C'est un rapport d'étape pour le moins dérangeant que doit présenter, le 15 février, devant le Conseil supérieur du travail social (CSTS) - qui, pour la première fois, devrait se réunir sous la présidence de Martine Aubry - le groupe de travail sur « la violence ». Livrant notamment les résultats du questionnaire « violence », diffusé par les ASH (1), il dresse - selon les premiers éléments en notre possession - un état des lieux sévère du secteur. Qu'elles soient subies par les usagers ou les travailleurs sociaux, les violences et l'insécurité seraient en partie induites par le fonctionnement des institutions et les pratiques professionnelles. Manque de projet de service, absence de dialogue, de soutien de la hiérarchie, inadaptation des missions... Le travailleur social serait renvoyé en permanence à sa solitude, elle-même génératrice d'insécurité et donc de violence vis-à-vis de l'usager.
Voilà la perception brutale des professionnels de terrain, qui, pour la première fois, de façon massive (2), osent mettre des mots sur leurs maux. Et témoigner de ce vécu douloureux, sournois, d'une violence, à leur encontre ou à celle des usagers, parfois, dans une sorte de pacte de silence. En ce sens leur plainte ne peut laisser indifférent. Au-delà de la souffrance exprimée et malgré les limites de l'enquête par questionnaire, elle interpelle les institutions et le sens même des missions des professionnels. Aussi, faut-il d'abord prendre cette photographie ponctuelle des perceptions des acteurs comme une sérieuse mise en alerte.
Provocations et menaces
Le constat est sans appel : « L'établissement n'assure pas, ou n'assure plus, la sécurité nécessaire de sa population et de son personnel. » A la question, « qui est victime de violence dans les établissements ? », 44,8 % des répondants citent à la fois les travailleurs sociaux et les usagers ; 17,3 % ne nomment que les membres du personnel et 13,6 % que les usagers. Seulement 22,6 % des établissements n'ont connu aucune situation de violence ces trois dernières années. Et 12,2 % estiment en avoir vécu plus de dix au cours de la même période.
Comment s'exprime la violence à l'encontre des travailleurs sociaux ? Les professionnels sont visiblement mal à l'aise pour se prononcer. Ainsi le taux de non-réponses avoisine les 25 %. Signe, sans aucun doute, de leur difficulté à parler d'un sujet aussi sensible, qui les renvoie à un sentiment de culpabilité. Les violences agies restent rares : les travailleurs sociaux sont confrontés à des provocations (7,9 % « souvent » et 32 % « parfois » ), des menaces verbales (7,7 % « souvent » et 21,3 % « parfois » ), des injures (8,6 % « souvent » et 14,7 % « parfois » ). Elles font partie de leur « lot quotidien ». Beaucoup moins mentionnées, les atteintes directes existent pourtant. Si 50 % notent ne « jamais » subir de menaces physiques, 7,5 % en connaissent « parfois » ; 3,9 % des professionnels avouent être « parfois » agressés physiquement. De plus, 3,2 % indiquent être « rarement » l'objet d'agressions sexuelles et 1,7 % « rarement » menacés par une arme.
La tendance est la même à l'égard des usagers. Les actes de violence dépassent exceptionnellement le stade de la provocation. Pourtant, les usagers semblent plus touchés par les atteintes directes. Il y a « parfois » des menaces et des agressions physiques, selon respectivement 12,9 % et 11,6 % des personnes interrogées. Et « parfois » des agressions sexuelles, selon 10,2 % des enquêtés.
Le constat est clair : la violence existe et sa fréquence a augmenté pour 63,7 % des répondants. Quant aux réponses apportées, elles apparaissent insuffisantes. Environ 40 % des établissements et services sont perçus comme n'assurant pas la sécurité des professionnels et des usagers. En outre, 25 % des travailleurs sociaux avouent gérer « assez mal », voire « pas du tout », les violences verbales. Taux qui atteint même 50 % pour les violences physiques. Des chiffres pour le moins préoccupants dans un secteur spécialisé dans la prise en charge de populations en difficulté, souligne le rapport. Dans la majorité des cas, les réponses passent par la référence à l'autorité d'un tiers. 27 % des violences sont signalées à la direction de l'établissement. Dans 16 % des cas, elles font l'objet d'une plainte. Cela aboutit à des sanctions disciplinaires (selon 12,18 % des répondants), judiciaires (1,71 %), voire une exclusion (10 %).
