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Avortement : une liberté entravée

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La loi Veil aura 25 ans, le 17 janvier. Un texte majeur même si le droit à l'avortement n'est pas encore partout pleinement garanti. Ses défenseurs seront d'ailleurs encore dans la rue demain pour le rappeler. Un quart de siècle après, cette liberté reste à conquérir.

Se saisissant de la faculté nouvelle de maîtriser leur fécondité, les femmes sont de plus en plus nombreuses, à tous les âges et dans tous les groupes sociaux, à utiliser des méthodes modernes de contraception. Parallèlement, la légalisation de l'avortement en 1975 ne les a pas amenées à considérer l'intervention volontaire de grossesse (IVG) comme un moyen, parmi d'autres, de régulation des naissances. Si on évalue à 220 000 le nombre d'IVG pratiquées en 1994 (soit un taux de 0,52 IVG par femme) - alors qu'il était de 250 000 (0,67 IVG par femme) en 1976 -, on constate aussi que, pour la très grande majorité des femmes (cinq sur six), le recours à l'avortement est accidentel et unique.

Contrairement aux prédictions de ses adversaires, la libéralisation de l'avortement n'a donc pas entraîné sa banalisation, de même que la diffusion de la contraception n'a pas non plus fait chuter spectaculairement les demandes d'IVG. Non seulement parce que les méthodes contraceptives ne sont ni parfaites ni parfaitement utilisées, mais aussi parce que certains événements imprévus peuvent conduire à regretter une conception volontaire et qu'il existe, également, une réelle différence entre désir de grossesse et désir d'enfant. « Cette ambivalence individuelle s'inscrit elle-même dans un contexte culturel multimillénaire qui ne peut pas basculer en une génération », souligne Paul Cesbron, médecin et président de l'Association nationale des centres d'IVG et de contraception (ANCIC). « Autrement dit, nous fondant sur les progrès de la contraception moderne, nous péchions, il y a 25 ans, par une espèce d'optimisme très irréaliste, parce que nous n'avions pas, à l'époque, pris la mesure du problème que représente, pour une femme, le libre choix - et la responsabilité qui lui est associée - de donner la vie. »

Un dispositif inhospitalier

Cette liberté nouvelle est, depuis une dizaine d'années, mise à mal par  « le retour d'une culpabilisation importante des intéressées, fruit du discours familialiste dominant qui les renvoie à leur rôle de mère  », fait observer Danièle Gaudry, médecin et responsable nationale du Mouvement français pour le planning familial (MFPF). Et les difficultés rencontrées sur le terrain leur rendent encore plus difficile l'accès à l'IVG.

Détaillés par le Pr Israël Nisand dans le rapport qu'il a réalisé sur l'état de l'application de la loi du 17 janvier 1975, les obstacles à l'exercice du droit à l'avortement sont nombreux (1). Au plan quantitatif, l'insuffisance de l'offre hospitalière est flagrante, notamment dans le secteur public : environ 12 % des établissements publics ne respectent pas l'obligation de pratiquer des IVG. « On ne peut pas isoler ce problème de la politique de santé générale actuelle et des restrictions budgétaires, qui conduisent les responsables des centres hospitaliers à dispatcher leurs crédits en fonction d'activités qu'ils jugent importantes. Or c'est rarement le cas de l'avortement », commente Danièle Gaudry. Les disparités régionales sont très importantes et le nombre de médecins disponibles pour assumer cette activité est également très variable, d'une région à l'autre, « sans qu'il y ait de relation entre la demande et l'offre ».

Il faut dire que peu rémunéré et peu valorisé, n'offrant pas non plus d'avantages pour la carrière professionnelle, l'avortement n'attire pas, en masse, les praticiens hospitaliers. On en confie donc souvent la réalisation à des vacataires, qui ne sont pas remplacés pendant les périodes de vacances, voire pas remplacés du tout s'ils quittent définitivement l'établissement. Or les militants vieillissent et la relève n'est pas assurée, met en garde Robert Chambrial, praticien contractuel à temps partiel au centre d'IVG de l'hôpital Michalon, à Grenoble. « Ce que nous craignons beaucoup, explique-t-il , ce ne sont pas les commandos anti-avortement, mais la non-application de la loi Veil, faute de combattants pour la mettre en œuvre, c'est-à-dire de jeunes médecins formés, sur le plan psychologique et technique, à la pratique de l'IVG. Ou alors un avenir bien peu radieux pour les femmes, avec des internes de gynécologie-obstétrique à qui on demandera de réaliser, à la chaîne, une dizaine d'avortements par matinée, à l'instar des pratiques d'abattage qu'on observe dans certaines cliniques anglaises ou espagnoles. »

