Comme Robinson, ils sont seuls sur leur île. Une île entourée de barres de béton, qui s'appelle la Villa Saint-Martin, à Longjumeau (Essonne). Mélanie passe des heures dans la rue, après l'école, parce que sa mère, célibataire, épuisée par les difficultés quotidiennes, ne la supporte plus à la maison. Karim, lui, n'a pas la clé de chez lui alors que ses parents, qui travaillent en « horaires décalés », ne rentrent pas avant 22 heures. Les parents se déchargent sur Samira de la garde de son petit frère, et elle ploie sous la lourdeur de cette responsabilité. Nadia est isolée parce qu'elle ne parvient pas à trouver sa place dans sa famille « recomposée ».
L'association Intermèdes (1) est allée à la rencontre de ces enfants seuls, âgés de 6 à 13 ans, qui passent entre les mailles du filet des travailleurs sociaux, là où ils se trouvent : dans les squares, au pied des immeubles, dans les espaces publics... désertés aujourd'hui par les adultes. Après avoir lancé une ludothèque et une bibliothèque de rue, l'association a ouvert en septembre 1999, au cœur de la Villa Saint-Martin, la Maison Robinson.
Une cuisine ; une salle à manger meublée d'un canapé coloré, d'une grande table et d'étagères sur lesquelles sont posées, disparates, des photos d'enfants ; dans la chambre, l'armoire remplie de jouets fait face au lit... Seule la pièce-bureau des animateurs distingue la Maison Robinson des appartements voisins. Cet aménagement en dit long sur la philosophie du projet : « Il fallait que ce soit un prolongement du domicile des enfants, le plus familier et le moins institutionnel possible », explique Laurent Ott, président d'Intermèdes et initiateur de l'expérience (2).
Eviter d'être « institutionnel » et se positionner avant tout comme citoyen, tels sont les principes fondateurs de la Maison Robinson. Une expérience intéressante parce qu'elle s'inscrit dans une remise en cause des pratiques du travail social et veut rétablir les médiations que les institutions ne sont plus en mesure de réaliser.
Les animateurs - trois intervenants socio- éducatifs à plein temps - y travaillent « sans savoir préétabli ». « Selon nous, si l'animateur se prend pour un éducateur, il va agir selon une grille normative. Or nous refusons de nous enfermer dans des identités et de réduire les enfants à des symptômes. Nous voulons établir un lien avec chaque enfant en tant qu'individu et en respectant son savoir », indique Edith Charlton, psychanalyste, membre d'Intermèdes. Bref, la Maison Robinson s'affiche comme « un tiers institutionnel de proximité » dont le but est de renouer les liens entre les enfants et leurs parents, les institutions qu'ils fréquentent (collège, centres de loisirs, services sociaux) et leurs pairs. Elle mène donc des actions très variées, dans tous les espaces fréquentés par les enfants. Agir sur tous ces fronts est à la fois inhérent à l'action militante et gage d'une approche globale de l'enfant, selon les membres d'Intermèdes.
La première de ces actions s'adresse bien sûr aux 6-13 ans et directement à eux :la ludothèque du dimanche ou la bibliothèque de rue du mardi sont des moyens classiques d'entrer en contact avec le plus grand nombre, sans l'intermédiaire des parents. A l'intérieur de la Maison Robinson, les animateurs travaillent plus particulièrement avec une vingtaine d'enfants qui souffrent de solitude. Mais l'appartement est ouvert à tous : « Ce n'est surtout pas un ghetto pour enfants seuls », se défend Edith Charlton.
Dès qu'un enfant se présente, les animateurs le signalent aux parents. Lorsqu'elle frappe à leur porte, Anne Rastetter, l'une des permanentes, précise avant tout qu'elle n'est mandatée par aucune institution : « Nous tenons à ne pas être stigmatisés comme éducateurs, insiste-t-elle. Car les parents les craignent et leur dissimulent beaucoup de choses. » Créer un rapport de confiance, être à l'écoute de ces adultes qui souffrent également de solitude, les soutenir dans leur fonction parentale sans les juger, tel est le deuxième volet de l'action des animateurs. Ils expliquent aux parents que la Maison Robinson n'est pas une garderie, qu'ils y sont d'ailleurs les bienvenus pour discuter de leurs enfants ou co-animer des activités.
