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« DE L'URGENCE DANS LE TRAVAIL SOCIAL »

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« Quel sens donner à certains dispositifs d'action sociale en urgence quand on a appris, en son temps, que l'urgence sociale n'existait pas ? », s'interroge Martine Gille, directrice d'un centre d'accueil d'urgence de courte durée de l'œuvre normande des mères.

« En préambule, je définirai l'urgence sociale comme une organisation permettant de répondre, dans un délai très bref, à une détresse qui, si elle perdurait, pourrait avoir des conséquences vitales. On ne peut donc définir l'urgence qu'en s'accordant sur le mot “vital”. J'entends par “vital” tout ce qui a trait à la survie des personnes sur le plan physique et moral : la satisfaction des besoins alimentaires, la lutte contre le froid, l'accès aux soins médicaux de première nécessité et à l'hygiène, la lutte contre le suicide et certaines souffrances psychologiques aiguës. On peut ajouter à cela toute rupture d'un processus de destruction ou toute cessation d'un traumatisme dont les séquelles seraient irréversibles.

« A partir de là, nous pouvons nous interroger sur les dispositifs d'urgence.

L'urgence naît d'une crise

« L'urgence est un ensemble de moyens liés à un contexte de crise. C'est pourquoi les dispositifs d'urgence doivent revêtir un caractère souple et adaptable. L'urgence n'est pas une fin en soi ; elle est, le plus souvent, devenue indispensable par défaut de prévention,  ou liée à des situations exceptionnelles, voire accidentelles.

« Pourtant certains dispositifs, conçus au départ en urgence, deviennent pérennes, notamment ceux répondant à des besoins récurrents que l'on n'arrive pas à juguler. De manière générale, il ne faut pas confondre activité d'urgence et activité de courte durée. On peut accueillir pour une longue durée  (trois mois), mais en urgence (dès ce soir)  ; et vice versa, accueillir trois jours, mais sans urgence.

« Depuis les années 80, en France, l'urgence est redevenue très présente dans la pensée socio-politique. C'est avec Médecins du monde et les boat people que l'urgence sociale est réapparue, après l'action humanitaire. Les actions sociales auraient donc trouvé leurs limites, malgré une meilleure connaissance des difficultés des individus ou des groupes. Il y a là comme un paradoxe entre une prévention en plein développement et une résurgence des prestations d'urgence.

« Politiquement parlant, personne n'est dupe sur ce qui justifie la diversité des dispositifs d'urgence. Il y a la volonté de satisfaire, le plus rapidement possible, certains besoins exprimés. Cela correspond à des politiques à court terme, qui,  en période d'alternance, ont besoin de “marqueurs” rapides. Ainsi, il est plus facile de quantifier les résultats d'une action “hivernale” que d'évaluer les fruits d'une prévention menée en profondeur sur un quartier. Par des effets d'annonces, on soulage ainsi la communauté nationale d'une charge (et par là même d'une forme de culpabilité collective), puisqu'on peut garantir que “le minimum qui devait être fait est fait”. Or, il est plus aisé de s'accorder sur la solidarité minimale, dite de survie,  que d'oser une politique complexe et nuancée.

« Le souci de l 'immédiateté des réponses peut être porté à l'excès au détriment de la pertinence des réponses. Les pouvoirs publics ou les professionnels de l'action sociale peuvent se satisfaire ou même préférer ce type de réponses à des dispositifs d'aide à long terme, lesquels supposent un engagement poli- tique ou financier ou technique de plus grande envergure. L'usure professionnelle ou la désolation devant la reproduction des situations et l'exacerbation d'un phénomène social (comme l'exclusion du marché du travail, le racisme) peut contribuer à un manque de créativité chez les travailleurs sociaux.

Attention aux pièges

« Mais, dans le déploiement des outils de l'urgence, il faut reconnaître également une préoccupation légitime et noble de venir en aide à tout citoyen dans le besoin. Sur ce point, nous avons le droit d'être fier du préambule de notre Constitution. De plus, l'urgence autorise une réaction spontanée à un besoin passager, sans forcément inscrire l'usager dans un parcours d'assistance globale et durable.

« Nous voyons là comment le mécanisme de l'urgence peut être piégeant : l'urgence dans la demande doit-elle entraîner une urgence dans la réponse ?Inversement, il faut veiller à ce que les réponses dites d'urgence ne créent pas elles-mêmes l'urgence de la demande. Les assistantes sociales connaissent depuis longtemps la perversité du système d'aides financières immédiates.

« L'urgence ne doit pas aveugler l'intervenant social, elle ne doit pas légitimer une forme d'action sociale de type improvisation ou activisme. L'urgence ne doit pas devenir un système fermé reposant sur des fondements simplistes.

« Si l'urgence vient “chatouiller” les théories classiques de l'action sociale, elle permet aussi de réactiver des dispositifs en permettant des accès plus rapides (droits, attributions de fonds, procédures d'admission à l'hébergement...). C'est une arme contre certaines lourdeurs administratives ou quelques fonctionnements professionnels obsolètes.

« Mais l'urgence doit toujours être considérée comme une réponse temporaire, susceptible d'être remise en question, dès lors que l'action sociale habituelle peut à nouveau être opérationnelle. En fait, l'action en urgence empêche l'élaboration in situ du plan d'aide, le très court temps dont l'intervenant dispose l'obligeant à plaquer assez vite une réponse en étant convaincu que celle-ci a déjà fait ses preuves. Néanmoins, l'usager en état d'urgence doit prendre conscience de la situation dans laquelle il est et accepter l'offre qui lui est proposée.

