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Les turbulences de l'adieu à l'enfance

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Apprendre à se détacher pour mieux se retrouver : tel est l'un des enjeux du travail d'adolescence, qui bouscule les protagonistes et exige un réaménagement de leurs relations, afin que chacun s'inscrive, à sa place, dans la chaîne des générations.

Agaçants et séduisants, égocentriques et généreux, fragiles et péremptoires, secrets et exubérants, ces paradoxes ambulants ont un nom : ce sont les adolescents. Déstabilisés par les étranges métamorphoses qui les affectent, ils posent aussi question à leurs parents : comment reconnaître, dans ces imprévisibles mutants, leurs chers enfants d'antan ? Mis à l'épreuve par la mue adolescente, le cocon familial doit métaboliser les acceptations et désengagements nécessaires à l'autonomisation réciproque de ses membres. L'alchimie de ces réajustements faisait récemment l'objet d'une journée de réflexion, organisée à Paris par la Fondation de France et la revue Enfances et Psy   (1).

Des renoncements croisés

« L'adolescent a un travail considérable à effectuer pour passer de la position d'individu physiquement et psychiquement immature, au statut de sujet ayant pu s'approprier son corps, sa pensée et son histoire », explique Maja Perret Catipovic, responsable d'un centre de prévention du suicide à Genève. Qu'elle s'effectue de façon tumultueuse ou silencieuse, l'adolescence implique une multitude de remaniements, dont une partie a trait à la relation parents-enfants. A cet égard, un véritable tour de force est demandé aux jeunes, souligne la psychologue : ils doivent, en effet, parvenir à se séparer de leurs parents, tout en continuant à vivre avec eux, c'est-à-dire élaborer le deuil des parents idéalisés de l'enfance et du lien incesteux entretenu avec eux, en leur présence et malgré leurs résistances à se laisser déloger du piédestal.

Pour que de nouveaux investissements puissent avoir lieu et que l'adolescent devienne un adulte aussi libre que possible de ses choix, il doit notamment se sentir le droit de disposer de son corps. Cruciale pour lui, cette question est aussi particulièrement épineuse pour ses parents, comme en témoigne, par exemple, l'intolérance que ces derniers manifestent souvent lorsque l'adolescent signifie les limites de son intimité. Accepter de ne plus considérer le corps de leur enfant comme étant sous leur seule responsabilité, sans vivre cette « expropriation » dans le rejet, est l'un des efforts exigés des parents. Mais il ne leur faut pas seulement composer avec les changements de l'adolescent ; ils doivent aussi en intégrer les conséquences dans leur propre vie.

Or l'adolescence de leurs enfants, précise Didier Lauru, psychiatre et psychanalyste, se situe dans une période où les parents, notamment du fait de modifications hormonales, vivent une sorte de temps de suspension sur le plan sexuel. « Passagère ou durable, cette “sexopause” a précisément lieu quand leurs enfants deviennent aptes à procréer, et donc à s'inscrire dans la chaîne des générations. Les parents sont ainsi poussés d'un cran vers l'échéance de leur déclin, alors même qu'ils doivent simultanément faire face au vieillissement, voire à la mort, de leurs propres parents. »

Par ailleurs, la confrontation par laquelle l'adolescent s'oppose à eux met aussi les parents aux prises avec les fantômes de leur propre passé. Ils se trouvent perturbés par des questionnements qui, comme par hasard, font écho aux problématiques vécues lorsqu'ils étaient eux-mêmes adolescents et qui ont probablement été, alors, mal cicatrisées ou mal résolues, ajoute Didier Lauru. Cet adolescent qu'ils ont en face d'eux, vibrant de ses premiers émois, réveille l'adolescent enfoui dans les adultes qu'ils sont devenus, ce qui en conduit certains - particulièrement ceux qui disent ne pas avoir eu de jeunesse - à rechercher alors de nouveaux partenaires amoureux.