Les animateurs se présentent également comme « voisins », ce qui, soulignent-ils, enrichit la confiance entretenue avec les parents. Sapin de Noël, repas de quartier, servent à reconstruire les liens, cette fois entre enfants, parents, habitants, bref entre citoyens.
Enfin, dernier lien, celui tissé avec les autres institutions. Si Intermèdes met en contact tous les acteurs sociaux du quartier (assistantes sociales, centres de loisirs, collège, PMI, etc.) pour échanger sur les enfants, elle cherche aussi à les amener sur le terrain de la proximité. Les documentalistes de la municipalité participent ainsi à la bibliothèque de rue, et « des instituteurs ou des animateurs de centres de loisirs viennent spontanément rejoindre nos activités », se réjouit Laurent Ott.
« Notre but est de redonner confiance aux enfants, de restaurer la dimension ludique, les repères générationnels, de leur apprendre à se respecter dans le groupe, et enfin, de mettre beaucoup de parole là où il y a passage à l'acte », explique Edith Charlton. Souvent ballottés par trop de ruptures familiales, isolés par la conviction qu'ils ne peuvent compter « que sur eux », les jeunes visiteurs de la Maison Robinson « perçoivent les adultes comme des personnes à contourner, à gruger », témoigne Laurent Ott. Ce qui leur manque, ce ne sont pas des activités, mais des relations. Les animateurs utilisent donc les ateliers de dessin, photo, cuisine, comme prétextes de discussion, de rigolade, de relation. « Une relation spontanée, gratuite, qui exige grande disponibilité et qualité d'écoute », note Sivan Halevy, l'un des trois permanents.
A la Maison Robinson, chaque enfant peut aller et venir à son gré, jusqu'à 20 heures certains soirs, ou prendre un rendez-vous individuel s'il préfère. Il n'est pas interdit non plus d'amener ses frères et sœurs : la fratrie est également un lien à préserver. Ici, l'hétérogénéité en âge est assumée, voire utilisée. Les animateurs « révèlent » ainsi l'esprit d'initiative des plus grands et les aident à organiser un cours de danse ou un atelier de cuisine. Responsabilité et transmission des connaissances aux plus jeunes sont ainsi encouragées. Pour les plus petits, c'est l'espace de liberté de parole qui importe davantage. « Ils posent les questions sur le corps qu'ils ne peuvent pas poser en famille, par exemple, explique Anne Rastetter . Ici, on peut tout dire. » « Et tout être, ajoute Sivan Halevy. Nous permettons aux enfants de venir comme ils sont et pas comme on voudrait qu'ils soient. »
Anne Rastetter et Sivan Halevy sont satisfaits de leur travail auprès des enfants, qui nouent de plus en plus de rapports entre eux et apprennent à sortir de la violence par les mots. De plus, ils découvrent que les adultes « peuvent rêver, rigoler avec eux, et surtout, entretenir le souvenir de la relation, donc la rendre durable », commente Sivan Halevy.
Pour aider l'enfant à sortir de sa solitude, les animateurs doivent généralement dégripper un rouage de la relation avec les parents. Samira, 6 ans, vient toujours à la Maison Robinson accompagnée de son petit frère, Karim, 3 ans. Elle ne supporte plus d'être constamment obligée de s'occuper de lui, mais Samira ne peut le dire à sa mère, trop fatiguée. Quand le père propose de venir faire un couscous à la Maison Robinson, les animateurs en profitent pour lui demander s'il serait possible que la fillette vienne seule, de temps en temps. Les parents acceptent de s'occuper plus souvent de Karim, et Samira peut enfin respirer, vivre sa vie.
