Actualités sociales hebdomadaires :Depuis 1992, une série d'études ont examiné la question des minima sociaux et de l'exclusion sociale. Votre travail n'est-il pas juste un rapport de plus ? Jean-Michel Belorgey : C'est une étape supplémentaire. Par rapport aux travaux menés par Bertrand Fragonard et Marie-Thérèse Join-Lambert sur les minima sociaux (1) et à ceux des divers groupes d'études sur la condition des chômeurs, ce travail a deux ambitions originales. Tout d'abord, nous avons essayé d'articuler les réflexions sur les nouveaux modes de régulation du marché du travail (2), celles sur l'architecture des dispositifs de protection sociale et celles sur l'adéquation des systèmes de prise en charge aux besoins et trajectoires des usagers les plus fragiles. Soit un ensemble d' analyses présentées d'habitude de façon juxtaposée et indépendante les unes des autres. Deuxièmement, même si nous ne prétendons pas arrêter un programme gouvernemental, nous essayons de définir une stratégie d'ensemble. Et de relier la réflexion sur l'avenir du travail dans nos sociétés à celle sur les formes de solidarité à reconstruire. Ce qui explique, d'ailleurs, que notre rapport navigue constamment entre une approche, à certains égards, planétaire et des mesures extrêmement pointues. Quel est votre principal constat ? - Il est relativement sévère. Depuis 15 ans, l'évolution du système d'indemnisation du chômage, fondé sur la stabilité de l'emploi du travailleur et de sa famille, a été à contre-courant de ce qu'exigeaient la croissance quasi continue du chômage et le développement des formes partielles et discontinues de l'emploi. Et il n'a plus été en mesure d'assurer efficacement la couverture de populations précaires de plus en plus nombreuses. Les différentes tentatives pour le réformer ont eu pour effet de pénaliser les plus fragiles, voire de les exclure de l'assurance chômage. D'où le transfert de nombre de chômeurs de longue durée vers le RMI ou plus généralement vers l'assistance. Conçu comme le dernier filet de sécurité pour combler les failles du système de protection sociale, le RMI dérive ainsi vers une couverture chômage particulière. Une évolution qui, au-delà de son coût pour la collectivité, ne peut être que préjudiciable matériellement et psychologiquement pour les intéressés. Que proposez-vous ? - L'objectif de nos préconisations est simple. Il s'agit de mieux articuler la protection sociale avec l'évolution du marché du travail et de redonner cohérence à un système qui l'a perdue. Et dans une perspective où le retour à l'emploi ne résoudra pas en soi le problème de la précarité, il s'agit de reconstruire une sécurité des trajectoires personnelles et un meilleur partage des responsabilités, cohérent avec le nouveau régime d'emploi qui se dessine. Nous proposons ainsi de cheminer de façon beaucoup plus déterminée vers ce qu'on appelle les marchés transitionnels, c'est-à-dire d'organiser plus efficacement les transitions entre les périodes d'emploi et de non-emploi, d'emploi à temps complet et temps partiel. Reprenant à notre compte un certain nombre de propositions déjà formulées, nous invitons aussi à clarifier les conditions de partage des risques liés aux fluctuations du marché de l'emploi. Il importe également de définir de nouveaux droits pour tenir compte des nouvelles formes de travail et de subordination. En particulier en instaurant un droit commun de l'activité professionnelle pour tous les travailleurs, salariés ou non, ou en mutualisant l'emploi par le développement des groupements d'employeurs. Comment améliorer le système d'indemnisation du chômage ? - Le régime d'indemnisation du chômage, d'assurance ou de solidarité, reste peu ouvert aux catégories de salariés ayant des carrières discontinues. Il faut assouplir les règles d'accès tout en articulant davantage prestations chômage et aides à l'emploi. Ce qui suppose de clarifier le rôle des partenaires et de développer une gestion coordonnée aux niveaux national et local pour éviter les concurrences. Il faut réintroduire un tripartisme intelligent entre les partenaires sociaux et l'Etat et sortir du jeu des méfiances croisées, dans une gestion collective responsable du régime d'indemnisation. On ne peut plus avoir des strates qui s'ignorent ou qui se déversent les unes sur les autres. Il est indispensable qu'on sache comment se répartit l'effort collectif, sur quelles ressources il est financé, et au profit de quels bénéficiaires. Au vu de la complexité et de l'incohérence du système des prestations, certains préconisent d'unifier le système sous forme d'une allocation universelle. Quelle est votre analyse ? - Sur cette question, les membres du groupe ont analysé avec une rigueur, presque sans précédent, les vertus comparatives mais aussi les limites des systèmes d'allocation universelle, de crédit d'impôt ou apparentés. Notre conclusion, c'est qu'indépendamment de l'idée que l'on peut se faire de l'avenir du travail dans la société, ils ne constituent pas une réponse réaliste aux enjeux actuels. En effet, le souci d'optimiser les ressources publiques, la nécessité d'adapter les réponses à des situations individuelles très diversifiées ne plaident guère en faveur d'un dispositif automatique d'allocation universelle. Lequel risquerait de conduire à un délitement des autres mécanismes de couverture sociale, sans garantir aux plus fragiles des niveaux de ressources à la hauteur de leurs besoins. Ou alors avec un coût insupportable pour la collectivité. Dans le contexte actuel où le travail reste une valeur centrale - mais non exclusive - de l'appartenance à la société, nous préférons donc une solution intermédiaire de garantie de revenu en cas de non-emploi