Imaginez... Ce serait un lieu qui accueillerait provisoirement les enfants de 2 à 10 ans, dont les mères, hébergées en CHRS, auraient besoin d'être un peu seules. Parce qu'elles ont trouvé un stage professionnel. Parce qu'elles doivent être hospitalisées. Ou simplement parce que, chefs de famille à temps complet, elles ont envie de souffler. L'accueil se ferait à la carte - à la journée, la nuit si nécessaire, pour quelques jours - et en dehors de toute mesure de placement. Car est-ce bien le moment de placer les enfants quand se profile, pour la mère, la possibilité de reconstruire sa vie ? Depuis 1994, un tel lieu existe à Besançon, créé par l'association Le Roseau. « C'est à partir des souhaits exprimés par les femmes que l'équipe de travailleurs sociaux a rêvé cette nouvelle structure », se souvient Annick Labourey-Bénézet, responsable de ce relais parental (1). Il aura tout de même fallu quatre ans pour convaincre les élus, « plus tournés, à l'époque, vers la protection de l'enfance que vers la prévention du placement ». A présent, le « rêve » est conventionné par le conseil général du Doubs et réalise environ 3 000 journées d'accueil par an.
Cette expérience bisontine est l'une des 250 actions recensées par l'Association nationale des assistants de service social (ANAS) et la Fédération nationale des asso- ciations d'accueil et de réinsertion sociale (FNARS), en vue d'un forum consacré aux « défis de l'innovation sociale » (2). Il s'agissait - objectif ambitieux -, d'essayer de cerner la nature et le sens de cette innovation : comment et pourquoi certains acteurs et travailleurs sociaux prennent-ils des initiatives pour mieux répondre aux besoins des populations ?
Qu'est-ce qu'innover, en effet ? La question se révèle plus complexe qu'il n'y paraît. Impossible, en effet, de lire les projets en dehors de leur contexte. Selon les cultures locales, une initiative tenue pour novatrice sur un territoire sera jugée banale ailleurs. Ici, la route sera déjà balisée, là, la prise de risque sera maximale pour les promoteurs de l'action, aux prises avec les institutions sceptiques et les collègues dubitatifs. L'innovation, en somme, résume François Chobeaux, directeur des politiques sociales aux CEMEA, est « un chemin singulier parcouru par les porteurs de projet », non l'atteinte d'un but fixé arbitrairement par des témoins extérieurs.
Un point commun, cependant, entre les « innovateurs » : ils sont toujours en « insurrection intellectuelle » contre la norme environnante, note Brigitte Bouquet, directrice du Cedias. Interpellés par les mutations sociales, ils exercent leur regard critique sur eux-mêmes, sur les structures, sur les représentations dominantes. « Pour rejoindre les plus exclus des exclus, laissons tomber définitivement la religion de la demande, sortons de la politique de guichet, sachons aller où les gens se trouvent, dans les squats, les lieux de regroupement naturel... », s'enflamme Joseph Laurenzio, directeur du CHRS Henry-Dunant, à Nîmes. Un établissement de la Croix-Rouge qui, depuis dix ans, a été en quelque sorte dans l'innovation permanente, en créant notamment une antenne de premier accueil médicalisé, un service de suivi psychosocial pour les personnes malades du sida, un service d'aide au logement temporaire (3). Dans un autre domaine, les lieux d'écoute et d'aide à la parentalité sont nés en opposition à une prétendue « démission » des parents. « Innover, ce n'est pas avoir une nouvelle idée, c'est arrêter d'avoir une ancienne idée », disait l'inventeur de la photographie instantanée...
