Recevoir la newsletter

« ENTRE LE MARTEAU ET L'ENCLUME »

Article réservé aux abonnés

Face aux violences des usagers, le praticien social ne doit-il pas accepter son impuissance et son incapacité à assouvir le désir du sujet ?C'est dans cette prise de conscience, et en faisant le deuil d'une toute-puissance de la science et de la technique, qu'il peut, en effet, affirmer sa compétence, défend Martine Fourré, permanente de lieu de vie, réagissant à l'enquête « violence » du CSTS (1).

«Après avoir lu dans les ASH l'enquête du CSTS sur la violence, je ne peux faillir à mes engagements. Depuis 20 ans, je vis avec les plus perdus des jeunes. Voilà dix ans je m'inquiétais dans ce journal que la violence se retourne contre les travailleurs sociaux. J'y disais déjà l'impossible pour les praticiens de satisfaire à la demande de biens matériels ou de bonheur venant des politiques et des usagers. Aujourd'hui la violence est un fait télévisuel et social. La nécessité me reprend de participer au débat.

« Résumons la lecture d'Isabelle Sarazin : les travailleurs sociaux se sentent incapables de répondre aux demandes du public et des politiques. Ils se disent impuissants donc coupables d'incompétence. Ce fait reposerait sur l'incapacité de l'institution à considérer l'élaboration et la réalisation des projets. Ce défaut dépendrait aussi de la solitude du travailleur social dans l'action. Ils avancent : la violence subie est le produit des formes actuelles des discours et de la philosophie socio-politique des interventions. Ils n'explicitent pas en quoi celles- ci provoquent l'agression, comme s'il y avait là une raison invisible ou à taire. Deux pistes sont évoquées pourtant. Nul auteur n'est dupe de son savoir. Elles conduisent à la question du sujet :la première distingue deux expressions de la violence (ASH), la seconde (dans CQFD n° 3) concerne la réponse à la demande (2).

« En premier, les ASH citent Pierre Benghozi qui pose la différence entre violence et agressivité. “Aspect dérivé d'une agressivité qui n'a pas été enten- due, les violences traduiraient, essentiellement des souffrances d'appartenance, associées par exemple au père, aux problèmes de déracinement, d'exclusion... D'où la nécessité de sortir du débat entre répression, éducative ou curative, pour développer des mesures multipartenariales à tous les niveaux.” Cette démonstration fait consensus. L'agressivité est un moment structurant du rapport à l'autre, traversé par tout sujet aux prises à la désaliénation d'avec ses figures parentales. Si cette agressivité fondamentale de l'homme est concernée, il est opportun d'ouvrir des espaces culturels à son dépassement, des lieux d'inscription du sujet naissant au social et des accès à son appartenance au groupe et à ses discours.

Se libérer de l'autre

«Mais concernant la violence que faire ? Elle se montre quand “un” rencontre un “autre”, perçu, à juste titre ou non, comme tirant profit de la dépendance et de l'empêchement dans lesquels il le tiendrait comme sujet ; la violence correspond au mouvement pour se libérer de cet autre. L'autre contre lequel “on” se bat, invoqué dans tous les travaux du social : c'est le Père. Jusqu'au XIXe siècle, sa figure dans le discours était celle du tyran, disposant du droit de vie et de mort sur femmes et enfants. Depuis, les pères sont devenus généreux et compréhensifs ; il est donc inconcevable d'avoir à s'en défendre. Pourtant nos auteurs ne modifient pas cette idée : la violence répond au père. Mais, alors comment ?

« En filigrane, on peut lire : 1) il faut donner au sujet ce qu'il réclame et le comprendre ; 2) les causes humanitaires le font, satisfaisant en cela les politiques de la publicité qu'elles leur offrent, là où les travailleurs sociaux sont carrents. Dans le dernier CQFD, H. Hartzfeld, réécrivant la fable du Petit Chaperon rouge, retrace l'étrange position masochiste du travailleur social qui s'auto-flagelle sans trouver d'issues aux accusations croisées d'incompétence qu'il subit, coincé entre le marteau des politiques (administratifs et politiques voulant des résultats) et l'enclume des usagers. Aurions-nous si peu d'estime de nous et du savoir de notre profession sur son acte, pour ne parvenir à formuler aucune réponse ?

