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Vivre avec le sentiment d'échec

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Impuissance, isolement, épuisement... Nombre d'intervenants sociaux et médico-sociaux vivent au quotidien avec l'impression de ne pas être à la hauteur de la tâche. Quelles réponses - à l'échelle du territoire, de l'établissement, ou de l'individu -apporter ?

Des troubles qui persistent ou s'aggravent chez un enfant. Une rupture au sein d'une cellule familiale. Des conflits entre intervenants, à l'origine d'atermoiements ou de décisions non concertées. Une agression... Autant de situations susceptibles d'engendrer un sentiment d'échec chez les professionnels des secteurs sanitaire, social et médico-social, d'autant plus fragilisés qu'ils exercent auprès de familles, de jeunes et d'enfants eux-mêmes en échec. Ce sentiment naturel, voire salutaire, s'il permet de tirer les leçons de ses erreurs, peut, mal géré et mal assumé, devenir envahissant et paralyser l'action. Ou encore, dénié, refoulé, conduire au cynisme ou à l'enfermement dans des certitudes absolues.

Un trait de la modernité

« Le sentiment d'échec des professionnels : comment en sortir ? », s'est-on interrogé au cours des dernières journées montpelliéraines de psychiatrie de l'enfant et des professions associées (1). « C'est impossible », avertit Laurent Visier, sociologue appartenant au centre d'analyse et d'intervention sociologique (CADIS) de l'Ecole des hautes études en sciences sociales : « Le sentiment d'échec, à dissocier de l'échec lui-même, est une caractéristique majeure de notre monde contemporain. Il faut apprendre à vivre avec, sans se laisser engloutir. » C'est, en effet, l'un des paradoxes de la modernité : l'efficacité des professionnels - quels qu'ils soient : intervenants sociaux, mais aussi membres du corps médical, enseignants... - n'a jamais été, objectivement, aussi grande. Ils n'ont cependant jamais autant eu l'impression de faillir. « Nous ne vivons plus dans ce monde enchanté où l'action d'intérêt général avait un caractère sacré », souligne le chercheur. L'autorité professionnelle n'est plus donnée par le statut et les rôles ne sont plus aussi clairement définis : à chacun d'imaginer son action, de l'articuler avec celle d'autres intervenants, de développer des compétences... En même temps, les institutions « couvrent » moins. Chaque professionnel peut être sommé par tout un chacun d'expliquer et de justifier son action. Les marges de liberté, auparavant extrêmement faibles, se sont donc considérablement accrues, parallèlement à la mise en cause des responsabilités. « On peut de plus en plus de choses et, par conséquent, on se sent plus souvent en échec », résume Laurent Visier.

Alors, que faire ? « Socialiser cette question de l'échec », défend, pour sa part, le sociologue, qui anime des rencontres entre professionnels d'horizons divers intervenant dans deux quartiers en difficulté de Toulouse, dans le cadre du contrat de ville. Leur objectif : rendre possible une analyse commune des situations, faire comprendre à chacun qu'il s'inscrit dans de nouvelles problématiques sociales et améliorer le dialogue (voir encadré). Autre stratégie, profiter de cette liberté nouvelle, moderne, pour inventer d'autres leviers permettant d'agir. « Ce qui augmente le plus le sentiment d'échec, c'est la conscience de ne pas avoir de prise sur les événements. Or les travailleurs sociaux sont à rude épreuve, entre l'enclume des drames individuels et le marteau d'un système social qui génère de la précarité et de l'exclusion  », note en effet Jean-François Costes, éducateur spécialisé dans l'Hérault. Afin d' « avoir prise » sur le cours des choses, les uns créent, par exemple, un système d'accompagnement précoce et intense à la parentalité par une équipe médico-sociale (2). Les autres imaginent des ateliers (menuiserie, ébénisterie, ferronnerie...) permettant aux jeunes en échec scolaire ou mal intégrés dans les établissements médico-sociaux de plonger dans la réalité de la production, de redonner sens à ce qu'ils apprennent, tout en préservant les plages de leur emploi du temps ordinaire dont ils peuvent tirer profit (3). « Ces ateliers, souligne Jean-François Costes, permettent aux enseignants et aux travailleurs sociaux de sortir du sentiment d'impasse : de témoins passifs d'une situation douloureuse, ils deviennent acteurs de la construction d'un projet. »