Comment expliquer les violences des populations prises en charge ? Si 30 % des travailleurs sociaux l'attribuent à une problématique sociale (précarité ou évolution de la situation familiale), 25 % estiment qu'elles viennent en réaction à des violences institutionnelles ou sont motivées par un accroissement des tensions entre le service public et les usagers. Au-delà des causes évidentes de la précarité sociale, cette violence serait ainsi, pour les travailleurs sociaux, « engendrée par le système lui-même ». Ce qui leur semble alors le plus insupportable, c'est d' « être en incapacité de répondre aux demandes des publics » (15,87 %), de « vivre un sentiment d'impuissance » (13 %), de « ne pas se sentir reconnus dans son travail » (11,34 %), de « se sentir culpabilisé » (9,82 %), d' « être atteint dans l'estime de soi » (6,76 %)... Autant d'expressions qui témoignent d'un vécu douloureux et d'un profond sentiment d'échec dans leur mission.
Mais là ou les réponses sont particulièrement éclairantes, c'est sur le peu de place accordé à l'usager et au professionnel au sein des institutions. Dans seulement 48,3 % des cas, les employés ont participé à l'élaboration du projet de l'établissement ou du service. Chiffre qui tombe à 17,6 % pour les populations accueillies. Et, quand il existe un conseil d'établissement, celui-ci n'a un rôle effectif que dans un peu plus d'un tiers des cas.39 % des répondants relèvent ainsi des écarts entre le projet et sa mise en œuvre. Phénomène accentué par l'absence de procédure d'évaluation, dans 43,8 % des cas. Pourtant, les projets élaborés en commun et évalués sont « un des moyens de légitimer les missions des travailleurs sociaux » et de garantir des réponses aux usagers, défend à juste titre le groupe de travail. Ils peuvent ainsi éviter des phénomènes de violence institutionnelle, c'est-à-dire coproduite par l'usager, le travailleur social et l'institution. Et là, on touche à un problème de fond. Pour plus de 60 %des professionnels, ce n'est pas l'infrastructure des établissements, ni la procédure d'accueil, qui seraient en cause lors de phénomènes de violence. Le risque viendrait davantage de la philosophie des interventions.
Mais si les projets sont mis en cause, les missions des intervenants sociaux qui en découlent, ne sont pas non plus épargnées. Et sur ce point, les résultats du questionnaire sont pour le moins inattendus. En effet, 40 %des professionnels estiment que la spécificité de leurs missions engendre de la violence ; pour 30 %, celle-ci est directement induite par leur pratique et, pour 47 %, par l'établissement. Ainsi, au-delà du fonctionnement institutionnel, le professionnel, par le type même de son intervention, peut produire de la violence. L'analyse met clairement en évidence que celui-ci opère seul (à 63,5 %) qu'il travaille en relation individuelle, avec des familles ou des groupes. Sachant que les enquêtés ne sont que 38 % à estimer être préparés à travailler en groupe ou en famille.