En matière de travail social, l'insurrection se traduit rarement par une rupture radicale avec l'existant et une production entièrement inédite, servie par une vision, une méthode, un modèle totalement nouveaux. Ce fut cependant le cas à la fin des années 70, des initiateurs de l'insertion par l'activité économique, qui eurent, les premiers, l'intuition de l'ampleur des effets destructeurs du chômage. A ces « créateurs » au sens strict du terme, Brigitte Bouquet oppose les « transformateurs ». Plus nombreux, ils sont des artisans du « changement dans la continuité », introduisant de la nouveauté dans des pratiques ou des idées déjà anciennes. Un processus illustré par le succès actuel du concept anglo-saxon d'empowerment - « appropriation de pouvoir » -fondé sur la conviction que les personnes, y compris les plus exclues, peuvent être acteurs des transformations nécessaires. Innover, pour les travailleurs sociaux qui font leur ce concept, « c'est opter pour un modèle fondé sur une philosophie plus égalitaire, une démythification du rôle des professionnels, le partage du pouvoir. Des valeurs toujours annoncées, mais trahies, par la fatigue, la routine... », défend Brigitte Bouquet. Le concept, ainsi, vient revivifier le sens de l'action sociale.
De fait, l'un des traits caractéristiques actuels de l'innovation sociale semble bien, si l'on se fie aux projets recensés à l'occasion de ces rencontres, l'association croissante des usagers aux actions. Certes, trop souvent, leur participation est réduite à la portion congrue. Néanmoins, les acteurs sociaux ont de plus en plus le souci « de permettre que [le] droit à la parole [des personnes] , la possibilité de s'organiser elles-mêmes et leur citoyenneté soient pleinement reconnues dans les faits », constatent les organisateurs du forum . Cette recon- naissance constituerait même, pour certains, la condition sine qua non pour que l'innovation ne soit pas un simple gadget. Le véritable défi réside dans « la construction d'une intelligence collective radicalement nouvelle grâce à un dialogue constant avec les personnes, et non dans l'invention d'un nouveau “truc” », estime Monique Crinon, philosophe et sociologue.
La crainte de se voir déstabilisé, insécurisé par cette parole des usagers, « toujours subversive », note Alix de la Bretesche, présidente de la FNARS, peut être à l'origine de réticences de la part des travailleurs sociaux. Lesquels se trouvent parfois confortés dans leur timidité par leurs employeurs. « Qu'entendons-nous auprès des services sociaux des conseils généraux ? : “Pour vivre heureux dans nos institutions, ne soyons ni innovants, ni créatifs, exécutons et faisons rentrer les usagers dans les dispositifs” », rappelle Marie-Paule Bir- Maraval, membre du bureau de l'ANAS.
L'innovation effraie, car elle est toujours accompagnée d'une prise de risque. Le risque, notamment, de la rencontre, voire du choc, avec d'autres cultures, d'autres logiques. En effet, « la phase de l'inventeur de génie a disparu », constate Brigitte Bouquet. La nouveauté, de l'avis général, est le produit d'un réseau d'acteurs - même si on trouve toujours à la base la mobilisation d'un professionnel ou d'un petit groupe. Ce partenariat va rarement sans tensions. Toute innovation portant en elle une menace de contestation, voire de destruction, de l'ordre établi, elle suscite d'inévitables résistances. « Tout l'art du porteur de projet consistera à convaincre que le jeu est à somme positive, que les effets destructeurs sont amplement compensés par les effets constructifs », souligne le sociologue François Abbaléa. Au porteur, en somme, de traduire son projet dans les préoccupations des différents acteurs, de montrer à chacun l'intérêt qu'il peut trouver à entrer dans la démarche. Rien d'étonnant, donc, à ce que le résultat final ait fréquemment peu de choses à voir avec l'idée initiale. « Il n'y a pas d'innovation intransigeante », résume François Abbaléa, décrivant son « processus tourbillonnaire » fondé sur la négociation et le dialogue permanents. Un travail de diplomatie de longue haleine, le plus souvent. En règle générale, lorsqu'elle est ambitieuse, l'innovation demande un investissement lourd en temps, le temps de la confrontation des idées et des pratiques, le temps de l'élaboration des outils et des méthodes. La crainte de l'usure, parfois, peut faire reculer.
