Passer des années en France et n'avoir d'autre choix, à l'âge de la majorité, que de quitter le territoire ou plonger dans la clandestinité. Voilà l'avenir réservé aux mineurs étrangers qui, chaque année, par centaines, arrivent seuls et sans papiers dans l'Hexagone. En effet, la protection que leur offre leur statut de mineur - ils ne peuvent être expulsés - ne rend pas leur situation plus facile pour autant. A 18 ans, ils tombent sous le coup des lois de restriction de l'immigration, à moins d'avoir pu obtenir un titre de séjour. Ce qui tient, dans la plupart des cas, de la gageure. Face à cette « situation inadmissible », qui réduit à néant le projet de vie construit entre-temps, six associations d'aide à l'enfance, à l'initiative de l'Association Jean-Cotxet, ont décidé de se mobiliser en organisant un colloque sur le sujet (1). L'occasion de témoigner de la détresse de ces jeunes, mais aussi d'apporter des informations juridiques aux équipes éducatives et aux travailleurs sociaux, souvent démunis quand ils essaient de dénouer ces situations administratives très complexes .
« L'un des problèmes, pour les associations que nous rencontrons, est l'absence de règles claires », a expliqué Abdallah Bouhamidi, directeur de l'association Jeunesse Culture Loisirs Technique (JCLT). Triste conséquence, l'issue des démarches engagées apparaît, souvent, des plus aléatoires. En fait, « il n'y a pas de règles. Cela dépend de l'ingéniosité et de l'imagination du travailleur social, de son sens de la débrouillardise, de ses entrées et de ses réseaux. Cela dépend grandement des convictions des fonctionnaires des préfectures, de leur lecture plus ou moins ouverte des lois et des circulaires. » De quoi expliquer le malaise des travailleurs sociaux - flagrant lors de cette journée - qui se retrouvent, en outre, « soumis à des injonctions paradoxales difficilement gérables », entre les dispositions légales de protection des mineurs en danger et la législation sur l'immigration. Rien d'étonnant, alors, à ce que certains s'interrogent sur la finalité même de leur mission. Car, comme le disait une éducatrice, « quelle est donc la finalité de l'action éducative, si elle ne peut s'inscrire ni dans le temps, ni dans un statut identitaire ? ».
Force est de constater que les mineurs étrangers sans papiers vivent de plein fouet la confrontation entre deux logiques institutionnelles, celles de protection et de contrôle des flux migratoires. Conséquence, des blocages multiples, institutionnels et politiques, qui débutent dès que se pose la question de la prise en charge. « En forçant le trait, nous pourrions dire que personne ne veut prendre en charge ces enfants. Pour certains, s'en occuper revient à leur donner de faux espoirs d'intégration ou encore à cautionner des filières d'immigration clandestine. Résultat ? Les services se renvoient la balle. C'est toujours à l'autre - à l'Etat, aux services départementaux d'aide sociale à l'enfance (ASE), voire même à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) - de démarrer la prise en charge. Cela conduit parfois à des situations kafkaïennes, mais aussi à une certaine forme de violence, à force de vouloir faire rentrer ces enfants dans les catégories institutionnelles des uns et des autres », a commenté Hervé Hamon, président du tribunal pour enfants de Paris et de l'Association des magistrats de la jeunesse et de la famille.
Ainsi, comme le rappelle Michèle Creoff, juriste au Groupe d'information et de soutien des immigrés (GISTI), « certains départements refusent de faire jouer l'article 56 du code de la famille qui fait obligation à leur service d'aide sociale à l'enfance d'accueillir tout mineur sans représentant légal. Ils estiment trop souvent que l'accueil de ces enfants n'est pas de leur ressort, mais de celui de l'Etat. » D'autres blocages relèvent de la machine judiciaire. Certains juges refusent de demander l'ouverture d'une tutelle, parce que cela validerait, de fait, la présence de ces jeunes en France. Ou bien, parce que cela risquerait de provoquer des dégâts psychologiques. « Il faut insister auprès du juge des tutelles, ne pas se contenter de refus oraux mais l'obliger à rendre des décisions pour pouvoir, alors, faire jouer les recours », commente Evelyne Sire-Marin, juge des tutelles au tribunal d'instance, dans le XIe arrondissement parisien. Et d'enjoindre les travailleurs sociaux à « former » les juges des tutelles à la problématique des mineurs étrangers sans papiers : « Il faut savoir qu'il n'y a pas de formation initiale, ni continue, sur ce sujet à l'Ecole nationale de la magistrature. »
Les difficultés liées à la prise en charge des mineurs étrangers ne sont pas les seules. D'autres, plus difficiles à résoudre encore, surgissent pour réussir à avoir des papiers et éviter l'expulsion à 18 ans. Comme l'a rappelé Jean-François Martini, juriste au GISTI , « si les mineurs entrés avant l'âge de 10 ans sur le territoire français se voient délivrer une carte de séjour temporaire, portant la mention “vie privée et familiale” et obtiennent de plein droit un titre de séjour à 18 ans, rien n'est prévu pour les mineurs arrivés après l'âge de 10 ans ». Et encore faut-il distinguer les différentes situations. Les jeunes venus rejoindre leurs parents, installés régulièrement en France, vont parfois utiliser la carte étudiant. « Un piège, selon Jean-François Martini. Elle semble une bonne solution sur le moment, mais elle n'est renouvelée que s'il y a une inscription à l'université et elle ne permet pas de travailler à plein temps. » Autre possibilité :essayer de se faire délivrer la carte « vie privée et familiale » au motif qu'un éloignement du territoire français aurait un impact disproportionné sur la vie familiale. Reste, comme l'a reconnu le GISTI, que, « pour l'administration, cette disposition a un caractère subsidiaire. On a vu beaucoup de jeunes s'engager dans ce type de démarches et essuyer un refus à la préfecture. »
