La concurrence de plus en plus forte entre les associations et le secteur lucratif suscite de nombreuses inquiétudes que l'on peut résumer autour de trois questions.
Oui, si l'on se réfère au discours dominant, notamment au niveau européen, pour lequel, entre l'Etat, réduit à son acception la plus limitée, et le marché, il n'y a rien ou quasiment rien. Tout champ d'activité humaine de production, de services ou d'échanges est considéré comme concurrentiel dès lors que des entreprises s'y porteraient ou souhaiteraient s'y investir. Les gestions privées d'intérêt général deviennent honteuses, et les CHRS auront à justifier qu'ils ne sont pas les concurrents d'entreprises commerciales s'ils veulent bénéficier d'une exemption de TVA pour leurs missions d'hébergement et d'insertion.
Oui, si l'on se détermine exclusivement par rapport à des tabous. On risquerait de se laisser aller à une confusion des valeurs où le réflexe éthique et le réflexe corporatiste ne seraient plus dissociés. Toutes les gestions associatives ne sont pas désintéressées, bien des formes d'activités commerciales peuvent contribuer à l'intérêt général, et le marché a au moins l'intérêt de donner une place, même fragile ou manipulable, au consommateur.
Non, si l'on se retourne sur notre histoire. La concurrence avec le secteur commercial existe depuis longtemps dans le champ sanitaire, et depuis une bonne vingtaine d'années dans l'hébergement des personnes âgées et dans celui de certains adultes handicapés. La concurrentialité n'a pas été tout à fait étrangère au formidable processus de qualification à l'œuvre dans le secteur de l'accueil des personnes âgées (formation, démarches qualité, meilleure prise en compte des droits et des aspirations des résidents...).
C'est la vraie question. Si le social est assimilé à la socialisation, par un Etat providence, de besoins non solvabilisés, il faut avoir conscience du caractère mouvant de ses frontières. Ce qui était hier objet d'action sociale (loisirs des personnes âgées, certaines formes de tourisme familial pour les classes moyennes...) est aujourd'hui, du fait de la solvabilisation de la demande, sur le marché. Aux associations d'anticiper et de défricher de nouveaux champs de la demande sociale, ou de nouveaux modes d'intervention.
Si l'on met l'accent sur le relationnel, sur la notion d'accompagnement social des plus fragiles, la profitabilité est peu évidente : industrie de main-d'œuvre, sans possibilité de marges importantes, pour des produits difficiles a priori à définir dans leur nature et dans leur durée. C'est là que la gestion associative peut faire valoir un plus, à quelques conditions. Des conditions qui dépendent de la puissance publique : égalité économique des modes d'intervention entre les divers opérateurs ; exigences minimales, valables pour tous, en matière de transparence et de sécurité des prestations ; protections spécifique des usagers les plus fragiles. Des conditions qui relèvent des associations elles-mêmes : faire vivre un véritable projet associatif ; investir sur l'accueil d'usagers, hélas, de moins en moins captifs ;s'approprier les approches qualité ; maintenir une indépendance qui, en définitive, conditionne le rôle démocratique des associations, irréductibles au marché.
Une certaine culture française du service public, même si elle est à contre-courant des idéologies dominantes en Europe, peut nous donner quelques raisons d'espérer et, en tout cas, de lutter sans complexes pour une certaine idée de l'action associative et d'un partenariat d'intérêt général avec les pouvoirs publics nationaux ou locaux. Je me demande, en définitive, si le risque le plus réel n'est pas celui du « marché sans marché ». Il est de plus en plus tentant, pour les décideurs, de recourir à des processus d'adjudication globale ou d'allocation forfaitaire, qui permettent d'éviter des choix de planification ou des arbitrages difficiles entre objectifs contradictoires. Le « quasi- marché » est à la mode. On vous dit les objectifs que l'on poursuit et ce qu'on mettra sur la table, et puis débrouillez- vous. Que le meilleur gagne... La puissance publique se définit de plus en plus comme acheteur de prestations, main visible d'un marché qui n'existe pas, si l'on définit le marché comme pluralité de vendeurs et d'acheteurs concurrentiels.
Par Michel Thierry Président de l'Uriopss Ile-de-France