« Je ne veux pas de bicots, pas de bougnoules, pas de pots de yogourt. Je veux des Paul et des Rémi, des bien français. » Rares sont, heureusement, les employeurs qui, lorsqu'ils recrutent, s'expriment comme le responsable de cette menuiserie de l'Isère, condamné à deux mois de prison avec sursis et 22 000 F d'amende. Rares sont aussi les organismes qui, par exemple, affichent le code BBR (bleu blanc rouge) utilisé par certaines agences d'intérim. Les discriminations à l'embauche sont en réalité beaucoup plus insidieuses, plus diffuses et, surtout, très difficiles à prouver, donc à mesurer. Impliquée depuis le début des années 90 dans une politique volontariste d'intégration des populations d'origine étrangère, la ville de Roubaix s'efforce de lutter contre les discriminations raciales, notamment dans l'emploi, thème d'un récent séminaire européen (1).
Avec 40 % de personnes d'origine étrangère et 25 % de chômeurs, la municipalité roubaisienne avait repéré que les jeunes issus de l'immigration, français ou non, étaient plus souvent que d'autres victimes du chômage. Or le niveau de formation n'expliquait pas entièrement ce phénomène, se souvient Saadi Lougrada, maire adjoint à la citoyenneté et à l'intégration. Après une délibération municipale - fait plutôt rare -concernant la lutte contre la discrimination à l'embauche, la ville choisit de lancer sur deux ans (1998-2000) une action qui conjugue cette préoccupation et l'accès à l'emploi. Menée sous l'égide du plan d'insertion roubaisien (PRI), cette action va permettre d'accompagner de jeunes diplômés (bac + 2), au chômage depuis au moins six mois.
« Difficile au départ de cerner cette population, car elle échappait aux dispositifs classiques de l'ANPE ou d'insertion, puisqu'elle ne se sentait pas concernée », note Jean-Luc Le Poulain, chargé de l'action au sein du plan d'insertion roubaisien. Compte tenu de la population locale, l'action jeunes diplômés a, de fait, touché pour les deux tiers des jeunes étrangers ou d'origine étrangère.
Pas de recette miracle dans cette opération qui a inclus plusieurs volets et une démarche pragmatique : des entretiens réguliers et personnalisés avec les « stagiaires », une batterie de moyens mis à leur disposition (bureautique, aide à la rédaction de CV...), des actions de formation ciblées, etc. Du côté des relations avec les entreprises, un chargé de mission, fort d'un carnet d'adresses de plus de 500 entreprises partenaires, est en mesure de rapprocher l'offre et la demande et de démasquer d'éventuelles discriminations à l'embauche. « On a repéré des comportements de type discriminatoire dans moins de dix cas, précise Jean-Luc Le Poulain. Soit on a pu négocier avec l'entreprise, soit on a cessé notre partenariat. »
En termes de mise à l'emploi, les résultats sont plutôt encourageants, d'autant que le niveau de qualification a finalement oscillé entre bac et bac + 2. Sur 300 personnes accueillies, 50 sont en contrat à durée indéterminée, 165 en contrat à durée déterminée (dont 20 % d'emplois-jeunes). Aux dires mêmes des bénéficiaires, le principal apport de l'opération, c'est le soutien psychologique et moral qui leur a permis de retrouver une dynamique personnelle.
Mais si l'on tente de décrypter le phénomène discriminatoire, ni la précarisation de l'emploi, ni l'embauche en deçà de leur niveau de formation initiale ne sont spécifiques aux jeunes issus de l'immigration. « Rien ne stigmatise des pratiques discriminantes », relève Sara Veloso, chargée d'évaluer l'opération. Ce qui ne veut pas dire qu'elles n'existent pas. Mais elles sont très délicates à démontrer et à démonter. Notamment en raison de l'interdiction en France de produire des statistiques qui prennent en compte la variable « d'origine étrangère ». Or « comment combattre les discriminations sans être en mesure de les chiffrer ? », s'interroge Hubert Valade, sous-directeur de la population et des migrations au ministère de l'Emploi et de la Solidarité. Par extrapolation, on peut simplement estimer que le taux de chômage confondu de la population étrangère et d'origine étrangère doit avoisiner le triple de la moyenne française.
Au-delà des chiffres, la discrimination est d'abord et surtout une expérience, une souffrance intime et personnelle, affirment les auteurs du livre blanc roubaisien sur les discriminations dans l'emploi (2). « Quand je téléphone, on est prêt à m'embaucher. Mais quand je me présente, l'emploi n'est plus libre. » « Quand j'ai dit mon nom, la place était prise. » « L'employé de Manpower m'a dit que certaines entreprises lui demandent de ne pas envoyer de personnel d'origine étrangère. » « A l'ANPE, le recruteur m'a conseillé de ne pas mettre Hamid comme prénom. Mais H avec un point. » De plus, cette souffrance est sous-estimée par la société qui considère fréquemment que le jeune « fait de la parano ».
Quant aux réactions des intéressés face à la discrimination, elles sont diverses mais ajoutent encore à la complexité du sujet. Soit la personne intériorise l'image négative d'elle-même en acceptant que sa recherche d'emploi se limite à tel type de poste, analyse Michel David, président de l'association D'un monde à l'autre ; soit elle se replie sur son groupe d'appartenance et tend alors à se conformer à l'image que les autres semblent avoir d'elle. L'employeur est a priori jugé raciste ce qui amène le jeune à développer en réaction un comportement qui l'exclut de l'emploi. Il y aussi ceux qui, de plus en plus, contestent le système social.
De surcroît, ces mêmes jeunes adoptent une attitude de victime qui les conduit à assimiler tout échec à un fait discriminatoire. Ainsi, Nordine, titulaire d'un DUT, en recherche d'emploi dans la région Nord-Pas-de-Calais depuis plus d'un an. « Les employeurs ne répondent même pas à mes courriers. C'est une attitude raciste ; c'est à cause de mon nom », assène-t-il, sans s'interroger sur le fait que plus de la moitié des candidatures spontanées, en règle générale, ne reçoivent pas de réponse.
Comment alors prouver cette discrimination ? La difficulté est de taille car la charge de la preuve incombe aujourd'hui à la victime. Alors qu'au Royaume-Uni, c'est l'entreprise qui doit prouver que son comportement n'a pas été discriminant à l'égard de l'employé. S'il est adopté, le projet de loi de modernisation sociale, qui devrait être présentée mi-mai en conseil des ministres, confierait au juge l'appréciation de la preuve d'après les pièces du dossier. Ce ne sera plus au plaignant d'apporter la preuve de la discrimination (3). « En droit français, la discrimination à l'embauche est un délit, rappelle Farid Maachi, vice-président du Syndicat des avocats de France. Il faut que les victimes se manifestent pour que les tribunaux aient l'occasion de condamner et que la sanction puisse faire évoluer les comportements. » Samuel Thomas, vice-président de SOS Racisme, encourage aussi vigoureusement tous ceux qui s'estiment victimes d'une discrimination dans l'emploi à ester en justice. « Pour que la loi soit appliquée et que le débat soit médiatisé. Les procureurs ont trop tendance à classer sans suite ce type d'infractions ». L'association plaide pour les opérations de testing à l'instar de celles pratiquées dans les discothèques qui peuvent ainsi aboutir à un procès.