Ce jeu entre présent et passé qui réactive chez les adultes, au mitan de leur vie, de multiples émotions dont ils pensaient qu'elles ne les concernaient plus, embrouille un peu plus les fils ténus de la communication entre les générations. De la même manière, les adolescents, pris dans la dialectique dépendance- autonomie, réactualiseraient, dans une certaine mesure, la façon dont, bébés, ils ont vécu les processus d'attachement et de séparation avec leurs parents, explique le psychiatre Franck Zigante.

La construction d'une sécurité interne

Il n'y a pas de liens directs de causalité entre l'adéquation des interactions précoces et les ressources des jeunes à l'adolescence. Néanmoins, estime Philippe Jeammet, professeur de psychiatrie (2), « des relations marquées par l'insécurité pendant la petite enfance, constituent un facteur de vulnérabilité considérable pour l'avenir ». Comme un bateau insuffisamment lesté est la proie des courants, un individu aux « assises narcissiques » instables risque de manquer du minimum de confiance lui donnant à penser que, malgré toutes les vicissitudes, cela vaut quand même la peine de vivre. Cette sécurité interne, poursuit Philippe Jeammet, est avant tout faite de la qualité de la relation entretenue par le petit enfant avec son environnement, dans les premières années de sa vie - et notamment la première. Ainsi, plus la mère, du fait de son équilibre interne personnel, participe à l'inquiétude de son enfant, plus elle le rend dépendant d'elle ; lui, en miroir, la rendra dépendante de lui, par de multiples caprices, conflits d'opposition et plaintes corporelles qui deviennent, à l'adolescence, des figures centrales d'aménagement d'une distance relationnelle et d'une différenciation minimales.

De subtils ajustements

Si, pour construire sa personnalité, il ne faut pas se confondre avec les autres, on a pourtant besoin de s'en nourrir. Or, faute de limites et de frontières ayant permis, dès le départ, que les échanges avec l'entourage se fassent dans une relative aisance, l'individu se sent en permanence menacé d'être « absorbé » par autrui. Ce qui explique, précise Philippe Jeammet, le lien étroit qui existe entre son degré d'insécurité interne et la violence que l'on manifeste tant vis-à-vis de soi-même et des autres, que dans ses positions idéologiques : « C'est l'ampleur de notre propre besoin incorporatif qui rend l'autre si dangereux. » Une crainte que les jeunes expriment, à leur manière, en disant : « ma mère me prend la tête ». Sauf que, explique le psychiatre, l'adolescent ne se sentirait pas ainsi envahi s'il n'était pas, lui-même, en attente d'une reconnaissance de sa valeur et de son intérêt. A cet égard, l'investissement du petit enfant par ses parents sera pour lui un atout déterminant, sa vie durant. Mais là encore, tout est une question de dosage : pour se défendre d'un lien trop « incestuel » et rétablir une juste distance, un des moyens de l'adolescent peut être de mettre en échec les espoirs qu'on fondait sur lui.

Proches mais pas enchevêtrés : il faut faire entrer de l'air dans cette enveloppe quasi maternelle qu'est la maison familiale. En la matière, le jeu que peuvent introduire les grands-parents dans une relation parents-ados trop étouffante, voire l'éloignement du jeune, vivant, temporairement en internat, s'avère souvent très bénéfique. Pour lui, mais aussi pour ses parents qui, d'évidence, ont également besoin de souffler.

Anxieux, perdus, épuisés, ne sachant plus que dire ni que faire, martyrisés aussi parfois, ils sont nombreux à téléphoner à Inter Service Parents, essentiellement, préoccupés par leurs adolescents : contrairement au passé où la majorité des questions portaient sur la petite enfance, près de deux appels sur trois, aujourd'hui - sur les quelque 37 000 enregistrés l'an dernier - concernent les 10-19 ans. « On sent les parents beaucoup plus en difficulté que les adolescents qui, de leur côté, contactent le Fil Santé Jeunes », commente Martine Gruère, directrice de l'Ecole des Parents d'Ile-de-France, dont dépendent ces deux services d'écoute. Et plus la famille est fermée sur elle-même, précise la psychologue, plus il y a de tensions, entre étouffement et explosion.