On peut également s'interroger sur la nature de la souffrance ressentie par les travailleurs sociaux et les usagers. Plutôt qu'à de la violence, ne renvoit-elle pas à un sentiment d'insécurité ? C'est cette hypothèse que développe le groupe de travail, arguant du fait que la violence agie n'a pas significativement augmenté, alors que les incivilités et provocations se sont accrues. Cette analyse serait d'ailleurs corroborée par les chiffres. 90 % des enquêtés déclarent ressentir un sentiment d'insécurité dans leur travail - même si ce n'est que « rarement » pour 46,4 % - et 48 % perçoivent des signaux d'alarme. Et ce qui leur semble le plus insupportable, c'est lorsque l'usager est lui-même en insécurité. Selon l'hypothèse du groupe de travail, le professionnel se sentirait alors menacé dans sa propre sécurité, parce qu'il se sait seul face à la situation. Une solitude d'autant plus pesante que la parole circule peu dans l'institution. En effet, il n'y a qu'un seul répondant sur trois à déclarer que les questions de violence sont suffisamment abordées dans le service. Et lorsque les professionnels disent être soutenus, c'est essentiellement par leur équipe (76,3 %), leur direction (55 %) ou leur réseau de professionnels (52,9 %). Par contre, ils se sentent isolés de leur commission de surveillance (25 %), mais surtout du conseil d'administration (33,2 %). Une déconnexion entre l'acteur et le politique qui ne peut qu'accentuer la violence institutionnelle
Globalement, la violence reste donc un sujet tabou et difficile à dévoiler. Ces non-dits ne font que renforcer le sentiment d'insécurité, qui devient alors « une violence muette ». Et qui peut s'exprimer sous d'autres formes. 40 % des travailleurs sociaux avouent avoir des troubles du sommeil et surconsommer du tabac (19,03 %). Un peu plus de 25 % des intervenants déclarent avoir eu au moins deux arrêts de travail ces trois dernières années, dont 8 % plus de trois arrêts. Et seuls 50 % des répondants affirment que ces derniers ne sont pas liés à des problèmes de violence. Même si le silence est de mise sur ces questions, au vu du fort taux de « non-réponses », « le travail social souffre ». « Il est capable de décrire et de s'indigner face aux souffrances des usagers, mais il ne peut exprimer ses propres souffrances ». En cause avant tout, le sentiment de solitude, source d'insécurité et donc générateur de violence ou d'une réponse inadaptée.
Décrypter la violence
Alors comment gérer et prévenir les violences ? Les propositions du groupe de travail visent « à mettre en avant la recherche du sens de la violence dans une perspective de restructuration des liens ». En effet, selon l'hypothèse développée par Pierre Benghozi, président du groupe de travail, par ailleurs psychiatre et psychanalyste, violence et agressivité doivent être distinguées. Alors que « l'agressivité interpelle le lien et convoque l'autre, la violence est désubjectivante, destructrice et symbolicide ». Aspects dérivés d'une agressivité qui n'a pas été entendue, les violences traduiraient, selon lui, essentiellement des souffrances du lien d'appartenance, associées par exemple au père, aux problèmes de déracinement, d'exclusion... D'où la nécessité de sortir du débat entre options répressive, éducative ou curative, pour « développer des mesures multipartenariales à tous les niveaux ». La prévention des violences s'inscrit ici dans une approche globale de lutte contre toutes les exclusions.
Ainsi les propositions, qui devraient être approfondies dans le rapport final, mettent l'accent sur une meilleure adaptation des objectifs éducatifs à la société, le renforcement des formations professionnelles, l'accroissement du partenariat avec la justice ou la police, une meilleure qualité des coordinations entre les différents services, le rôle des CHSCT... Elles insistent également sur le développement des lieux d'écoute, de débat et de réflexion pour les professionnels et les usagers. « La parole et le signalement doivent se substituer au pacte de conspiration du silence, trop longtemps entretenu, à condition que cette parole soit protégée ». Autre suggestion : faire vivre les projets de service et prévoir, lors de leur conception, la mise en place de signaux d'alarme et un traitement de la violence ; ou encore créer une charte et convention des usagers. Enfin, le groupe de travail plaide pour l'élaboration d'un guide méthodologique sur l'approche des phénomènes de violence à destination des professionnels en relation avec le public ou la création d'un Observatoire national et européen des violences.
Il n'en reste pas moins qu'au-delà de sa prévention et sa gestion, la violence interpelle le sens même du travail social. « La façon dont il est exercé est-elle de nature à pallier le risque de dissolution du lien social et de la violence qui en résulte ? », s'interrogent les rapporteurs. Vaste débat que soulève en creux le questionnaire, renvoyant finalement à une réflexion politique sur le travail social.
Isabelle Sarazin
(1) Voir ASH n° 2103 du 22-01-99.
(2) Voir, néanmoins, notre enquête de terrain - ASH n° 1967 du 22-03-96.