Une tache de couleur dans un coin grisâtre du XXe arrondissement de Paris, un après-midi : c'est l'heure de « l'accueil-café » au théâtre des Songes. Ceux qui arrivent ici, entre 13 et 14 heures, ne sont ni des spectateurs endimanchés, ni de jeunes étudiants. De tous âges, ils viennent de la rue ou de foyers d'hébergement. Ils participent au « Concile d'amour », spectacle monté avec des personnes exclues dont la première représentation aura lieu le 25 avril au théâtre de la Tempête à Vincennes (la Cartoucherie). Ce nouveau projet de réinsertion prend appui sur le travail théâtral mené par la Compagnie du labyrinthe (1) et Serge Sandor, qui avait déjà mis en scène Les Bas-Fonds de Gorki, avec des personnes sans domicile fixe, en 1998.
L'accueil-café, c'est une idée d'Elina Dumont, « coordinatrice artistique et sociale » du projet. Entre les tentures rouges, le bar de guingois et les petites tables aux nappes fleuries, elle circule, sourit, salue chacun, accueille les nouveaux, s'enquiert de la santé d'Untel, avant de s'asseoir plus longuement avec une femme pour faire le point sur ses recherches de logement. Singulièrement à l'aise, chaleureuse, très respectueuse de ceux qu'elle accompagne dans cette démarche. Intermédiaire entre le public accueilli et les gens de théâtre (animateurs d'ateliers, metteur en scène), Elina Dumont est également chargée des relations avec le centre de formation, partenaire du projet, et du suivi social des personnes (logement, santé, papiers). « Je fais bien du travail social... mais peut- être pas au sens où l'entendent souvent les professionnels. Enfin, je dis travail social parce qu'il faut bien mettre des mots », explique Elina. Des termes qui, visiblement, la gênent encore un peu. Faisant toujours la différence entre « les vrais travailleurs sociaux » et elle, Elina, la trentaine et son brevet d'Etat d'animateur technicien de l'éducation populaire et de la jeunesse (BEATEP) en poche, s'interroge sur sa place, sa position. Avec le sentiment que la frontière poreuse qu'elle est en train de franchir est en même temps un mur assez épais. Elina passe de « l'autre côté ».
Il y a deux ans, c'est en effet comme stagiaire qu'elle rencontrait Serge Sandor et s'embarquait dans l'aventure des Bas-Fonds. Elle y entamait alors le énième stage de sa longue période de galère et d'errance. Plus de dix années de rencontres avec la drogue, la violence, les hôpitaux. Des années de démerde, de squat, de petits boulots et de stages. Aboutissement logique d'une histoire « à la Cosette ». Retirée très jeune à une mère alcoolique, placée aux confins du Perche dans une famille d'accueil de la DDASS, complice et actrice du pire (abus sexuels) et du « moins pire » - « bizarrement, ils avaient des principes de solidarité et des repères » -, Elina est « orientée » contre son gré à 14 ans vers un BEP de secrétariat. Un passage dans un foyer au Mans, puis la longue errance et la solitude dans la capitale.
De cette enfance malmenée, mais surtout de ses dix années de dérive, Elina ne conserve étonnamment aucune séquelle physique visible. Elle n'est pas « marquée ». Elle est devenue une jolie jeune femme, rayonnante, dont émane une énergie et une vitalité hors du commun. « En fait , je suis presque méconnaissable. Il fallait me voir il y a six ou sept ans. Et entendre comment je m'exprimais. C'était terrible, cette agressivité. Dans la rue, tu es obligé d'être en force, sur la défensive tout le temps. »
Sans laisser de traces apparentes, l'expérience marque pourtant profondément l'animatrice socio-culturelle qu'elle est devenue. Elle a notamment forgé sa conception de l'accompagnement des personnes exclues. « Pour amener les gens à participer, par exemple à un tel stage, il y a une étape que les travailleurs sociaux négligent trop souvent : un vrai travail d'accompagnement. C'est difficile à comprendre, mais quand on est dans l'exclusion, on n'a plus de jus, plus de force pour se déplacer, prendre le métro, se présenter à des gens nouveaux, assumer son image. » Elina a beaucoup invité ses collègues des associations parisiennes à guider physiquement les personnes jusqu'au théâtre des Songes. Pas toujours suivie, elle s'est souvent elle-même déplacée. « Certains travailleurs sociaux sont découragés, blasés. Ils ont l'impression d'avoir tout essayé. Je les comprends car c'est épuisant. Mais moi, je ne suis pas encore fatiguée. »
Autre principe fort de son travail : apporter de la chaleur. « C'est essentiel quand on est dans la rue et qu'on n'a pas toujours un endroit pour manger d'être accueilli quelque part avec un café chaud, une chaise et une table. » Si elle joue de cette proximité de vue et de ressenti avec les SDF, cette intervenante en a néanmoins assez vite perçu les limites. « Je me suis déjà laissée débordée en accueillant des personnes chez moi. Mais ça ne m'arrive plus. » Ne serait-ce que pour trouver la « bonne distance » avec l'usager. Son expérience en tout cas lui a donné une connaissance sur le bout des doigt des ressources et des « bons plans de la capitale » : une pochette rouge pleine de contacts et d'adresses pour manger, se soigner et dormir, passée d'un usage personnel à un usage professionnel.