Institutionnaliser la disponibilité

L'une des caractéristiques, cependant, du sentiment de faillite des professionnels du social est, qu'au-delà de leur fonction, il fragilise leur être même. « Des motivations très intimes comme le souhait d'aider, l'oubli de soi, les conduisent souvent à choisir cette carrière. Face à l'échec ou à l'agressivité, ce sont elles qui sont touchées. Le sens qu'ils donnent à leur mission en est bouleversé », explique Roland Reyne, chef de service à l'Association de protection de l'enfance et de l'adolescence (APEA), à Montpellier (4). C'est la raison pour laquelle cette association de 70 salariés travaillant en milieu ouvert et soumis à de fréquentes remises en question au sein des familles, a « institutionnalisé » la disponibilité des cadres et des psychologues pour la reprise indirecte des situations. A tout moment, par exemple au retour d'un rendez-vous difficile, les intervenants socio-éducatifs peuvent trouver une porte ouverte, une oreille attentive. Les cadres, membres de la hiérarchie, ont vocation à repréciser les missions, à faire valoir le point de vue de l'institution face à la situation exposée. L'écoute des psychologues, de nature différente, se situe dans une optique de soutien inconditionnel sur le plan personnel. « Les aider à décrypter certains de leurs mécanismes inconscients, à découvrir des angles d'observation différents, fournir un modèle d'analyse qui fait défaut quand on est dans l'action, voilà qui peut soutenir, même si finalement notre intervention reste modeste », explique Nicolas Duchesne, psychologue à l'APEA. Lequel revendique également une « éthique relationnelle », puisqu'il s'agit d'apporter une aide ponctuelle sans aller jusqu'à la thérapie. Autre élément phare de ces entrevues informelles, le « partage émotionnel, central », qui permet de dédramatiser, d'introduire une touche d'humour. « On connaît depuis toujours les réunions d'équipe, de régulation... Mais, restant trop souvent sur le plan purement intellectuel et négligeant la dimension affective et émotionnelle de l'échange, elles sont inefficaces pour apaiser les souffrances », renchérit Michèle Maury, professeur de pédopsychiatrie à l'hôpital Saint-Eloi à Montpellier.

L'écoute institutionnelle, le partage, avec d'autres, de ses affects, représentent autant de moyens de lutter contre le sentiment d'échec et le burn out, l'épuisement professionnel. Un stress qui peut prendre plusieurs formes : de la frustration, la démoralisation, la perte de confiance en soi à la détérioration de la santé. En passant par la « déshumanisation » du patient ou de l'usager, le non-respect de sa dignité, voire, dans les cas extrêmes, les violences institutionnelles (5). Ce mal insidieux « provient d'un déséquilibre entre les exi- gences internes et externes auxquelles sont soumis les professionnels et les ressources de l'individu et de son environnement », souligne Charles Aussilloux, professeur de pédopsychiatrie à l'hôpital la Colombière, à Montpellier.

Une question de reconnaissance

Par endroits, cependant, les équipes ne savent comment remédier à ce déséquilibre. Le manque de moyens et les conditions de travail détériorées engendrent la détresse. Telle celle de ce cadre socio- éducatif d'un foyer de l'enfance dans le sud-est de la France, décrivant son « sentiment d'impuissance totale » face à la fermeture de tous les lits psychiatriques pour enfants et adolescents dans son département. Conséquences : les structures d'aide sociale à l'enfance doivent accueillir des jeunes qui nécessiteraient une thérapie. « Sans soutien, sans relais, nous sommes dans l'impossibilité totale d'une prise en charge et devons faire face à des agressions physiques graves. C'est une tragédie pour les équipes », témoigne-t-il, évoquant aussi le manque de considération à l'égard des professionnels appelés à jouer les pompiers de service. « Les moyens sont toujours insuffisants. Le vrai problème, c'est le rapport entre ceux qui nous sont accordés et ceux accordés à d'autres », résume Charles Aussilloux. Qui rappelle au passage le malaise ontologique de ces professions, «  confrontées à la difficulté d'être reconnues par le corps social pour ce qu'elles coûtent plus que pour ce qu'elles apportent ».