« C'est pourquoi, il est indispensable d'avoir préalablement réfléchi aux solutions offertes et à leurs conséquences. Ainsi, il faut bien comprendre les spirales de l'assistanat, si l'on assiste. Il vaut mieux avoir une idée des traumatismes d'une séparation, si l'on sépare. En outre, il faut éviter d'entrer dans un processus où l'usager serait traité en tout point comme une victime : souffrir ou “être à bout”, ce n'est pas forcément être victime.

Les compétences de l'urgentiste

« En matière sociale, c'est donc surtout l'expérience qui permet d'étayer le savoir-faire de l'urgentiste. Parce qu'il connaît ce qui se passe avant, et ce qui risque de se passer après la séquence “urgence”. Il saura poser rapidement un diagnostic. Ainsi, il pourra hiérarchiser les priorités et mettre en place un protocole adéquat. Il pourra aussi évaluer les facultés de restauration de la personne et lui suggérer une action à moyen terme, une fois les services de première nécessité rendus.

« En effet l'urgence doit être circonscrite et les actions à long terme doivent être relayées dans un autre cadre, où là on travaillera en prenant tout le temps nécessaire, parfois même indispensable. « C'est vrai pour le social, c'est vrai pour la justice : une justice expéditive est une mauvaise justice. Laisser le temps au temps...

« Dans l'urgence, la difficulté essentielle consiste à ne pas déclencher le dispositif du seul fait que l'usager a attendu le dernier moment pour exprimer sa demande : en clair ce n'est pas la pression ou le chantage qui active l'urgence, mais l'état de dégradation de la situation, le désœuvrement de la personne ou la force majeure (principe de réalité : la plupart des services ferment à 18 h). Par contre, une réponse dans l'urgence pourra satisfaire une personne au point de la réconcilier avec d'autres formes d'aide pour lesquelles elle n'était pas encore prête (besoin de “tester” le travail social).

« Nous pouvons maintenant déduire les compétences indispensables pour exercer les métiers de l'urgence : une bonne maîtrise de son émotivité et un sens de l'observation très pointu ; une aptitude à discerner une demande souvent exprimée de manière confuse ;une capacité à apporter une réponse précise et efficace, parfois avec un peu d'autorité ; une capacité à limiter son intervention aux actes incontournables, ce qui induit parfois de la frustration. En effet, on ne “suit” pas la personne dans l'urgence ; une bonne connaissance des réseaux, des partenaires et des spécialistes en amont et en aval de l'urgence ; un sens de la stratégie pour que l'usager intègre mieux les réalités et mobilise ses dernières forces ; une faculté à recevoir des choses inattendues et nouvelles pour lui et une capacité à réfléchir vite ; une humilité professionnelle : l'urgentiste n'est pas un héros, même s'il a le geste qui sauve, qu'il soulage vite ou ouvre la bonne porte.

« En plus des qualités professionnelles de l'intervenant, c'est bien entendu le dispositif lui-même qui doit être spécialement conçu : le service fonctionne soit en continu, soit pour prendre le relais d'un service de jour (laissons alors à ce dernier ce qu'il est censé assurer jusqu'à la dernière heure)  ; tout système fonctionnant pour l'urgence doit être rigoureusement régulé. La sortie de l'urgence doit être aussi bien réfléchie que l'accès au service. On ne peut attendre aux urgences, on ne peut pas laisser le système se bloquer en centre d'accueil ; le service d'urgence par essence doit être connu, accessible au public avec le moins d'obstacles possible, ce qui n'exclut pas un protocole d'accès précis pour éviter des dérives d'utilisation.

« L'urgence est un parti pris social ou politique pour répondre au plus vite à certaines formes de détresse, système qui admet que le travailleur social n'attendra pas de “maîtriser” les causes du mal pour mettre en œuvre une forme de solidarité. En cela, elle tranche avec l'action sociale classique qui insiste sur la responsabilisation des usagers et sur le droit : cohésion entre le projet individuel et le projet social.

Coordonner urgence et action sociales

« Dans l'urgence, on admettra que l'usager est temporairement dépossédé de certains de ses moyens et qu'il peut prétendre à une forme d'aide exceptionnelle et immédiate, du fait de son état ou des risques qu'il encourt.

« L'urgence a souvent été le domaine privilégié des associations caritatives, aujourd'hui elle est préconisée par les pouvoirs publics (loi contre les exclusions). On découvre maintenant, dans les textes ministériels et administratifs, la notion “d'extrême urgence”. Je crains que, dans cette surenchère de langage et d'injonctions, la pensée conceptuelle ait du mal à suivre... Bientôt l'extrême extrême urgence nous ferait trouver la réponse avant la demande !

« A mon sens l'urgence-tout-court peut et doit suffire à accomplir nos missions en complémentarité avec l'action sociale globale de droit commun, avec laquelle il faut se coordonner :relais, évaluations en commun des nouvelles formes de pauvreté, souplesses de fonctionnement. Pour cela, il devient urgent de réfléchir... »

Martine Gille Directrice de centre d'hébergement en urgence 75, quai Gustave-Flaubert - 76830 Dieppedalle Tél. 02 35 36 23 34.

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