Angoisses polarisées sur le scolaire, peur du conflit, craintes des risques liés à la sexualité, difficultés à prendre position et à affirmer la différence générationnelle, interrogations, aussi, relatives à la transmission des valeurs- lesquelles et comment ? -, le tout sur un fond de dépression généralisé : « Ces parents d'adolescents qui veulent être de “bons parents” mettent la barre très haut », note Martine Gruère, en soulignant l'idéalisation actuelle de la famille, avec ces enfants dont on attend qu'ils donnent sens à sa propre vie, et le cortège de désillusions qui s'ensuit.

Contenir et cadrer en faisant montre d'une certaine souplesse, et parvenir, simultanément, à lâcher prise et à ouvrir, sans abandonner ni rejeter : « Le problème, quand on est parents d'enfants, résume dans une boutade le psychiatre Alain Braconnier, c'est qu'on devient parents d'adolescents... » Heureusement, il y a un après, car viendra le temps de la sortie de l'adolescence. Mieux vaut cependant ne pas en souhaiter trop ardemment l'avènement : c'est peut-être quand l'attente des parents pour en finir avec ces problèmes d'adolescence est la plus forte, que le jeune résiste le plus vivement, avance Alain Braconnier.

En fait, explique-t-il, on observe cinq types de relations entre l'adolescent, devenu un jeune adulte, et ses parents. Parfois, il ne peut tout bonnement pas y avoir de retrouvailles car il n'y a pas eu de séparation : les protagonistes sont pris dans une sorte d'immobilisme total. Pas de retrouvailles non plus, quand en lieu et place de la séparation, c'est « une rupture physique, matérielle, concrète et intrapsychique » entre l'adolescent et ses parents qui s'est produite. Les jeunes adultes expriment alors souvent des sentiments de haine à l'égard de leurs parents, ou de l'un d'entre eux. Les fausses retrouvailles renvoient, elles, aux pseudo-séparations : derrière une pacification apparente, l'apparition de nouvelles modalités d'être ensemble, il semble que quelque chose de l'adolescence n'ait pas pu être dépassé. C'est, par exemple, ce qui peut faire hésiter Nadine, 35 ans, à passer les fêtes avec sa mère, même si les relations des deux femmes sont nettement plus détendues qu'autrefois. Il existe aussi des retrouvailles- réparation : chacun ayant envie que ça se passe mieux qu'à l'adolescence, les retrouvailles ont lieu, de façon assez satisfaisante, mais toujours en référence à cette période passée. Le dernier cas de figure, ce sont les retrouvailles qui se font dans un processus d'inventivité, les intéressés se rejoignant dans une relation transformée et s'identifiant, réciproquement, de façon suffisamment stable. Ces dénouements heureux, les plus nombreux, (r) assure Alain Braconnier, sont ceux où, vers 25 ans, on voit les post-adolescents revenir s'ébrouer joyeusement dans la maison de vacances.

« Prendre sa place »

Mais encore faut-il, pour parvenir à une harmonieuse concordance des temps, que chacun accepte de prendre sa place dans la chaîne des générations. Or, dans le contexte socio-culturel actuel, note le psychiatre, on est en face de parents et de grands-parents qui ont les mêmes préoccupations et les mêmes activités que leurs jeunes adultes de 20-30 ans. A l'instar des parents d'adolescent, obligés de réaliser que personne ne leur rendra leur enfant « comme avant », les adultes, par la suite, ont probablement encore un pas à franchir : accepter que pour aucun d'entre eux, non plus, ne fonctionne de machine à remonter le temps.

Caroline Helfter

Notes

(1)   « Parents et adolescents, des interactions au fil du temps », le 10 décembre. Rens. : Geneviève Noël - Fondation de France - 40, avenue Hoche - 75008 Paris - Tél. 01 44 21 31 36.

(2)  Signalons la réédition de l'ouvrage collectif, publié sous la direction de Philippe Jeammet : Adolescences - Ed. Syros - 95 F.

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