«Une relance économique en “trompe l'œil” vient conforter les tenants d'une société de compétition dont l'économie de marché est le trait dominant, alors même que ségrégations et disparités dans l'exercice de la citoyenneté renforcent la fragilité de notre système démocratique en amplifiant une réelle injustice sociale.
« Voilà une analyse somme toute peu originale si ce n'est, peut-être, qu'elle est portée par un travailleur social et que cette démarche d'engagement public est de plus en plus fréquente au sein des acteurs professionnels de l'action socio- éducative. Au-delà d'une interrogation qui trouve vite ses limites, sur la nécessaire militance des travailleurs sociaux, c'est la vocation de ces professionnels et de leurs organisations représentatives à faire irruption dans le débat public, donc dans le champ du politique et de la critique sociale, qui se trouve aujourd'hui posée !
« Revendiquer une telle vocation du travail social n'est pas sans conséquences. Si la place singulière des professionnels que nous sommes, au contact quotidien des dysfonctionnements de notre société, nous est facilement reconnue, les capacités d'analyse et expertise qui en découlent sont largement ignorées par les décideurs politiques ainsi que par l'opinion publique. Il nous appartient, donc, d'engager plus avant notre responsabilité professionnelle et citoyenne dans le registre politique en affirmant droit et devoir d'ingérence des travailleurs sociaux dans le débat démocratique. Ce sont, en effet, les règles de ce fonctionnement démocratique qui sont, aujourd'hui, à ré-interroger : nous assistons, ces dernières années, à une relance de l'économie qui accroît les inégalités entre populations “actives” parties prenantes de l'évolution de la société et populations “inactives” qui se vivent comme désarmées devant les progrès technologiques et de plus en plus impuissantes à agir sur leur environnement, à faire entendre leur voix. La philosophe Monique Crinon parle de “mise en inertie” de catégories entières de populations et, dans ces conditions, se pose la question du comment refaire la société ensemble ?
«Cette question interroge le sens même de notre société. Elle questionne également la finalité des missions confiées au travail social et les conditions de leur exercice. Les professionnels que nous sommes ne peuvent s'abriter derrière une prétendue neutralité technique devant les dégâts et la violence d'une idéologie élitiste, qui, à force d'être dominante, risque de devenir une évidence. Favoriser l'expression des personnes les plus en difficulté, reconnaître leurs besoins singuliers et les accompagner dans l'exercice d'une citoyenneté active participent de ce débat démocratique que nous appelons de nos vœux. Les travailleurs sociaux peuvent dans cette perspective jouer un rôle déterminant : en respectant une “posture” professionnelle exigeante favorisant la prise en considération des personnes ainsi que la capacité d'indignation des intervenants ; en participant à une redéfinition de la fonction de médiation sociale des acteurs professionnels socio-éducatifs ; en assurant une vigilance accrue aux conditions d'accès et aux modes d'exercice de la citoyenneté.
« La prise en considération des usagers du travail social non pas seulement comme des populations à problèmes (familles démissionnaires, chômeurs longue durée, handicapés en mal d'insertion dans le système productif, etc.), voire même dangereuses (jeunesse délinquante, toxicomanes, etc.), mais bien comme des individus ayant des besoins, certes, mais porteurs également de valeurs, de cultures et d'expériences singulières, passe par l'écoute, la confrontation et la reconnaissance identitaire des personnes. L'objet même du travail social est de reconnaître chaque individu comme partie intégrante de la communauté en favorisant sa participation à l'édification de la société. Il s'agit-là, bien sûr, d'une position idéologique qui, faute d'être assumée par les acteurs professionnels de l'action sociale, risquerait de les cantonner à une simple fonction de régulation sociale.
« Face à un tel risque, les travaux récents de l'ANAS et de la FNARS sur l'innovation sociale ont l'intérêt de définir l'innovation sociale comme un défi nécessitant d'être à l'écoute des populations, de reconnaître leurs savoirs, de leur faire confiance et de laisser à chacun sa part d'initiative dans la conception, la mise en œuvre et l'évaluation des actions. En ce sens, le rôle des travailleurs sociaux est subversif ; il bouscule l'ordre social et impose des ajustements institutionnels. Mais les professionnels du secteur ont-ils la capacité de s'imposer comme acteurs de transformation sociale ? Oui ! S'ils acceptent, soutenus par leurs organisations représentatives, une confrontation au politique. Cette confrontation est nécessaire, elle doit avoir lieu au quotidien des pratiques et au sein même des institutions employeurs : il s'agit de dépasser la seule légitimité technique des actes professionnels qui, faute d'être porteuse de sens et d'idéologie, risque de conduire à l'invalidation de notre place d'acteurs sociaux par les décideurs politiques.[...] Assumer cette confrontation au politique c'est avant tout mobiliser notre capacité à l'indignation.
«Comment ne pas s'indigner devant la prétention du MEDEF à “refonder le social” en favorisant un paritarisme de bon ton avec les partenaires sociaux au détriment d'un cadre étatique pourtant seul garant, dans une économie de marché, d'une régulation du droit du plus fort ? En quoi l'entreprise favorise-t-elle aujourd'hui le vivre ensemble et le faire société ? [...]
