Le domicile de l'usager a toujours été un lieu stratégique pour le travail social. D'abord pour des raisons positives, parce que le travail social a, pour l'essentiel, construit son objet autour de la vie hors travail et très singulièrement autour des relations parents-enfants, et même mère-enfant si l'on veut cerner le noyau, ou le cœur de cible, comme on dit aujourd'hui, du travail social. Mais il y a aussi des raisons qu'on pourrait qualifier de « négatives », car le domicile a toujours quelque part représenté le mur de la vie privée et l'ultime protection des familles contre le regard extérieur sur leur mode éducatif. Et, dans ce sens, il a toujours été la barrière à franchir pour prolonger l'action du travail social en la rendant ainsi totalement efficace. Mais dans le domicile on ne rentre pas sans mandat. Et qu'il soit celui de la protection maternelle et infantile ou de l'action éducative en milieu ouvert, le médical ou le judiciaire - soit les deux parrains du travail social - constitue bien le double modèle très proche du noyau dont on vient de rappeler qu'il est au cœur du travail social, sous la double figure de l'hygiénisme et de la correction.
Mais ensuite ce noyau a donné un arbre aux multiples branchages et autant d'occasions de pénétrer le domicile. De plus en plus, des métiers du social sont entièrement voués à cette intervention :la travailleuse familiale, l'aide-ménagère ou l'assistante maternelle, même si, dans ce dernier cas, le domicile est celui de l'intervenant.
Puis, les conceptions évoluant, le domicile est devenu au fil du temps le lieu légitime de l'action : parce qu'il ne faut plus éloigner les enfants de leur famille, par qu'il faut permettre aux personnes dépendantes de rester chez elles, puisque aussi l'intervention thérapeutique doit concerner le handicap pris dans son environnement réel, comme dans le cas des services d'éducation spéciale et de soins à domicile.
Ce raccourci historique pourrait se résumer sous la formule : « du domicile comme conquête au domicile conquis ». Et finalement cette conquête, force est de le reconnaître a été toute pacifique. En effet, puisque c'est au nom du droit des familles, du respect de la vie privée, et, pourrait-on dire, du droit au domicile, qu'elle a été menée. La relation au domicile de l'usager se donne avant tout comme une relation de confiance. Elle se veut une amélioration du service rendu. Le domicile a donc été conquis au nom du droit des personnes.
Il est vrai qu'à ce stade on ne peut qu'être émerveillé de cette réussite et acquiescer au renversement que Michel Foucault fait subir à la formule connue de Karl von Clausewitz : « La politique est la continuation de la guerre par d'autres moyens. »
C'est sur ce point qu'il faut s'interroger : la conquête du domicile de l'usager est-elle la victoire ou la défaite du travail social ? Ou, plus précisément : a-t-on encore besoin du travail social dès lors que cette conquête est assurée ?
On peut alors déplacer un peu la question en se demandant s'il n'y a pas aujourd'hui d'autres territoires à conquérir : les banlieues, les quartiers difficiles, les espaces ruraux désertés, les comportements nomades...
Pour ceux que le vocabulaire, il est vrai quelque peu guerrier, de la conquête rebuterait, il faut dire que son usage est ici métaphorique, aussi métaphorique que le pacifisme et la pacification qui ont accompagné ces processus d'évolution du travail social. Nous n'avons pas employé - certains l'ont fait à propos des mêmes questions - la métaphore de la colonisation.
Pour moi la question fondamentale est celle de la qualité des prestations : pourquoi aller au domicile ? Soit parce qu'il coûte moins cher de délivrer uniquement des prestations matérielles en réduisant les aspects relationnels au strict minimum de la confiance. Soit parce que l'action au plus près de l'usager est effectivement une garantie de respect de sa dignité et un gage d'efficacité de l'action.
C'est donc bien à l'aune de critères éthiques qu'il faut juger de cette question avant que de l'envisager sous ses aspects instrumentaux. A ceux qui nous parlent d'efficacité nous demanderons toujours de quelle efficacité ils parlent.
Par Michel Autès Chargé de recherche au CNRS