Céline Gargoly

LAURENT VISIER : « LES ACTEURS DE TERRAIN ONT L'IMPRESSION D'UN MONDE INCOMPRÉHENSIBLE »

Quel est le but de la recherche- formation que vous animez à Toulouse avec l'anthropologue Geneviève Zoia ? - La politique de la ville fixe le cadre d'un partenariat des différents acteurs d'un territoire. Notre objectif est de faire en sorte qu'il fonctionne effectivement sur le terrain. Pour cela, il faut ensemble produire des analyses de situation et faire agir les représentations que les uns et les autres ont sur le quartier. Pour mettre en place des coopérations, il faut des diagnostics communs. C'est pourquoi depuis juin 1999 et jusqu'en avril, au Mirail et dans les quartiers nord, nous réunissons en groupes pluriprofessionnels, par niveaux de responsabilité, des agents publics - de l'ANPE, de la CAF, îlotiers, enseignants... - ou chargés d'une mission de service public, comme le personnel d'associations socio- éducatives. Que disent les acteurs de terrain ? - Ce qui émerge le plus rapidement, c'est le défaitisme, le sentiment que les tâches qui leur sont imparties ne sont pas réalisables. Les instituteurs, par exemple, ont souvent l'impression de passer les neuf dixièmes de leur temps à ne pas exercer leur métier. Pour les travailleurs sociaux, le sentiment d'échec est moins clair. A priori, ils pensent que leur mission convient davantage à la situation : ils sont là pour traiter les problèmes. Mais que des difficultés imprévues surgissent, une agression, par exemple, et ils se retrouvent alors démunis, avec le sentiment, eux aussi, que leur action n'est plus possible. Quel est le rôle du sociologue dans cette action ? - Il doit amener aux acteurs de terrain, qui ont souvent l'impression de se trouver devant un monde incompréhensible, des clés de lecture, des outils d'analyse. Mais ces connaissances théoriques doivent être formulées de façon mobilisable, ajustées à la capacité des acteurs de s'en saisir. Dans cette tâche nous ne sommes pas seuls, nous invitons, lors de séances « ouvertes », des intellectuels, des magistrats, des journalistes... Quels résultats concrets visez-vous ? - Evidemment, on ne va pas obtenir en moins d'un an une modification du fonctionnement institutionnel. En revanche, si on arrive à modifier le regard que les professionnels portent sur le quartier, ses habitants, les autres professionnels, on atteindra le but en partie. Propos recueillis par C. G. Laurent Visier est sociologue. Contact : Faculté de médecine de Montpellier - Département sciences humaines -Tél. 04 67 60 11 44.

Notes

(1)  Organisées les 9 et 10 décembre 1999 par l'Association de formation et de recherche sur l'enfant et son environnement (AFREE) et les services de médecine psychologique enfants/adolescents du CHU de Montpellier - AFREE : BP 5584 - 34072 Montpellier cedex 3 - Tél. 04 67 45 36 91.

(2)  Contact : Agence départementale « services de la solidarité » Montpellier-Sud - 1555, chemin de Moularès - 34070 Montpellier - Tél. 04 99 13 75 30.

(3)  Contact : Association ETAP - Les ateliers de Bentenac : Bentenac - Route des Cabanes - 34130 Mauguio - Tél. 04 67 29 52 45.

(4)  APEA : 69, avenue de Toulouse - 34070 Montpellier - Tél. 04 67 42 66 44.

(5)  Voir l'enquête « violence » du CSTS, ASH n° 2153 du 11-02-00.

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