Adolescents durablement déscolarisés, inscrits dans une démarche de survie et qui ont « la haine », jeunes en errance, sans projets et sans désirs, qui dégradent, détruisent et se détruisent : c'est au défi de prendre en charge un public particulièrement fragile et complexe, que les professionnels de l'éducation spécialisée consacrent leur énergie et leur savoir-faire. Or, a rappelé Jean-Pierre Mendiboure, secrétaire général du Creahi d'Aquitaine, lors de journées d'études sur l'évolution de cette profession (1), la dimension intégrative de la mission des éducateurs n'est pas sans poser problème. Nombreux et diversifiés, les dispositifs pourtant existent, financés par l'Etat ou les collectivités territoriales. « Mais alors quoi ?, interroge Jean-Pierre Mendiboure. Une mission a priori énoncée, des professionnels qualifiés, des structures variées et souvent originales, des moyens financiers réels : de quoi se plaint-on ? Sur quoi butons-nous ? En quoi cette mission nous apparaît-elle impossible à mettre en œuvre ? »
Un premier élément de réponse tient aux paradoxes de la commande sociale. Face à l'accroissement du nombre des exclus, notamment parmi les jeunes, l'urgence semble moins de réduire la fracture sociale que d'éviter tout débordement. Dégradations, incivilités, violences diverses : l'efficacité des professionnels sera donc jugée sur leur capacité à contenir les effets de l'exclusion. Cette attente du corps social se traduit, chez les financeurs, par une demande de résultats. C'est notamment là où le bât blesse, parce que tout le monde n'entend pas forcément le terme de « résultats » de la même oreille. « S'il s'agit de résultats au sens économique du terme, c'est-à-dire utilitariste, le malentendu et la déception risquent d'être grands, explique l'administrateur du Creahi d'Aquitaine. S'il s'agit, en revanche, de résultats au sens de la “praxis”, c'est-à-dire des démarches permettant, à terme, l'amélioration de la situation de la personne prise en charge, alors oui : on peut débattre sur la notion de résultats. » Mais les citoyens étant aussi des électeurs, les commanditaires de l'action sociale souhaitent répondre à leur souci d'ordre plus défensif qu'intégratif. Quitte à montrer du doigt, pêle-mêle, les jeunes eux-mêmes, fauteurs de troubles, mais aussi la police, les magistrats, les enseignants, les travailleurs sociaux, les parents défaillants, etc. Cela cache souvent, souligne Jean-Pierre Mendiboure, l'absence d'une véritable volonté politique qui devrait s'élaborer à partir d'une réflexion sur la signification de la violence agie et de ses modifications.
Ce contexte qui conduit à questionner, avec insistance, les professionnels sur l'efficacité de leurs pratiques, les renvoie eux-mêmes à interroger le sens de leur action. « J'avais 26 ans quand j'ai débarqué en Normandie dans un internat où vivaient 130 gosses, se souvient Pierre Nègre, docteur en sciences sociales. Demandant à l'éducateur-chef ce qu'est la fonction éducative, il me répond : “je ne sais pas trop. Ce n'est pas toujours facile, mais ça vaut le coup...” » 35 ans après, Pierre Nègre reconnaît n'avoir pas beaucoup avancé en matière sémantique, ce qui ne l'empêche pas de considérer que la profession d'éducateur est « un métier formidable », justement parce qu'il comporte cette part d'indécidable, qui est source de liberté (2).
Si l'éducation spécialisée échappe à toute tentative de définition, c'est d'abord en raison de son caractère protéiforme : qu'y a-t-il de commun entre des éducateurs qui interviennent auprès de personnes âgées, des éducateurs de prévention pour des jeunes en milieu urbain ou bien encore des professionnels ayant en charge des enfants psychotiques dans un hôpital de jour ? En outre, qu'ils réalisent une tâche matérielle, effectuent un transport, ou partagent une pratique sportive ou artisanale, les éducateurs semblent assurer, au quotidien, des activités que tout un chacun est susceptible d'accomplir. D'où l'intérêt, pour appréhender la spécificité de la fonction éducative, de ne pas mettre l'accent sur l'action, mais sur le discours qu'on tient à son propos. A cet égard, l'analyse du vocabulaire du « parler social » peut être mise à profit pour tenter de cerner l'identité des acteurs de l'éducation spécialisée, même s'il convient de se méfier de notions fourre-tout très équivoques.
Trois concepts s'avèrent, selon Pierre Nègre, particulièrement utiles pour décrire l'évolution de la profession depuis un demi- siècle. Apparus successivement, ils se sont pour ainsi dire « sédimentés » et perdurent actuellement, dans les représentations professionnelles comme dans les dispositifs institutionnels.
Dans une première époque, correspondant aux années d'après-guerre, le registre de référence de l'éducation spécialisée est celui de l'observation « scientifique ». Aujourd'hui encore, remarque le chercheur, même si on ne se risque plus trop à définir la façon dont il faut procéder, l'objectivité apparaît bien comme l'idéal à poursuivre : professionnels ou en formation, les éducateurs estiment, de façon unanime, que l'observation est leur premier outil de travail, la base de toute action, quelle qu'elle soit.