Cette relation spontanée et respectueuse nouée avec les enfants est séduisante, mais les animateurs sont-ils certains d'entendre tout ce que disent leurs jeunes visiteurs et de se prémunir de toute manipulation à leur égard ? Conscients de ces écueils, ils prennent soin de mettre à plat, tous les 15 jours, « les relations transférentielles » avec la psychanalyste d'Intermèdes. « Chaque animateur prend conscience, lors de ces séances de quatre heures, de ce qu'investit chaque enfant sur lui », précise Edith Charlton. Même si la relation adulte-enfant est ainsi « contrôlée » par une psychanalyste, on peut s'interroger sur le risque de confusion dans l'esprit des enfants devant des adultes qui se présentent à la fois comme animateurs, voisins, citoyens, grands frères. Et puis, par leur présence, les permanents de la Maison Robinson, adultes disponibles et à l'écoute, ne pointent-ils pas les carences parentales ?Les membres d'Intermèdes rétorquent qu'il n'y a pas de confusion, que chaque enfant perçoit chaque animateur à sa façon, et c'est tant mieux. Leur objectif est en effet de construire une relation adaptée à chaque enfant, dans sa forme (individuelle ou collective, sur rendez-vous ou non) et dans sa nature. Par ailleurs, selon Laurent Ott, « les enfants ont intégré l'idée que leurs parents n'arrivent pas à tout assumer, qu'ils ne peuvent pas faire autrement. Et ils trouvent naturel que nous, nous jouions avec eux, parce que nous le faisons au nom de leurs parents, sous leur regard, sans nous substituer à eux. »
« Des parents viennent nous voir pour nous confier des choses qu'ils ne disent pas aux “institutionnels” et nous demander des conseils ;ils nous considèrent capables d'agir sur certains éléments », se réjouit Sivan Halevy. Certains adultes, regrette- t-il pourtant, considèrent encore la Maison Robinson comme une garderie, et trop peu s'investissent dans les co-animations.
Le rapport de confiance avec les parents semble donc établi, mais survivra-t-il, par exemple, à une dénonciation pour maltraitance ? Si l'équipe la signale, comme il se doit, ne risque-t-elle pas de basculer du côté des « institutionnels » et de détruire les liens finement tissés avec les familles ? Les membres d'Intermèdes sont conscients que cette éventualité peut être embarrassante. « Nous ferons sans doute en sorte que le signalement parte d'ailleurs », avoue Laurent Ott.
Autre fragilité de la Maison Robinson, la contradiction entre une nécessité absolue posée par ses fondateurs d'instaurer des relations sur cinq ans au minimum et les contrats précaires (emplois-jeunes, contrat initiative-emploi) des animateurs. Quant au financement de l'opération, Laurent Ott est « inquiet pour après-demain », même s'il « a du mal à croire que les partenaires, enthousiastes, lâchent le projet » (3).
Il serait dommage que cette expérience soit mise en danger. Les acteurs de la Maison Robinson, en ayant le désir d'agir en citoyens et de laisser tomber toute « défense d'un statut » professionnel, veulent éviter certains a priori. Certes, le flou de leur positionnement par rapport aux enfants et aux parents peut déconcerter. Mais il n'est pas sans filet et l'expérience est pensée, cohérente. Edith Charlton revendique justement « ce flou, cette souplesse qui nous obligent à toujours être sur le fil. C'est le doute qui permet de construire quelque chose de différent. » Une certitude : en se voulant « différente », cette expérience a le mérite de questionner les institutions : à force de revendiquer une professionnalisation et une spécialisation, ne sont-elles pas devenues trop rigides ? Peuvent-elles continuer à « saucissonner » les usagers ?
Paule Dandoy
(1) Association Intermèdes : 28, rue des Marguerites - 91160 Longjumeau - Tél. 01 69 34 69 11.
(2) Laurent Ott est également l'auteur des Enfants seuls, approche éducative - Ed. Dunod - Voir ASH n° 2132 du 10-09-99 et n° 2155 du 25-02-00.
(3) Partenaires financiers : conseil régional d'Ile-de-France, conseil général de l'Essonne, Fondation de France, Caisse des dépôts et consignations, Vivendi, Ligue française de santé mentale, ville de Longjumeau.