« Même patrie aux pauvres, aux chômeurs, aux correctionnaires et aux insensés » :cette phrase de Michel Foucault qui décrit les hôpitaux généraux créés sous le grand renfermement de Louis XIV, montre bien que la question du territoire commun entre misère sociale et maladie mentale ne date pas d'hier. « Alors que le XVIII e siècle offrait le même traitement à tous, par l'accueil en hôpital général, la difficulté actuelle résulte de l'articulation périlleuse de deux champs professionnels, distincts dans leurs missions et leurs financements », explique Isabelle Guesdon, psychiatre lilloise, vice-présidente du Réseau national souffrance psychique et précarité (RNSPP) (1).
Néanmoins, franchir les barrières qui séparent le sanitaire du social ne s'avère pas impossible, comme en témoigne la collaboration avec des travailleurs sociaux, initiée, dans le Nord, par des acteurs de la santé mentale. Convaincus que permettre l'accès aux soins des personnes en situation de précarité fait partie intégrante des missions de la psychiatrie de service public, les docteurs Isabelle Guesdon et Christian Müller ont respectivement réuni, sur le territoire du Grand Lille et sur celui de la Vallée de la Lys, des équipes qui s'efforcent de travailler autrement.
Dans le Grand Lille (la métropole et sa banlieue), l'équipe mobile Santé mentale et précarité, baptisée Diogène, a vu le jour au printemps 1997 (2). A l'origine de sa mise en place, une recherche- action sur la santé mentale des personnes sans domicile fixe. Elle a permis à des psychiatres lillois de rencontrer les travailleurs sociaux exerçant dans des centres d'accueil de jour, des centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) et des foyers d'accueil d'urgence. « Nous avons entendu leur désarroi devant les manifestations de détresse psychique, toujours croissante et de plus en plus visible, de leurs clients, et leurs difficultés, aussi, à utiliser le système du secteur psychiatrique », explique Isabelle Guesdon, responsable de Diogène. De leur côté, les praticiens des services de psychiatrie concernés par l'étude, faisaient état des problèmes de relogement décourageants, voire insurmontables, auxquels ils se heurtaient face aux réticences des associations à admettre en leur sein d'ex-patients « psy ». Les soignants évoquent aussi l'inadéquation du concept de sectorisation pour ces « sans-secteur » : du fait du regroupement des foyers d'accueil dans l'agglomération lilloise, la file active du centre hospitalier peut compter jusqu'à 25 % de sans-abri. Quand les autres hôpitaux de la banlieue proche de Lille n'en reçoivent qu'occasionnellement.
Partant de ces constats, le dispositif Diogène a été imaginé pour tenter de mettre en lien les acteurs du soin et ceux de la grande précarité. Pas question, pour Isabelle Guesdon, d'un réseau-ghetto qui serait dédié à la « clinique » des personnes en situation d'exclusion. Le but de Diogène n'est pas de soigner, mais de proposer une écoute spécialisée aux intéressés, là où ils vivent - accueils de jour, foyers, ou rue - et, le cas échéant, de les orienter et de les accompagner sur le chemin d'une consultation ou d'une hospitalisation dans les structures sectorisées. A cet effet, le montage réalisé sous la responsabilité des autorités de tutelle (DDASS, agence régionale de l'hospitalisation), et formalisé dans une convention, implique trois hôpitaux, les sept secteurs de psychiatrie publique couvrant le Grand Lille, et 17 associations qui travaillent auprès des exclus. C'est exclusivement dans le cadre de ces dernières et à leur demande, qu'interviennent les soignants de Diogène. Chacun d'entre eux est le référent de l'une ou de plusieurs d'entre elles.
Réunie autour d'Isabelle Guesdon, détachée pour 40 % de son temps, de l'établissement public de santé mentale de Lille Métropole, l'équipe est composée d'un secrétaire, d'une psychologue à temps plein, et de huit infirmiers psychiatriques à mi-temps, recrutés dans les différents secteurs sur la base du volontariat. Tous continuent, par ailleurs, à exercer en ambulatoire ou à l'hôpital. « Cela évite de trop nous spécialiser dans la précarité et nous permet, dans nos services d'origine, de mieux travailler avec le champ social- et d'en fournir les clés d'accès à nos collègues -, par exemple pour résoudre un problème d'hébergement à la suite d'une hospitalisation », explique Eliane Capelle, l'une des infirmières de l'équipe. Sur leurs lieux de travail respectifs, les membres de Diogène s'efforcent aussi de sensibiliser les soignants à l'intrication des problèmes psychiques et sociaux des personnes sans-abri. Car les manifestations de la souffrance sont souvent camouflées derrière de multiples plaintes d'ordre socio-économique.
Symétriquement, les référents de Diogène offrent un appui aux professionnels travaillant avec les exclus, pour leur permettre de mieux comprendre la santé mentale et faciliter leurs contacts avec les équipes de secteur. Ce soutien, ponctuel ou régulier - lors, par exemple, de réunions de synthèse -, est fonction des besoins des travailleurs sociaux. De la même manière, l'intervention, dans leurs structures, des infirmiers et de la psychologue de Diogène auprès des personnes hébergées, se fait soit au coup par coup, à la demande des partenaires, soit par la tenue de permanences à jour et heures fixes. C'est ainsi qu'Eliane Capelle se trouve chaque jeudi en fin de journée, au CHRS Martine-Bernard, puis en début de soirée, à la résidence Abej Accueil (centre d'hébergement d'urgence et hôtel social). « L'infirmière de l'anxiété », comme elle se présente souvent, pour éviter le qualificatif de « psy », y est à la disposition des gens que les travailleurs sociaux lui ont signalés - à condition qu'ils poussent sa porte. Celle-ci est également ouverte à tous ceux qui viennent spontanément vers elle. Le but de ces consultations ?Repérer l'éventuelle symptomatologie psychiatrique présentée par les résidents. Le cas échéant, l'infirmière évalue la prise en charge la mieux adaptée (consultation en CMP ou hospitalisation), et participe aux démarches nécessaires à sa réalisation, accompagnant au besoin sur place les intéressés. Quant à ceux dont les difficultés ne justifient pas le recours à une structure de soins, mais qui ont besoin d'un soutien, Eliane Capelle les revoit - en général trois ou quatre fois -, lors de permanences ultérieures.