Cet éducateur-observateur se transforme, au fil des décennies 60 et 70, en spécialiste de la relation. Celle-ci constitue l'étendard qui va légitimer le développement, tous azimuts, des consultations et des services dans le milieu naturel : secteurs de psychiatrie, circonscriptions de service social, équipes de prévention, services de milieu ouvert, etc. Envisagée à la fois comme mode de connaissance et mode d'intervention, cette relation d'aide doit permettre de dépasser l'antinomie de l'étape précédente entre diagnostic et traitement, observation et action. Dans cette perspective, l'éducateur n'adopte pas une posture de tiers extérieur, mais s'engage, avec sensibilité, dans la situation éducative. Il ne s'agit plus de réparer/rééduquer selon un modèle mécaniste, mais de libérer « la jeune graine » des mauvaises herbes qui l'entravent, grâce à une écoute empathique. Cependant, à peine le secteur de l'éducation spéciale a-t-il acquis une reconnaissance- élaboration d'une convention collective spécifique, en1966, et mise en place d'un diplôme d'Etat, en 1967 -, que 1968 vient tout ébranler : l'environnement prend alors la première place et les thèmes du « quadrillage » ou du « contrôle social » dominent la réflexion jusqu'au début des années 80.
Depuis cette remise en question, la relation comme préalable nécessaire à l'établissement de la confiance reste bien à l'ordre du jour, mais la relation d'aide, dans sa visée thérapeutique, est démodée : le maître-mot, aujourd'hui, est l'accompagnement qui fait équipe avec les notions de projet, négociation et contrat. Du même coup, la tension entre aide et contrôle est dépassée - ou plutôt : déplacée -, car l'accompagnement s'inscrit dans le contexte de rapports sociaux et non d'une rencontre interpersonnelle. Le professionnel, explique Pierre Nègre, est mobilisé dans son être social pour aider un autre citoyen à donner sens à son parcours, au fur et à mesure que celui-ci se développe. Cette démarche permet de satisfaire à l'individualisation de l'action éducative, tout en l'inscrivant dans un contexte d'ajustement au collectif. Partout, que l'on parle de projets individuels ou des projets pédagogiques des établissements et services, la préoccupation majeure est l'insertion, mais elle ne se conçoit bien qu'accompa- gnée. Le problème est, qu'en définitive, tout est accompagnement : veiller à ce qu'un enfant prenne une douche est aujourd'hui gage d'autonomisation et de socialisation ; c'était, il y a 40 ans, un moyen de rééducation...
« Le champ des pratiques éducatives, souligne Pierre Nègre, est constitué par tellement d'attentes différentes, qu'il ne peut pas ne pas se trouver constellé de positions et dispositions disparates, voire contradictoires. » Des tensions identiques sont à l'œuvre dans la formation des acteurs de l'éducation spécialisée. « On a écrit que l'éducateur n'était ni un thérapeute, ni un enseignant, ni un substitut parental mais peut-être, au bon moment et au bon endroit, un peu de tout cela », déclare Pierre Le Roy, président de l'Association des formateurs du secteur social sanitaire et éducatif. De la même manière, la formation de ces professionnels n'est ni un enseignement, ni un apprentissage, et pourtant ces deux volets y sont convoqués, explique le psychopédagogue. Par ailleurs, le métier d'éducateur ne s'apprend pas et ne s'invente pas non plus, et en même temps, savoirs et créativité sont nécessaires pour conduire à sa réalisation. Enfin, si le formateur, comme l'éducateur, n'est pas soumis à une obligation de résultat mais de moyen, la pression institutionnelle les tient souvent, l'un et l'autre, comme coupables des échecs enregistrés.
Ces paradoxes, commente Pierre Le Roy, illustrent les impasses de l'éducation spécialisée : éduquer ne serait pas seulement une mission impossible, mais aussi un métier impossible. Et, à métier impossible, formation qui ne l'est pas moins. Mais alors, que convient-il de faire ? Démissionner, baisser les bras et laisser les exclus et les différents s'éloigner de plus en plus du monde commun ? Non, répond Pierre Le Roy, mais peut-être faut-il accepter d'être dans une « impuissance tranquille », c'est-à-dire faire le deuil de son échec, tout en continuant à être présent pour l'autre, attentif et respectueux. A cette condition, il serait alors possible de faire de l'impasse un lieu d'où repartir, enrichi d'une nouvelle expérience, pour soi et pour l'autre.
Ces « impossibles structurels » qui traversent le travail éducatif et, en miroir, la formation qui l'institue, se doublent, aujourd'hui, d'autres problèmes qui ne laissent pas d'inquiéter le formateur. Citons, au nombre de ceux-ci : l'inféodation de la formation à des politiques de management privilégiant une technicité qui s'exerce au détriment de l'accompagnement d'un sujet ; la quête de méthodes, normes et labels, inspirés du moule libéral industriel, qui visent une productivité rapide et lisible pour les demandeurs ; la perversion du respect et de la prise en compte du « sujet » dont il est sans arrêt question pour mieux le désigner comme responsable et coupable de sa situation ; ou encore la très faible mobilisation des travailleurs sociaux face à ces injonctions en contradiction avec leurs missions.
Si nous devons changer les choses, soutient Pierre Le Roy, ce doit être dans une pleine prise de responsabilité professionnelle à tous les niveaux, afin que les formateurs, comme les travailleurs sociaux, demeurent les porte-parole des réels besoins des populations en souffrance psychique ou sociale. De ces questions de fond sur le sens de leur impossible mission, les intéressés sortiront peut-être mieux armés pour assumer leur fonction éducative de façon plus cohérente.
Caroline Helfter
(1) « Education spécialisée : mission impossible ? » - A Bordeaux, les 21 et 22 mars - Creahi d'Aquitaine : Tour Mozart - 2, rue Jean-Artus - BP 106 - 33030 Bordeaux cedex - Tél. 05 56 29 04 60.
(2) Voir également son ouvrage La quête du sens en éducation spécialisée - Ed. L'Harmattan - 80 F - ASH n° 2125 du 25-06-99.