Le secteur privé français n'est pas non plus à l'abri des critiques, notamment en termes de qualité de l'accueil et de choix laissé aux patientes de la méthode utilisée. Mais les carences du service public contraignent néanmoins de nombreuses femmes -particulièrement en Midi-Pyrénées, Ile-de-France et Guadeloupe - à s'adresser à des établissements privés, où la prise en charge des demandes se révèle en général plus rapide. Or, en la matière, la question des délais est évidemment cruciale. Même si l'IVG est autorisée jusqu'à dix semaines de grossesse, le temps nécessaire à l'obtention d'un rendez-vous ampute souvent ce délai légal de deux à trois semaines, « c'est-à-dire que dans les centres publics, on ne prend plus les femmes dès la septième semaine », dénonce Maya Surduts, secrétaire générale de la Coordination des associations pour le droit à l'avortement et à la contraception (CADAC).

La contraception : un droit acquis, mais à réaffirmer

« Le droit à la contraception et à l'avortement, quand il y a oubli ou échec de la contraception, est un droit fondamental et rien ne pourra le faire reculer. » C'est en ces termes que Martine Aubry a donné le coup d'envoi, le 11 janvier, à une vaste campagne d'information exclusivement centrée sur la contraception - la première depuis 1982 !Prévue pour le printemps 1999, plusieurs fois repoussée, et finalement lancée, symboliquement, à quelques jours du 25e anniversaire de la loi Veil, cette campagne constitue, a souligné la ministre de l'Emploi et de la Solidarité, « la meilleure réponse à ceux qui, encore aujourd'hui, contestent cette loi.». Intitulée « La contraception, à vous de choisir la vôtre », cette opération vise particulièrement deux publics : les jeunes filles -10 000 grossesses non désirées surviennent chaque année en France chez les adolescentes - et les femmes d'origine modeste, qui ont un moindre accès à l'information et aux méthodes contraceptives. Depuis le 12 janvier, et jusqu'à la fin du mois, les chaînes de télévision diffusent trois spots réalisés par la cinéaste Claire Denis. Parallèlement, les radios s'adressant prioritairement aux jeunes et la presse écrite, tant jeune que grand public, relaient les annonces de la campagne. Durant toute l'année, 12 millions d'exemplaires d'un guide de poche sur les différents modes de contraception vont être distribués, dans les collèges, les lycées, les universités, les associations, les centres sociaux, les pharmacies… Une plate-forme téléphonique - 0825 08 90 90 (0,99 F la minute) - répond dès à présent aux questions courantes relatives à la contraception et oriente, au besoin, vers des structures de proximité. La campagne aura une résonance particulière dans les établissements scolaires, publics et privés sous contrat. Dans chacun d'entre eux, notamment, une personne référente sera désignée pour coordonner les actions d'information sur la contraception. En outre, Ségolène Royal a invité les recteurs à faire l'inventaire des personnes et structures relais les mieux qualifiées pour intervenir sur le sujet au sein des établissements. Au total, l'Etat va consacrer 24 millions de francs à cette campagne. Un effort particulier sera fait dans les DOM-TOM (2,2 millions de francs), où les difficultés sont particulièrement aiguës : ainsi, en Guadeloupe, le nombre d'IVG représente annuellement 70 % de celui des naissances, alors que la moyenne en France est de 27 %. Par ailleurs, le 17 janvier, les centres d'IVG et de planning familial organiseront une journée portes ouvertes dans toute la France. Céline Gargoly

Et le RU 486 ?

Différer l'accueil des femmes empêche, en outre, de recourir à l'IVG médicamenteuse (par le RU 486), limitée aux avortements réalisés avant la fin de la cinquième semaine de grossesse. Mais la sous-utilisation de cette méthode est aussi due aux réticences des praticiens, note Danièle Gaudry :  « Souvent chirurgiens de formation, ils sont moins à l'aise avec une technique qui nécessite un accompagnement et non pas un geste. » C'est pourquoi, à l'image de ce qui se passe aux Pays-Bas, la responsable du MFPF souhaite que certaines IVG - en particulier celles très précoces -puissent être réalisées dans des structures légères de proximité, où la dimension humaine serait prise en compte dans de bonnes conditions. Alternative sûre et non traumatisante aux méthodes instrumentales, entraînant anesthésie et bloc opératoire, l'IVG médicamenteuse recueille majoritairement la préférence des femmes quand elle leur est proposée, constatent les animatrices du Planning du Val-de-Marne. Mais ce choix ne leur est, actuellement, jamais offert dans 17 % des structures publiques d'IVG et 60 %des structures privées.

