Se méfier des concepts qui prétendent penser la réalité sociale. Tel pourrait être le postulat de l'ouvrage d'Annie Garnier-Muller, qui démontre combien la fameuse « fracture sociale », thème prédominant de ces dernières années, est un « mythe simplificateur ». Parce qu'il marque symboliquement une rupture entre les populations intégrées et les autres, entre les in et les out. Parce qu'il rélègue trop vite dans un vide social ceux qui ont été rejetés hors du circuit du travail et sont facilement taxés de « désocialisés » ou d' « irrécupérables ». Seraient-ils en dehors de la société, comme le laissent supposer certains discours ? Non, démontre ce docteur en sociologie, chargée de cours à l'université Paris X-Nanterre, qui a longuement enquêté dans 23 cités du Val-de-Marne et des Hauts-de-Seine auprès de ceux qui vivent la pauvreté ordinaire - les petites gens des banlieues - et dans la rue, auprès de plus de 200 personnes sans domicile fixe, rencontrées hors du circuit associatif.
Que révèle ce passionnant travail d'anthropologie sociale qui - et ce n'est pas la moindre de ses qualités - laisse une très large part aux témoignages et aux récits ? Il rappelle, d'abord, une réalité souvent occultée par les termes d' « exclusion » et de « fracture sociale » : le fait que la paupérisation traverse l'ensemble du corps social. Il déjoue, ensuite, un second préjugé : la mise à l'écart et « la destruction des liens sociaux » qui seraient induites par l'exclusion. Bien au contraire, martèle l'auteur. « La survie dans la précarité suppose l'invention ou la recomposition de liens sociaux », note Annie Garnier-Muller. Qui invite à voir, dans les turbulences de la rue ou de la banlieue, l' « expression de modes de vivre et de manières d'être différents » - qu'elle soit due à l' « organisation dans la survie ou la pauvreté, [à] l'organisation délinquante, [à] l'agressivité dépendante ou [à] l'adapation à une pauvreté “honteuse” »
- et non pas le reflet de la désolation ou du retrait social. Pour la sociologue, ces comportements sont autant de formes d'intégration sociale, témoignant, à l'encontre des idées reçues, « du dynamisme des dominés » qui développent des formes propres de socialisation pour vivre « malgré tout » et « ne pas se soumettre ». A.F.
Les « inutiles ». Survivre en banlieue et dans la rue - Annie Garnier-Muller - Ed. de l'Atelier - Les éditions ouvrières : 12, avenue de la Sœur-Rosalie - 75013 Paris - 100 F.