A fortiori, les choses ne sont pas plus simples quand les parents sont installés irrégulièrement en France. Car la régularisation de la situation des parents ne signifie nullement celle des enfants. Faut-il faire, alors, jouer la procédure de regroupement familial ? Il faut savoir que cette démarche ne peut être entreprise qu'une année après la régularisation des parents et si le mineur est hors du territoire français. « La possibilité ouverte en 1997, par voie dérogatoire, de faire un regroupement familial sur place, sans obliger le mineur à quitter le territoire pour y revenir, est aujourd'hui épuisée », a précisé Jean- François Martini. Seule solution restant ? « Exiger une dérogation auprès du préfet, qui a toujours la possibilité de l'accorder. »
Demeure la question, tout aussi problématique, des mineurs isolés. Ils sont près de 200 à arriver chaque année sur le territoire pour rejoindre des parents, pour fuir des troubles graves dans leur pays d'origine ou des cas de maltraitance (2). Certains peuvent trouver une solution dans l'obtention du statut de réfugié, qui leur permet de bénéficier d'une carte de séjour de dix ans. Mais la candidature au droit d'asile est semée d'embûches : le jeune doit d'abord être reconnu officiellement mineur, déposer sa demande directement à la préfecture, s'il a plus de 16 ans, ou à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), s'il a moins de 16 ans. Et il doit alors être représenté au plan légal. Commence la course à la tutelle, avec les difficultés déjà évoquées. Quant aux autres mineurs isolés, ils n'ont qu'une possibilité de régulariser leur situation. En effet, les services départementaux d'aide à l'enfance, qui les prennent en charge, peuvent (au titre de l'article 21-12 du code civil) déposer une demande d'acquisition de la nationalité française auprès du tribunal d'instance. Une décision lourde de conséquences. « La possibilité faite aux services d'aide sociale à l'enfance de demander l'acquisition de la nationalité française ne doit pas être considérée comme le sésame du maintien en France. Il faut faire très attention aux conséquences que cela peut avoir sur la construction de l'identité », met en garde Chantal Ventura du Service social d'aide aux émigrants (SSAE ). « Qu'est-ce, en effet, que la naturalisation, si elle ne se greffe pas sur une identité clairement repérée et un processus d'identification librement accepté et intégré ? », s'interroge Abdallah Bouhamidi.
Toutes ces difficultés, outre le fait qu'elles sont un obstacle à la construction d'un projet de vie, ne facilite pas le travail d'accompagnement et de soutien de ces jeunes en souffrance. « Ils sont, à la fois, en situation d'exil extérieur, mais aussi intérieur. Celui-ci se traduit par un double phénomène :une culpabilité liée aux ruptures, aux abandons, aux départs et aussi le recours à une histoire réinventée, ou tout au moins arrangée, de son identité », analyse Abdallah Bouhamidi. Une chose est sûre : prendre en compte la spécificité de ces trajectoires de vie dans l'accompagnement éducatif nécessite un travail en réseau et inter-associatif. Dont acte, puisque les six associations organisatrices du colloque ont décidé de se constituer en comité pour prolonger leur action.
Anne Fairise
C'est la première fois que des associations d'aide à l'enfance organisent un colloque sur la situation des mineurs étrangers sans papiers… - Il y a de réels besoins d'échanges d'expériences et d'informations sur les moyens d'intervention à mettre en œuvre auprès des administrations. A l'origine, nous nous sommes saisis de la question à la demande des éducateurs qui accompagnent ces jeunes dans nos associations. Ce colloque était pour nous un pari. Son succès montre bien que cette préoccupation est partagée par beaucoup. Nous avons été débordés par les demandes d'inscription : près de 1 500 personnes souhaitaient y assister, mais nous ne pouvions accueillir qu'un tiers d'entre elles. Quel va être l'objet du comité associatif que vous avez créé ? - Avec ce comité, qui sera lancé dès les premiers mois de 2000, nous voulons poursuivre le travail inter-associatif initié avec ce colloque et être un lieu d'échanges d'informations. Nous souhaitons également être un recours pour les travailleurs sociaux qui rencontrent des difficultés et nous faire entendre, peser sur les pouvoirs publics. Nos six associations représentent un poids non négligeable [3 221 salariés en 1998 et 20 853 situations de jeunes et de familles suivies en une année] et nous espérons que de nombreuses autres viendront nous rejoindre. Nous les y invitons. Envisagez-vous d'ouvrir sa composition à des représentants des administrations ? - Il est trop tôt pour le dire. Cette action est naissante et il nous faut d'abord en délimiter les contours. Mais cela pourrait être envisagé. Les travailleurs sociaux employés dans les administrations, comme les services départementaux d'aide sociale à l'enfance (ASE), ne sont-ils pas confrontés aux mêmes difficultés que nous ? Propos recueillis par A. F. Dominique Guillaume est directeur général de l'Association Jean-Cotxet.
(1) Le 14 décembre à l'Unesco, à Paris : Association Jean-Cotxet, les Associations départementales pour la sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence (ADSEA) des Yvelines et de Seine-et-Marne, l'association Jeunesse Culture Loisirs Technique (JCLT), l'Association nationale de réadaptation sociale et Moissons nouvelles - Contact : Association Jean-Cotxet : 52, rue Madame - 75006 Paris - Tél. 01 45 49 63 80.
(2) Voir ASH n° 2058 du 13-02-98.