« Un blocage semble rendre impossible à nommer en quoi les praticiens provoquent la violence. Criant à l'incompréhension des autorités, ils ne sont pas bien loin de comprendre que l'usager, pris dans le discours où l'Autre doit tout et tout comprendre, se révolte. N'est-il pas dit partout que chacun a droit à être aidé, ne doit manquer de rien, ni être forcé, doit être compris ? Alors que fait le travailleur social ? Il ne donne pas tout cela en effet ! De plus, il ne comprend rien..., et il déprime de défaillir ainsi à son devoir. Pourtant, il n'est pas sans savoir la limite de son acte. Elle est inhérente à la structure du sujet : “le sujet ne peut être sauvé par un autre que lui-même”. Toto n'est jamais content de ce qu'on lui donne : c'est pas ça qu'il voulait !L'autre, il comprend jamais rien !... Donner est un art, chacun le sait à sa manière. Nous savons tous ce que savaient déjà les religions en accordant sa limite, celle de la pitié méprisante, au geste charitable.

« Le discours politique, dans la démocratie veille à ne pas susciter la violence. Il se fonde sur ceci :la contrainte, la privation ne sont pas le moyen pour l'homme de produire de l'homme. A juste titre, la démocratie consciente soutient le partage et l'entraide. Pris dans l'économie d'une société opulente, la possession des objets fait signe du bonheur. Que la vie se fasse sur ce fond d'un bonheur matériel donné par la société, d'une compréhension offerte par la science, voilà la logique où se crée le lien social inter et trans-générationnel et le travail social qui leur correspond. Véritable malaise dans la civilisation : l'objet, sa possession est un dû, a compréhension de l'être aussi.

« Or, la démocratie n'existe que de la séparation des pouvoirs législatifs et exécutifs. Le politique est radicalement séparé du social, sauf à risquer le totali-tarisme. Le savoir sur le bonheur de l'homme ne peut appartenir aux poli- tiques. Les travailleurs sociaux le savent : leur acte n'est pas discours. De même que le politique n'est pas dupe de ses illusions, de même le praticien sait en professionnel, que ce bonheur ne tient pas au don d'un objet ou d'un bien venu de l'extérieur. Il sait aussi qu'il n'y a rien de plus terrible à accepter par l'homme que son propre bonheur, celui dans lequel il doit assumer de rencontrer l'horreur de sa propre jouissance. Freud et Lacan ont nommé cela du terme de pulsion de mort. Nous savons : il n'y a rien moins que ce qu'il demande, que le sujet craint le plus de posséder. Il ne pourrait plus jouir, en toute méconnaissance, de sa plainte et de sa servitude envers un Autre qui aurait et saurait tout. Dans les années 75, je disais : s'il suffisait de mettre des psychotiques avec les chèvres du Larzac pour les guérir, cela se saurait. Je peux paraphraser : s'il suffisait de donner à l'homme des biens pour qu'il soit heureux, cela se saurait aussi. Le couple du maître et de l'esclave ne serait plus, et les guerres auraient disparu de la surface de la terre ! Mais, l'homme est ainsi fait qu'il ne suffit pas de satisfaire à l'explicite de sa demande pour qu'il y convienne. Le praticien, tous les jours confronté à l'insondable puits de cette souffrance humaine, en sait quelque chose. Il déprime.

« Cette déprime,  est-elle le produit d'un sentiment d'incompétence ou le fruit d'une désillusion ? Cette déprime est-elle le fait d'une faute, à réparer par l'amendement des compétences ou le signe éthique d'une profession où l'impuissance du praticien marque le seuil de liberté qu'il offre au sujet pour accepter de faire son propre bonheur parmi et avec les autres ?