Elina est également intarissable sur les bienfaits de la pratique artistique et notamment théâtrale pour l'insertion . « C'est pour avoir profité moi-même des vertus “pédagogiques” du théâtre que je crois dans leur efficacité », avoue-t-elle. Pour l'animatrice, c'est une école de retrouvailles avec son corps, d'écoute, de communication, de dramatisation et dédramatisation, d'apprivoisement de la liberté. Mais attention, « il ne s'agit pas de faire, comme certains qui proposent des stages d'insertion par l'art, n'importe quoi, n'importe comment, et de jouer à la thérapie par le théâtre sans gérer la suite ». Avec Serge Sandor, elle apprécie justement le fait qu'il est avant tout metteur en scène. Il « ne cherche pas à tout prix à extraire “la petite bête” chez les gens pour qu'ils aillent mieux ».
Elina a multiplié les stages « bidons » dans tous les domaines :secrétariat « parce qu'on m'avait dit que je ne pouvais faire que ça à l'école », comptabilité, import/export « parce que les stages ça fait vivre et qu'un formateur m'a proposé de m'héberger alors qu'à l 'époque je dormais dans les boîtes de nuit... ». Sans succès. En revanche, les expériences dans le domaine artistique éveillent chez elle une prise de conscience. Provoquent ce déclic nécessaire à une remise en route :elle chante dans la rue, puis se fait financer des cours de théâtre professionnel et des stages de clown avant de travailler avec les enfants de l'école du cirque d'Annie Fratellini. Elle y apprend à maîtriser son expression, abandonne peu à peu la drogue, déprime parfois, grossit beaucoup. On est au milieu des années 90 et Elina commence à s'en sortir. Elle est aussi baby-sitter chez l'écrivain Marie Desplechin qui l'héberge pendant plusieurs mois et fera d'elle l'Olivia d'un de ses romans (2). Le plus beau portrait qu'on ait fait d'elle, elle qui, pourtant, les collectionne déjà dans la presse. Il faut dire - autre facette du personnage -, que cette jeune femme sait provoquer les rencontres et décrocher un téléphone. Elle est régulièrement allée, dès 15 ans, chercher des journalistes pour dénoncer son orientation scolaire ou encore promouvoir un projet de disque avec un groupe d'autres jeunes du Mans. Chaque fois elle intrigue, surprend, enthousiasme. Plus tard, intégrée au projet des Bas-Fonds, elle joue rapidement les intermédiaires entre le groupe des SDF et la presse omniprésente.
« C'est aussi mon côté grande gueule, revendicatif », commente Elina. Selon elle, on ne verrait aujourd'hui que l'aspect domestiqué de cette révolte permanente . « J'avais vraiment la haine et j'étais pleine de griefs contre la société entière. J'en voulais à tous le monde. J'ai longtemps parlé de la DDASS et des travailleurs sociaux très durement. » L'entrée en formation au BEATEP, parallèlement à l'expérience des Bas-Fonds, a apaisé son regard. « J'ai mieux compris comment fonctionnait la société et j'ai appris à accepter les institutions. » Pourtant, Elina a failli ne pas obtenir son diplôme, « pour des raisons techniques », se souvient-elle. « Le jury n'était pas d'accord avec mes méthodes :portes ouvertes, pas d'horaire, un côté “bordel sérieux”, la proximité avec les personnes. » Elle bataille, argumente et convainc. Ses colères, elle ne les a pas rangées pour autant. « Il y a certaines choses auxquelles je ne me fais pas, comme l'absence délibérée d'alcool dans les pots ou les fêtes organisées par les associations et les foyers quand les résidents sont présents. Dans celles que j'organise, il y en a et je sais que ça choque certains. »
Restent enfin ses indignations, sa révolte sourde vis-à-vis des dysfonctionnements d'un système qu'elle a vécus de plein fouet. Aujourd'hui encore Elina demeure choquée et sans réponse quand elle évoque certains épisodes de son adolescence. Comment a-t-on pu m'éjecter « comme ça » du système scolaire public à 14 ans ?Où était et qu'a fait mon éducatrice d'alors ? Etait-elle à ce point dépassée ? M'aurait-on accolé le diag-nostic « problèmes psychomoteurs » et m'aurait-on orienté vers un BEP de secrétariat si je n'avais pas été de la DDASS ? Et l'animatrice qu'elle est devenue ne parvient toujours pas à comprendre comment personne n'a pu relever les signaux d'alerte qu'elle envoyait à propos des abus qu'elles subissaient. « Chez ma nourrice, tous les soirs, à une époque, je scotchais à mon lit le paravent qui me séparait des garçons pour tenter, en vain, de me protéger et je pleurais le soir avant d'aller me coucher. » Il aura fallu des années et d'autres abus, pour qu'Elina arrive à mettre des mots sur ses souffrances de l'enfance.
Si Elina se demande encore parfois « de quel côté je suis ? », elle se sent résolument les deux pieds dans l'animation culturelle. Reste maintenant à être reconnue dans sa fonction via un statut et un salaire digne de ce nom. Indispensable quand on sait que l'année dernière Serge Sandor a dû intervenir pour qu'une assistante sociale accepte de travailler « en collègue » avec elle. Même si une situation plus claire n'empêcherait peut-être pas les regard bizarres « de ceux qui savent » que croise quelquefois Elina lors de réunions professionnelles. Toutefois elle l'aiderait sûrement à franchir des étapes nouvelles : « Me dire enfin que le beau, les vêtements ou tout simplement m'acheter un porte-monnaie, c'est aussi pour moi. » Et quelques autres « trucs tout bêtes » comme avoir son propre logement et réapprendre à manger le midi.
Valérie Larmignat
(1) Compagnie du labyrinthe : 26, rue Voltaire - 93100 Rosny-sous-Bois - Tél. 01 48 94 96 18.
(2) Sans moi - Marie Desplechin - Ed. du Seuil - 1998.