Clients ? Personnes ?Partenaires ? Bénéficiaires ? Les travailleurs sociaux hésitent à qualifier celles et ceux qui ont recours à leurs services. Usager est un terme souvent décrié parce qu'il paraît suranné, évoque les « bons usages » et s'assimile avec l'adjectif « usagé ». C'est pourtant celui qui a encore été choisi par les intéressés eux-mêmes, qui viennent de créer un « Observatoire du droit des usagers des institutions sociales » autour d'associations militantes. L'usager est bien là. Mais il a changé, et s'annonce actif et revendicatif pour les années 2000.
Certes, cette évolution s'explique par l'exclusion qui s'étend dans certains pans d'une société qui est, par ailleurs, florissante économiquement. Parce que l'attente est de moins en moins bien supportée : ici des consommateurs exigent l'application de leurs droits, là une coordination manifeste devant Assedic, CAF ou CASU.
Ainsi, dans le troisième millénaire, chacun d'entre nous aura besoin d'être client et bénéficiaire de l'action sociale, et tout le monde aura intérêt à être considéré comme personne et partenaire. Mais l'évolution en cours ira au-delà : les organisations nouvelles nées ces dernières années autour de chômeurs, mal-logés, sans-papiers, malades… se veulent aussi constructives et proposent des solutions innovantes. Les usagers deviennent « acteurs ». Acteur est un autre terme cher aux travailleurs sociaux qui ont souvent su accompagner des évolutions et favoriser l'émergence d'associations de proximité, de groupes, de femmes- relais, de médiateurs...
Une chose est sûre. Les repères s'estompent et tout devient de plus en plus complexe : le monde, les problèmes, les relations. Parallèlement, les solidarités traditionnelles s'étiolent. Et comme personne ne prend le temps ni les moyens de faire de la prévention, on ne réagit qu'en catastrophe et devant des catastrophes. Du coup les sinistrés sont assistés...
Côté consommation, comme le niveau de vie s'élève, on s'endette. Côté famille, les enjeux des relations et de la parentalité sont négligés. Côté emploi, la sous-qualification et le chômage pénalisent toujours. Aussi, même si l'on pourra encore compter sur la solidarité spontanée, sauvetage et assistance seront nécessaires.
Dans ce cadre, jouons le jeu : les personnes auraient avantage à être informées sur leurs droits à les faire valoir, mais aussi à mieux maîtriser leur propre devenir, en discutant les évaluations sociales, les projets éducatifs, les choix de statut... que les travailleurs sociaux ont la responsabilité de faire évoluer. Faisons alors place aux personnes, en suscitant des représentants de partenaires et des comités de bénéficiaires qui puissent discuter des résultats attendus des interventions, des moyens nécessaires, ou contester des choix de méthodes inadéquats.
Et l'avenir, que sera-t-il ? Chez les jeunes, surtout, on peut discerner une radicalisation des rapports sociaux.
D'un côté, des rapports de force sont établis avec ceux qui sont considérés comme disposant des ressources convoitées, ou des services légitimes. Des groupes mettent la pression... Les plus faibles sont défendus par des associations, à partir de situations dénoncées devant l'opinion publique. Les revendications se structurent : familles à la rentrée scolaire, chômeurs à Noël, expulsés au printemps, jeunes banlieusards au début de l'été...
Tout cela est vécu dans la violence. Violences dues au blocage d'un système informatique de prestations essentielles pour certains ou au surendettement incontrôlé dans une famille, par exemple. Force, voire violence, dans les protestations et les conflits.
Du coup, pour chaque situation de crise, des travailleurs sociaux risqueront de se trouver aspirés dans les réponses à donner, en urgence, ou d'être utilisés comme tampons sans moyens ni initiatives. S'ils sont assimilés à l'offre institutionnelle à fournir par catégories de problèmes, par profil de situation, voire par matricule, peu importerait alors leur qualification.
D'un autre côté, des personnes établissent des relations authentiques avec ceux qu'ils rencontrent. Lorsque la rencontre permet de reconnaître un visage et de l'admettre dans le cercle de ceux à qui ils accordent confiance, parce qu'ils sont du quartier, qu'ils ont joué un rôle reconnu dans l'école, le centre social, le cybercafé ou qu'ils partagent des passions, au concert, au stade... Si un jeune identifie clairement son interlocuteur dans le rôle qu'il pourrait remplir en faisant quelque chose ensemble, ils recherchent ensemble sens, appuis, montages utiles, au risque de s'enfermer parfois dans un microcosme, ou un clan qui exclut et discrimine.
A partir de relations vraies, qui sont désirées actuellement, il est possible de tenir pleinement notre rôle professionnel. A condition d'aller là où les jeunes (ou les personnes âgées, ou les étrangers récemment arrivés, et beaucoup d'autres…) investissent, à quelques minutes de chez eux, pour travailler à partir des situations et des opportunités vécues et dans les structures de proximité qui s'y développent.
Le jeu de scène et de rôles est donc très ouvert. Et puisqu'on a un siècle devant nous, profitons-en pour penser et agir enfin sur le long terme.
Par François Roche Membre du Conseil supérieur en travail social, directeur du service social d'aide aux émigrants