Si l'on voit comment naît et se développe l'innovation sociale, comment meurt-elle ? La recherche de légitimité lui est-elle fatale ? Quelques voix, minoritaires, mettent en garde contre l'institutionnalisation des réponses. « Notre société est en constant mouvement. Une fois que le besoin a évolué, que faire des “gros bateaux” que l'on met en place ? », s'interroge Joseph Laurenzio. Tout en ne niant pas qu'entre sa préférence pour la souplesse et son refus de l'institutionnalisation d'une part, et la recherche de la pérennité des moyens d'autre part, il est souvent conduit à d'inconfortables grands écarts. En effet, sans le soutien des institutions, la transformation ne peut se diffuser et reste sans impact sur le travail social. « Relativisons : il n'y a pas d'un côté les bons innovateurs et de l'autre les méchants gestionnaires », ironise François Abbaléa. Allant plus loin, le sociologue voit même dans l'institutionnalisation un processus qui donne son sens à l'invention. Sans phase d'inscription dans les schémas mentaux, c'est « une course vaine et sans fin à l'innovation » qui se dessine. Même s'il est possible que l'élan initial des concepteurs soit un peu affadi par la généralisation, « le propre d'une innovation sociale est de s'inscrire dans une politique, nationale, régionale ou départementale. Elle n'a de sens que si elle est modélisable et reproductible », souligne de son côté Pierre Gauthier (4). Ce qui implique que les institutions assument la prise de risque, « sans faire semblant de ne pas voir », relève- t-il. D'ailleurs, celles qui n'innovent pas finissent par dépérir.
Au final, ce sont les relations entre les associations, le plus souvent pilotes dans l'action sociale, et les pouvoirs publics qui sont encore à inventer. « Il faut repenser ce rapport de façon saine, sans le réduire, comme trop souvent, à l'octroi de subventions », avertit Brigitte Bouquet. C'est là, selon Hugues Sibille, délégué interministériel à l'innovation sociale et à l'économie sociale, le défi le plus difficile à relever : innover dans la conduite des politiques publiques et construire des « relations adultes » entre le monde associatif et l'Etat. « Que les associations cessent de se tourner vers l'Etat quand quelque chose ne va pas, que l'Etat cesse de se défier des associations », s'irrite-t-il.
Il convient également de repenser les relations entre le travail social et le droit. « Dans le secteur, on a une vision trop étriquée de la législation. La législation est beaucoup plus ouverte que l'on croit. Nous sommes fabricants de droit nous-mêmes », revendique Philippe Ligneau, professeur de droit à l'université de Poitiers et membre du conseil d'administration de l'Uniopss. Soutenu en cela par l'hommage rendu par Martine Aubry - dans un message transmis aux participants du forum - à tous ceux qui ont su pervertir les cadres réglementaires : aux boutiques solidarité, aux SAMU sociaux, aux épiceries sociales, par exemple, nés « d'initiatives de terrain, souvent sans cadre juridique précis et sans financement très assuré, parce que la dynamique de vie se moque très heureusement des normes établies ou des systèmes traditionnels ». La réforme de la loi de 1975 sur les institutions sociales et médico-sociales, toutefois, devrait rendre l'innovation plus confortable, en clarifiant le statut des structures expérimentales et en facilitant les dérogations relatives aux techniques de prise en charge ou à la nature des populations accueillies (5). Une bouffée d'air pour les créateurs, qui pourront enfin s'appuyer sur des supports plus solides que la bienveillance, ici, d'un procureur, là, d'un directeur départemental des affaires sanitaires et sociales...
Céline Gargoly
(1) Relais parental Le Roseau : 23 bis, rue Grette - 25000 Besançon - Tél. 03 81 81 53 24. L'association, en 1999, a créé un second relais à Montbéliard.
(2) Intitulé Forum 2000 et organisé du 15 au 17 mars à Poitiers. Contacts : ANAS : 15, rue de Bruxelles - 75009 Paris - Tél. 01 45 26 33 79 - FNARS : 76, rue du Faubourg-Saint-Denis - 75010 Paris - Tél. 01 48 01 82 00.
(3) Voir ASH n° 2113 du 2-04-99.
(4) Le directeur de l'action sociale rejoint ainsi les organisateurs du forum qui, dans une déclaration solennelle, demandent aux décideurs de permettre, notamment, la diffusion et le financement des actions innovantes.
(5) Voir ASH n° 2160 du 31-03-00.