« Mon étonnement ici : nul n'ose dire, comme s'il s'agissait d'une faute juridiquement condamnable de ne pas être Superman. Alors, toute une profession ne voulant pas faire perdre à ses maîtres les pouvoirs où ils ont assis leurs illusions, déprime, se culpabilise... Quoi d'étonnant alors que les usagers leur renvoie leur incapacité en les agressant, pour donner raison au mépris dans lequel ils se tiennent eux-mêmes ?

« Il ressort : au-delà de sa déprime, acceptant son impuissance, le praticien social ne peut-il y soutenir sa compétence ? Celle-ci ne serait-elle pas dans la limite accordée à son acte de ne pouvoir faire sa vie à la place d'autrui, parce que cette limite rouvre au sujet la liberté de penser, de choisir, de se comprendre et nous le dire, pour créer avec nous le monde de demain ? Cette impuissance n'est-elle pas un gage de démocratie ?

Besoin n'est pas désir

«En second, H. Hartzfeld s'interroge comme nous sur la spécificité ré-actualisée du travail social comme réponse à... : “Où les bénévoles ont-ils appris à faire le diagnostic d'une demande ?” En effet, si la réponse n'est pas préformée, si elle ne relève pas de la maîtrise de l'homme par l'homme, dons ou punitions, si elle attend la compétence du praticien, celle-ci ne constitue-t-elle pas la spécificité du travail social ?

« Le bénévole fait un acte politique qui sert à sa guérison car il le fait appartenir à la communauté. De son action il n'est pas maître de l'usage qu'en fera le politicien.

« Le praticien social lui, n'attend pas d'être sauvé par ses clients - on peut l'espérer - mais de plus doit faire le diagnostic de la demande. Je re-formule : la demande recouvre-t-elle un besoin ou appelle-t-elle au désir ? Le besoin nécessite d'être assouvi. Le désir est infini, il est au fond d'être aimé. Lire la demande, distinguer l'objet du besoin de l'objet du désir, c'est conduire le sujet sur ses pas à lui dans un espace de discours. Confondre besoin et désir, croire donner l'objet de son désir au sujet c'est le faire mourir avant de voir naître un homme, une femme avec ses capacités de rêver, de parler et de créer son bonheur pour demain.

« Cette tâche ne s'effectue-t-elle pas dans l'alternance dialectique, soit à partir de ce que le social définit comme besoin ou désir, soit à partir de ce que le sujet considère comme son désir. Certes il est déprimant de ne pas détenir plus le bonheur d'autrui que le sien. Mais, cela ne signe-t-il pas une prise de conscience de la profession, et le deuil d'une toute puissance de la science et de la technique sur l'homme ? Ne comprenons-nous pas mieux la violence actuelle due à la trop grande bonté hypocrite des discours, où le sujet se trouve coi, ne peut rien reprocher à l'Autre, et surtout ne peut assumer le courage de ses pleurs dans la conquête de sa propre voie au bonheur. Accompagner le sujet dans le chemin des réalisations de sa vie, c'est dire et accepter ce moment d'impuissance, où l'on a pensé et revendiqué que l'autre ne savait pas, ne pouvait rien pour nous... gage de notre liberté.

« La compétence ne serait-elle pas de créer un discours et des savoirs véhiculant que cet “échec” constitue la garantie même de l'acte ? Faire du “rien” c'est trouver le mot juste, laisser la parole au sujet, c'est un art de la mesure dont le praticien doit rendre compte dans l'art de lire l'écart entre besoin et désir, entre l'un et l'autre. Restituer au sujet l'espace d'être acteur de sa participation à la création du social, c'est prendre le temps, long, sans gloire, silencieux, d'accompagner le sujet dans la réalisation de soi-même et dans l'apprentissage des connaissances qui lui seront nécessaires. »

Martine Fourré Permanente de lieu de vie. Psychanalyste. Docteur en psychologie. 234, bd Voltaire - 75011 Paris -Tél. 01 43 71 92 62 -E-mail : martinefourre@wanadoo.fr

Notes

(1)  Voir ASH n° 2153 du 11-02-00.

(2)  Cahiers de CQFD n° 3 - c/o Cedias : 5, rue Las-Cases - 75007 Paris.

Tribune Libre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur