoser, reprendre soin d'elles-mêmes, des femmes se maquiller et s'habiller pour venir jardiner, s'ouvrir aux autres. Cet épanouissement peut conduire à une meilleure insertion sociale, voire professionnelle. Pour une expérience qui a commencé voici environ un an, les résultats sont rapides », défend Valérie Navarre.

Reste, aujourd'hui, à résoudre une autre question : celle du temps de présence des bénéficiaires dans cette activité. Que faire, par exemple, pour des personnes suivies dans le cadre de l'appui social individualisé et qui doivent sortir (en cas de non-renouvellement) de ce dispositif au bout de six mois ? Si les responsables du projet reconnaissent qu'ils n'ont pas encore trouvé la solution à ce problème, ils estiment néanmoins indispensable de rappeler aux participants que cette activité ne peut durer indéfiniment.

Henri Cormier

Notes

(1)  Centre Chenal Saint-Blaise : 14, rue du Clos - 75020 Paris - Tél. 01 44 93 81 71.

(2)  Notamment avec le Secours catholique pour disposer d'un terrain à Montreuil et dans le cadre des premiers jardins familiaux qui devraient voir le jour à Paris dès 2001.

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