Au fait de ces différentes difficultés, Martine Aubry a, d'ores et déjà, pris plusieurs mesures pour tenter de « rendre la loi Veil plus efficace »   (2). Reste qu'au-delà de la mauvaise application du texte, les militant (e) s du droit à l'avortement en dénoncent également, depuis longtemps, certaines dispositions comme étant particulièrement dommageables aux femmes, surtout les plus démunies et les plus jeunes. Ainsi, s'insurgent-ils, alors qu'on peut venir du monde entier se faire soigner en France sans délai, il n'est pas admissible d'exiger des étrangères, désirant recourir à l'IVG, au moins trois mois de résidence en France. Peut-être justifiée, il y a 25 ans, cette contrainte semble d'autant moins d'actualité, à l'heure de la libre circulation des personnes, que la législation française ne fait pas partie des plus favorables aux citoyennes de l'Union européenne. Chez la plupart de nos voisins en effet, l'avortement est autorisé jusqu'à 12 semaines de grossesse (24 en Angleterre et aux Pays-Bas). Ce qui chaque année, contraint à s'y rendre, quelque 5 000 Françaises, souvent déjà en situation de grande précarité. Or 80 % d'entre elles ne subiraient pas les effets de cette détresse supplémentaire - et le coût parfois prohibitif de la prestation fournie -, si le délai légal français était porté de dix à douze semaines de grossesse. « On ne peut pas non plus méconnaître les normes de l'Organisation mondiale de la santé, auxquelles se réfèrent les différentes études sur la grande prématurité », ajoute Danièle Gaudry. De fait, l'OMS fixe le seuil de viabilité d'un fœtus à 20 semaines de gestation (ou un poids supérieur à 500 grammes). L'exemple des pays voisins, en outre, montre que l'allongement du délai légal n'entraîne pas une augmentation mais, au contraire, une diminution des demandes tardives d'IVG.

Assouplir la loi envers les mineures

Un certain nombre d'entre elles émanent de jeunes filles qui ne se rendent pas compte rapidement qu'elles sont enceintes, parce que la révélation de cette grossesse est, pour elles, insoutenable. Mais même lorsqu'elles sont encore dans les délais, note Geneviève Stirnemann, animatrice du Planning dans la Seine-Saint-Denis, «  certaines mineures préfèrent quand même se débrouiller pour partir à l'étranger plutôt que d'avoir à demander l'autorisation d'avorter à leurs parents  ». Pour la même raison, d'autres, en France, sont renvoyées à une illégalité qui ne va pas sans ajouter au traumatisme de la situation. C'est pourquoi la suppression de l'autorisation parentale exigée des mineures pour accéder à l'IVG - alors qu'elles peuvent, librement, utiliser des moyens contraceptifs ou poursuivre une grossesse et accoucher -, fait partie des aménagements prioritaires à apporter à la loi Veil, estiment les associations de défense du droit à l'avortement, ainsi que de nombreux praticiens. «  Même s'il y a débat, reconnaît Paul Cesbron, no us considérons, majoritairement, qu'il faut soutenir le caractère émancipateur de la vie sexuelle des jeunes, qui s'inscrit dans une démarche intime, inaugurant l'instauration d'un rapport différent avec l'adulte et ne pouvant se faire sous son regard. » Le but n'est bien sûr pas de couper les adolescentes de leurs parents, mais de prendre acte que le dialogue est parfois impossible et ne peut, en tout cas, pas relever d'une obligation réglementaire, précise le président de l'ANCIC.

Reste que sur les différents points évoqués- ainsi que sur la suppression du caractère obligatoire de l'entretien psycho-social préalable à l'IVG, souvent vécu sur le mode d'une autorisation à obtenir -, les pouvoirs publics se font tirer l'oreille (3). Pris entre le désir de garantir à toutes l'accès à une maternité librement choisie et la crainte de ranimer la polémique - les croisés anti-IVG ont ainsi annoncé une « action de sensibilisation » pour le 18 janvier -, le gouvernement se donne encore quelques mois - « probablement avant l'été », selon Martine Aubry - avant de proposer d'éventuelles modifications de la loi Veil.

D'ici là, les défenseurs du droit à l'avortement entendent maintenir la pression. C'est ainsi que le 15 janvier, 150 organisations féministes, syndicales et politiques manifestent à Paris, à l'appel du Collectif national pour les droits des femmes. Et rappellent notamment leurs revendications : allongement à 12 semaines de grossesse du délai légal pour avorter, suppression de l'autorisation parentale pour les mineures, amélioration réelle du fonctionnement des centres d'IVG… Des revendications que vient d'ailleurs de reprendre à son compte le bureau national du parti socialiste dans un document intitulé « Droit des femmes dans le domaine de la santé ».

Caroline Helfter

Notes

(1)  Voir ASH n° 2112 du 26-03-1999.

(2)  Voir ASH, n° 2144 du 3-12-99.

(3)  Voir ASH, n° 2139 du 29-10-99 et n° 2142 du 19-11-99.

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