« Comment ne pas s'indigner devant les pratiques bancaires qui incitent explicitement à l'endettement des plus fragiles (prêts sans garanties suffisantes, comptes “revolving” non contrôlés, etc.), alors même que nous mobilisons au quotidien une énergie, coûteuse à la société, pour limiter la “casse” du surendettement et la mise hors jeu de populations entières devant les règles de l'économie de marché ?
« Comment, enfin, ne pas s'indigner devant la persistance de véritables zones de non-droit qui rendent obsolètes nos interventions socio-éducatives dans le cadre de missions légitimées par un état de droit ? [...]
« Le refus de tels états de fait engage la responsabilité démocratique des acteurs professionnels de l'intervention socio- éducative. Il nous amène à une redéfinition de la fonction de médiation sociale.
« De tout temps, le travail social a participé à une régulation des rapports sociaux en faisant jouer aux institutions un rôle de vecteur de la norme sociale. Aujourd'hui, la crédibilité de nos actions passe par la promotion d'une “fonction-retour”, c'est-à-dire qu'en réponse à une certaine codification des interactions entre l'individu et la société, les institutions du social soient également investies d'une fonction de remontée du besoin des personnes auprès des décideurs politiques. La question de la capacité d'expertise des travailleurs sociaux et de la fonction d'interpellation politique de leurs organisations est alors posée ! C'est dans cette fonction d'interpellation que peuvent se créer des espaces de débats décrits par J.-J. Schaller comme marquant la frontière de ce qui devient intolérable, de ce qui ne peut plus être accepté comme humiliation dans le champ des rapports sociaux. Des espaces de débats qui permettent de rejeter tout pouvoir prenant des décisions en dehors de toute négociation avec le corps social et de refuser la dualité d'une réalité sociale entre intégration et exclusion.
« Redéfinir une telle médiation sociale participe d'une réflexion sur les compétences des travailleurs sociaux et sur le rôle de leurs institutions employeurs. Dans son état des lieux des qualifications des professionnels de l'action sociale en Ile-de-France, le CREAI définit le “nouvel” acteur social comme un communicant qui doit savoir comprendre et se faire comprendre des usagers, des élus, des partenaires. C'est un “passeur” qui relie entre eux des univers de langage qui ne communiquent pas ou mal. Ainsi, nous voyons se dessiner plus clairement, à l'intérieur même de chaque institution, le droit et devoir d'ingérence dans le débat démocratique que nous revendiquons pour tout professionnel socio-éducatif.
« C'est à travers la mobilisation de chacun auprès de ses pairs et à l'intérieur même des structures professionnelles que les institutions du social auront à se positionner comme acteurs du changement de société ou comme simples agents de régulation sociale.
«La vigilance démocratique des travailleurs sociaux, quant à elle, ne peut être limitée à un simple slogan. En premier lieu, parce que l'absence de perception d'une véritable ségrégation citoyenne relèverait, de la part des professionnels, d'une cécité intentionnelle. En second lieu, parce que le respect des personnes impose une conception du développement personnel en lien avec la faculté d'agir sur le cadre de vie ; c'est-à-dire d'exercer pleinement les attributs d'une citoyenneté active.
« Les populations auprès desquelles nous intervenons sont-elles “aussi égales” que d'autres vis-à-vis des conditions d'accès à la citoyenneté ? A l'évidence, il n'en est rien puisque les analyses se multiplient faisant apparaître l'importance des disparités.
« Ainsi, la tenue récente des premières assises de la citoyenneté montre clairement l'étendue des discriminations en matière d'accès à l'emploi pour les étrangers. Il est, entre autres, rappelé que 30 % des emplois, soit sept millions, sont totalement ou partiellement inaccessibles aux étrangers et que la fonction publique ne réserve ses postes de titulaires qu'aux seuls membres de la Communauté européenne. Doit-on s'étonner devant un tel état de fait sachant le peu de poids électoral réservé aux étrangers non communautaires par la législation française ?
« Ainsi, la question du droit de vote des étrangers lors des élections municipales est réactualisée. Cet enjeu démocratique trouve un écho argumenté à travers le rapport sur la ville commandité à J.-P. Sueur par la ministre de l'Emploi et de la Solidarité. Celui-ci prône une légitimité élective directe pour des pouvoirs d'agglomération et une généralisation des conseils de quartier permettant l'exercice de la démocratie au plus près du terrain. Peut-on impunément priver de cette prérogative citoyenne des populations entières pourtant concernées au premier chef par cette appropriation de leur cadre de vie ?
« Nous constatons, donc, l'étendue considérable de la palette de sensibilisation des travailleurs sociaux aux facteurs de blocage de la société. La place singulière de ces professionnels au cœur même des processus de précarisation et d'invalidation citoyenne leur impose une responsabilité démocratique : favoriser l'expression d'attentes et de besoins légitimes au risque d'une confrontation d'intérêts singuliers contribue à la reconnaissance d'une altérité préalable à toute volonté de “faire société” avec l'autre. »
Bernard Cavat Directeur de service éducatif. Secrétaire général du mouvement Education et Société Tél. 02 40 75 44 55.