Qu'il y ait des éléments de reprise économique, c'est indéniable. Mais peut-on, au nom de cette reprise, s'abstenir d'une volonté politique et sociale de traiter le chômage et l'exclusion ? Non, évidemment. Les progrès relatifs dans la lutte contre le chômage n'empêchent pas le développement du travail précaire, du temps partiel subi. La corde ne fait donc que se desserrer, et il faut saisir l'occasion pour s'attaquer aux facteurs fondamentaux engendrant l'exclusion. Quels sont-ils ? Nous assistons à une triple mutation, que l'on pourrait caractériser, en jouant sur la sonorité du terme, par un triple changement d' « r » . Un changement d'ère, puisque nous sortons du modèle industriel de production pour entrer dans l'ère « informationnelle », où l'immatériel occupe une place croissante. Un changement d'aire, ensuite, le rapport au territoire s'étant modifié, conséquence de la chute de l'empire soviétique et de la mondialisation financière. Un changement d'air, enfin, au sens des grands défis écologiques, mais aussi du changement comportemental et mental que requièrent ces mutations.
Le problème est que nous entrons dans ces mutations formidables, qui transforment profondément le lien social, en regardant dans le rétroviseur. Par exemple, nous sommes encore massivement marqués par la civilisation du travail, comme à l'ère industrielle, alors que l'enjeu, aujourd'hui, n'est plus celui de la production. Les progrès technologiques permettent de répondre aux besoins humains fondamentaux et le temps nécessaire pour produire va diminuant. Cependant, les autres formes de lien social (civique, familial et amoureux, associatif…) sont encore considérées comme périphériques par rapport au lien économique, alors qu'elles sont centrales. Ce décalage me paraît être une source majeure du chômage et de l'exclusion.
Bien sûr, l'entrée dans l'ère de l'immatériel peut prendre une forme régressive vis-à-vis du lien social. Dans la production de l'exclusion, le capitalisme, qu'il soit « informationnel » ou industriel, obéit toujours à la même logique de puissance et de domination. Il existe, cependant, un bon usage de la mutation « informationnelle » :voir en l'intelligence de tout être humain une richesse potentielle pour la collectivité. Chacun, dans ces conditions, a sa place et il n'y a plus aucune justification à l'exclusion. Toute situation de pauvreté économique, psychique, physique, apparaît comme un gaspillage de richesse. Cette « révolution de l'intelligence » pose les conditions d'un développement planétaire, qui viendrait en rupture avec l'apartheid économique mondial que l'on connaît. Les richesses premières ont toujours été les ressources anthropologiques et écologiques. Mais cette évidence a été masquée par la logique productiviste, car l'économie s'est construite sur l'idée que seul ce qui est rare a de la valeur.
Reste la question du financement de ce développement mondial. D'un côté, là où l'on rencontre misère et exclusion, on manque de moyens de paiement. De l'autre, dans la bulle spéculative mondiale, on a surabondance de monnaie. La fortune cumulée de 358 personnes est égale à la somme des revenus de 2,3 milliards de personnes, selon un rapport du Programme des Nations unies pour le développement. Le problème n'est donc pas la rareté des moyens, mais l'absence de partage. Il reste à civiliser la mondialisation. Comme le dit Edgar Morin : « Nous sommes dans l'âge de fer planétaire. »
Par Patrick Viveret Rédacteur en chef de la revue Transversales Science/Culture