et de soutien à la reprise d'activité par des formules d'intéressement plus durables et plus efficaces que celles actuellement en vigueur. Comment alors harmoniser les minima sociaux ? - La fusion de tous les minima sociaux, dont plusieurs répondent à des situations différentes, est impossible. Par contre nous proposons de fusionner le RMI, l'API et l'assurance veuvage comme l'avaient envisagé les rapports Fragonard et Join-Lambert, tout en conservant un avantage financier aux personnes qui ont un jeune enfant dont elles doivent assumer seules la charge ou qui sont confrontées à une rupture. Enfin, de manière à éviter que le RMI ne tienne lieu de sous-minimum vieillesse pour les personnes de moins de 65 ans ayant dû cesser leur activité après une carrière courte et/ou à faible revenu, il paraît souhaitable de le majorer pour les plus de 60 ans. Par ailleurs, afin de garantir une continuité de revenu aux chômeurs dont l'indemnisation est en dessous du seuil du RMI, nous demandons que ces derniers se voient servir, au même guichet, leur allocation de chômage et leur allocation différentielle. Beaucoup déplorent le faible niveau du RMI. Faut-il le revaloriser ? - Les revalorisations récentes n'ont fait que rattraper le retard pour une prestation dont le niveau s'est fortement dégradé par rapport au SMIC. La revalorisation du RMI nous paraît donc effectivement nécessaire. Elle pourrait prendre la forme de la suppression du forfait- logement. Lequel revient finalement à diminuer l'allocation de RMI pour tous, excepté pour ceux qui sont à la rue. En effet, seuls 8 % des titulaires perçoivent l'intégralité de leur prestation. Au-delà de la revalorisation financière qu'implique une telle mesure, c'est une façon, nous semble-t-il, de ne pas sanctionner doublement les personnes qui ne sont pas logées de façon autonome et de reconnaître que cette situation a un coût. Comment rendre le système de protection sociale plus lisible ? - Le système tel qu'il fonctionne, avec les effets des périodes de référence, des avantages liés à un statut, de la combinaison mal maîtrisée des droits individualisés (comme l'assurance chômage) et des droits plus ou moins familialisés (liés à la composition du ménage et à ses ressources), débouche sur des discontinuités aberrantes dans les revenus des personnes. Si l'on veut progresser vers davantage de lisibilité et de prévisibilité, il faut en sortir. La recherche à plus long terme d'une vraie cohérence des dispositifs suppose donc de renforcer le poids du droit individuel par rapport au droit familialisé en faisant évoluer simultanément les dispositifs de protection sociale et fiscale. Nous suggérons ainsi de transformer les minima sociaux en minima par personne adulte et de développer le rôle du revenu minimum pour enfant. Et parallèlement, de distribuer les allocations familiales dès le premier enfant et de les intégrer au revenu imposable, en supprimant le quotient familial. Une étude serait à mener pour envisager les différentes étapes d'une telle réforme. Comment mieux adapter les droits aux situations des usagers ? - Dans cet objectif, nous plaidons pour une conception rénovée des prestations qui deviendraient des « droits interprétables ». Concrètement, il s'agit de reconnaître dans la loi, un droit à prestation, d'un montant non prédéterminé, sinon dans le cadre d'une fourchette, et de l'ajuster au plus près des besoins objectifs à partir d'une analyse individuelle des situations. Y compris quand il y a des chutes brutales de revenus ou un écart important entre les ressources encaissées et celles disponibles. C'est le vieux modèle de l'aide sociale quand elle fonctionnait bien. Il s'agit, là encore, d'une réflexion à long terme qui suppose une modification radicale de la formation des guichetiers, un changement très profond de la législation et un renversement de la logique qui a prévalu ces derniers temps. Nous estimons nécessaire, pour le moins, dans l'immédiat, de lisser les effets de seuil avec des barèmes dégressifs. La création d'une garantie de revenu pour les jeunes, sur laquelle aujourd'hui beaucoup s'accordent (3), n'est-elle pas incontournable ? - Même si l'on améliore de façon décisive le système de prise en charge et de formation des jeunes, on ne peut pas courir le risque social de voir se multiplier les situations dramatiques d'abandon des jeunes qui ne rentrent dans aucun dispositif. Il nous paraît donc nécessaire de prévoir un filet de sécurité, un droit résiduel à une « allocation jeunes isolés » pour ceux ne bénéficiant d'aucune autre prise charge. Dans notre esprit, cette prestation ne devrait concerner que 70 000 jeunes, si nos autres préconisations sont prises en compte. En effet, nous proposons aussi de « rattraper » bon nombre de ces publics en améliorant leur couverture par l'assurance chômage (allongement des périodes de référence pour les courtes périodes d'activité) ou en leur garantissant un vrai droit de tirage social à une formation indemnisée. Qu'est-ce qui vous apparaît le plus novateur ? - Je crois que rarement un rapport public a montré, de façon aussi nette, combien la complexité liée à la combinaison de prestations d'inspiration différente et aux fluctuations des situations individuelles rendaient les choses invivables pour les usagers. Il faut en finir avec un dispositif de protection sociale qui, faute de s'intéresser suffisamment à l'impact des législations sur les populations, n'embrasse plus le vivant. Propos recueillis par Isabelle Sarazin
(1) Voir ASH n° 2060 du 27-02-98.
(2) Notamment, les réflexions de long terme soulevées par les rapports Boissonnat pour le Plan et Supiot pour la Commission européenne.
(3) Voir ASH n°2153 du 11-02-00.