« Inévitable, compte tenu des problèmes de santé des gens à la rue, ce rapprochement avec le médical est très intéressant pour nous, en particulier pour faire la jonction avec les centres hospitaliers », estime Thierry Wouters, responsable du SAMU social, l'une des structures partenaires de Diogène. Celui-ci apprécie aussi, chez l'infirmière psychiatrique qui, trois demi-journées par semaine, accompagne les éducateurs en maraude, son approche et son écoute particulières des personnes très désocialisées.
En amont de la grande exclusion, c'est à tenter d'enrayer la spirale de la désaffiliation que s'emploie, quant à elle, l'équipe de santé mentale de la Vallée de la Lys, dirigée par le docteur Christian Müller - également membre du RNSPP (3). Sur ce territoire semi-rural, regroupant dix communes à une vingtaine de kilomètres de Lille, il n'y a d'ailleurs pas de sans-abri proprement dit. Mais des gens en situation précaire souvent en souffrance psychique. C'est notamment le cas à la résidence Flandria, le foyer Sonacotra d'Halluin. Environ 200 hommes y vivent, très isolés ; dans huit cas sur dix, ils sont au chômage, les autres sont des retraités, voire des adultes handicapés. Ressentant comme une « urgence citoyenne », la nécessité d'aller au-devant de personnes dont il suspectait les besoins, Christian Müller a obtenu l'accord du maire et du directeur de l'établissement, pour commencer, dans la résidence Flandria, à développer le dispositif « Psychiatrie et précarité ».
Plutôt que d'attendre, « en “bons” cliniciens, cette fameuse demande, élaboration indispensable à tout préalable de prise en charge thérapeutique, nous avons plutôt choisi d'enfiler nos bottes de travailleurs de secteur et d'aller nous présenter - un infirmier psychiatrique et moi-même - aux résidents », précise Gladys Mondière, psychologue de l'équipe. Les soignants ont notamment expliqué le fonctionnement du centre Trieste : chaque jour, entre 16 h et 18 h, un groupe ouvert, animé par un infirmier, accueille autour d'un café
- sans rendez-vous, ni formalités - quiconque a envie de venir. Par ailleurs, l'équipe de santé mentale a aussi établi une convention avec le directeur du foyer pour louer une petite maison qui est implantée sur le site de la résidence. Quatre patients, sortant d'hôpital mais ayant besoin d'un suivi et d'un espace intermédiaire pour préparer leur réinsertion, peuvent y séjourner de façon temporaire. Sans limite de temps imposée. Les habitants de cette maison-relais, comme ceux du foyer, ont aussi la possibilité de participer à un atelier d'expression plastique, animé par deux artistes professionnels. Dans le souci de réunir plus largement encore « inclus » et exclus, ces activités artistiques devraient d'ailleurs s'ouvrir à l'ensemble de la population d'Halluin, grâce à un partenariat élargi à la municipalité.
Pour accroître l'accessibilité des soins psychiatriques, les acteurs de santé mentale du secteur multiplient également les contacts personnels avec les différents intervenants susceptibles d'avoir à connaître des difficultés des habitants : élus, professionnels des services sociaux, centres de PMI et maisons de retraite, médecins généralistes et infirmières scolaires, notamment.
Fruit de convictions partagées sur les missions du service public et le respect de la personne, l'articulation avec les soignants se fait naturellement. « Il n'y a rien de formel ni d'arrêté, mais en fonction des besoins, l'un ou l'autre prend l'initiative de passer un coup de téléphone ou de susciter une réunion, et nous nous retrouvons toujours sur l'essentiel », affirme Martine Soyer, responsable du centre communal d'action sociale d'Halluin. Il aura néanmoins fallu auparavant que les psy fassent, au sein de son service, un important travail pour « apprivoiser » les travailleurs sociaux. « Encore fragile, cette relative banalisation de la psychiatrie dans nos esprits, nous permet maintenant de restituer au public ce que nous-mêmes avons réussi à accepter », souligne-t-elle.
Pivots de ce dispositif de mise en synergie du social et du médical, la psychologue et les infirmiers psychiatriques du secteur jouent un rôle fondamental. Notamment en participant, dans de nombreux sites non spécifiques à l'accueil des exclus, au repérage des personnes en difficulté. « Si on ne les cantonne pas à de la sous-traitance de problématiques secondaires, soutient Christian Müller, les infirmiers peuvent - maintenant qu'on a dépassé le stade asilaire -développer cette fonction de veille, essentielle en termes de santé communautaire. » Estimant révolue l'époque où les praticiens pouvaient « se dire qu'il ne faut pas se salir les mains dans le social », Christian Müller reconnaît partager, avec d'autres, une croyance « un peu folle » dans un idéal de santé publique, que porterait une culture commune, médico-socio-politique.
Caroline Helfter
(1) Voir ASH n° 2136 du 8-10-99.
(2) Diogène : 21 bis, rue Ampère - 59130 Lambersart - Tél. 03 20 93 58 76.
(3) Centre de santé mentale Trieste : 180, rue de Lille - 59250 Halluin - Tél. 03 20 27 98 60.