« Le fichage des populations défavorisées s'intensifie ». La Ligue des droits de l'Homme (LDH), le Collectif informatique, fichiers et citoyenneté et le Collectif pour les droits des citoyens face à l'informatisation de l'action sociale ont décidé, le 3 mars, de relayer les craintes des travailleurs sociaux vis-à-vis des dérives de l'informatisation dans le secteur et du « fichage dans un casier social » des personnes défavorisées. Trois assistants sociaux ont témoigné, sous couvert de l'anonymat (« pour se protéger des pressions fortes, et parfois insoutenables, auxquelles ils sont déjà soumis sur le terrain » ), des pratiques de fichage, en cours ou en projet, dans leur ville ou département. Des pratiques « représentatives de ce qui se passe sur l'ensemble du territoire français », a expliqué Pierre Suesser, membre du Collectif pour les droits des citoyens face à l'informatisation de l'action sociale (1).
Des risques pour les usagers et les pratiques
Premier dispositif incriminé : le logiciel ANAISS, mis en place progressivement dans 16 caisses régionales d'assurance maladie (CRAM) et 4 caisses générales de sécurité sociale. Ce système - destiné, selon la caisse nationale d'assurance maladie, à « rendre homogène l'ensemble des données des services sociaux [pour] les exploiter statistiquement » - comporte des « typologies sensibles, des listes de formulations pré-définies dans lesquelles les assistants sociaux doivent obligatoirement “caser” les usagers », ont expliqué les organisations. Figurent ainsi dans le catalogue des « problèmes à traiter » : « difficulté d'exécution d'un rôle », « insatisfaction dans les relations sociales », « conflits interpersonnels », etc. « Toutes ces expressions sont péjoratives, stigmatisantes et relèvent d'une interprétation subjective. En outre, elles dénaturent nos pratiques : les travailleurs sociaux n'ont pas l'habitude d'inscrire ce genre d'informations dans leurs dossiers », a commenté une assistante sociale qui se refuse à utiliser ANAISS.
Et de dénoncer également l'obligation de saisie des données, générée par le logiciel lui-même (les champs à saisie obligatoire conditionnent l'entrée progressive dans le logiciel) mais aussi formulée par la hiérarchie. « Nous subissons des injonctions orales, écrites pour rentrer les données. On nous fait comprendre qu'un refus pourrait avoir des répercussions sur notre notation annuelle. En plus, la direction supprime les dossiers “papier” que nous utilisions avant. Cela ne nous laisse d'autre choix que d'utiliser ANAISS. » Ce ne sont pas les seuls problèmes engendrés par le logiciel : il y a aussi la « violation du secret professionnel ». De fait, depuis juillet, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a autorisé les assistants sociaux souhaitant réaliser « des actions collectives » à avoir accès à « des informations concernant des assurés dont ils n'assurent pas habituellement le suivi ».
Les publics non avertis
Second cas pointé : les « fiches familiales » informatisées mises en place, depuis janvier 1988, au conseil général de la Moselle. Elles aussi comportent des typologies stigmatisantes pour les usagers. Lesquels d'ailleurs « n'ont pas été avertis de l'informatisation des services », a noté une assistante sociale. Egalement mis à l'index : deux logiciels SAGAS et GEREMI - l'un concernant les bénéficiaires de l'aide sociale à l'enfance (ASE) et l'autre, les allocataires du RMI - dont les travailleurs sociaux de la Moselle ont découvert l'existence « lors d'une formation ». « Ils permettent d'avoir accès à un nombre impressionnant d'informations : montant des aides financières, motif des placements d'enfants, historique des contrats d'insertion... », a repris l'assistante sociale . « Nous n'étions pas au courant. Nous nous sommes senti trahies : on nous demande de remplir des dossiers de plus en plus détaillés, et voilà le résultat... »
Dernier exemple de fichage : le projet de mise en place d'un « fichier central des populations » dans la ville de Belfort, qui permet d' « enregistrer des informations nominatives sur toutes les personnes entrées en contact avec le CCAS, quelle que soit la nature de leur demande ». Le risque est grand, a mis en garde un employé du CCAS, d'aboutir à « un fichage des pauvres et des précaires ».
Manque de vigilance de la CNIL « Avec ces dispositifs, on stigmatise non seulement les populations en difficulté, mais on “enferme” le point de vue des professionnels du social dans des formulations alors que ces derniers ont l'habitude d'envisager le contexte global », a conclu Pierre Suesser, insistant sur le risque d' « asservissement à des modèles pré-établis ».
Devant ces dérives, les organisations ont déploré les manquements de la CNIL, qui s'expliquent par « un manque de moyens, mais aussi par l'absence de personnes compétentes en matière sociale ». Elles ont, par ailleurs, jugé « illusoire » de compter sur le ministère de l'Emploi et de la Solidarité pour apporter des garanties déontologiques.
En dépit de tout cela, les deux collectifs et la LDH ont réitéré le fait qu'ils ne s'opposent pas à l'informatisation. Mais ils réclament des garanties : l'utilisation des seules données « objectives et factuelles » et l'association au processus d'informatisation « des travailleurs sociaux et des usagers ». Pour aider en cela les professionnels, ils leur proposent d'ailleurs une brochure d'information - Pour des droits sociaux sans casier social - qui fait le tour de la question (2).
(1) Voir également l'entretien qu'il a accordé au site Internet des ASH.
(2) Disp. à la Ligue des droits de l'Homme, commission informatique - 27, rue Jean-Dolent - 75014 Paris - Tél. 01 44 08 87 29 ; au Collectif informatique, fichiers et citoyenneté c/o AILF : 5, rue de la Boule-Rouge - 75009 Paris - Tél. 01 43 73 32 82 ; au Collectif pour les droits des citoyens c/o SNMPMI : 65/67, rue d'Amsterdam - 75008 Paris - Tél. 01 40 23 04 10.