Mais est-ce véritablement en maniant l'arme de la judiciarisation que l'on va régler le problème de l'embauche des personnes d'origine étrangère ?La menace d'une sanction n'est-elle pas en elle- même incitative ? Abdel-Krim Soltane, responsable d'un site de la mission locale de Tourcoing, préfère la négociation. « Mon but, c'est de gagner des emplois. Si un employeur refuse un jeune d'origine maghrébine, je préfère discuter, expliquer, tenter de convaincre. Cela n'aura pas forcément d'effet immédiat mais peut-être que dans un an, il acceptera de prendre un jeune ou deux. Si on le traîne devant les tribunaux et qu'il est condamné, le dialogue sera cassé. Et il ne recrutera pas davantage. »
C'est aussi le sentiment du sociologue Philippe Bataille, président du conseil d'orientation du Groupe d'étude sur les discriminations (4) -créé par Martine Aubry en 1999 -, qui ne croit pas à l'efficacité d'une politique du coup, du type testing, alimentant une judiciarisation dont il se méfie. « En Angleterre, explique le sociologue, il suffit que les représentants de la commission contre les discriminations diligentent une enquête pour que, le temps de celle-ci, la situation ait changé dans l'entreprise. Il faudrait un pouvoir de contrainte tel que la loi puisse être appliquée. »
Un travail de fond nous attend, poursuit-il. Ne pas occulter la situation, se donner les moyens de la chiffrer et donc de la mesurer ; ne pas se contenter d'un engagement moral, mais avoir un vrai discours politique de façon à qualifier le phénomène pour en contrarier la banalisation. Il s'agit aussi de sortir d'une approche idéologique et manichéenne pour penser les discriminations et notre rapport à l'altérité en termes de responsabilité collective. Enfin, il serait temps d'interroger le travail des institutions. « Il n'y a pas de racisme institutionnel dans notre pays. Mais il faut retisser le lien de confiance entre les citoyens et leurs institutions (police, justice, services publics...) dont le fondement est né de la démocratie. Et n'oublions pas non plus que l'on peut être étranger et... citoyen à la fois. »
Dominique Lallemand
Que fait l'Union européenne en matière de lutte contre les discriminations à l'emploi ? - A l'initiative du Conseil des communautés européennes, deux directives devraient être soumises prochainement à l'avis du Parlement européen. L'une concerne la race ou l'origine ethnique, l'autre l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail. Les domaines couverts sont assez vastes :accès à l'emploi et à une profession, promotion, formation professionnelle, conditions d'emploi et d'affiliation aux organisations syndicales et patronales. En outre, 100 millions d'euros vont être consacrés à un programme d'action sur six ans (2001-2006). Ils sont destinés à subventionner des initiatives qui contribuent à l'élaboration de politiques et de pratiques fondées sur la lutte contre les discriminations liées à l'origine ou à la race, à la religion et aux convictions, au handicap, à l'âge ou à l'orientation sexuelle. Quels sont les aspects novateurs ? - Deux aspects méritent d'être soulignés : la prise en compte de la discrimination indirecte et non plus seulement directe, et l'introduction du harcèlement. En association avec un motif de discrimination, ce dernier peut créer un environnement de travail perturbant et doit être considéré comme une discrimination. Et il faut souligner, compte tenu de la situation française, que la charge de la preuve incombera au défendeur. Les Etats membres vont donc être invités à prendre les mesures nécessaires pour que ce soit l'entreprise qui prouve qu'il n'y a pas eu violation du principe d'égalité de traitement. C'est déjà le cas dans la moitié des Etats membres. Propos recueillis par D. L. Luca Pirozzi est représentant de la direction générale de l'emploi et des affaires sociales à la Commission européenne.
(1) « Discrimination et emploi : normes et réalités », organisé à Roubaix les 30 et 31 mars 2000 par l'association D'un monde à l'autre : 20 bis, rue C. Lorrain - 59100 Roubaix - Tél. 03 20 66 01 02 et l'Agence pour le développement des quartiers : 36, rue des Fabricants - 59100 Roubaix - Tél. 03 20 66 48 25.
(2) « Les discriminations dans l'emploi et leurs impacts, l'exemple roubaisien » - Association les Voix de nanas - Tél. 03 20 73 54 34 - Une étude régionale sur les discriminations raciales dans l'accès à l'emploi a également été effectuée en Alsace - Observatoire régional de l'intégration de la ville - Tél. 03 88 14 35 89.
(3) Voir ASH n° 2159 du 24-03-00.
(4) GED : 8/10, rue du Général-Renault - 75011 Paris - Tél. 01 55 28 39 19.