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Le « Monsieur cinéma » des sourds

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En publiant L'écran sourd , Guy Jouannet veut attirer l'attention sur l'exclusion dont sont victimes les sourds dans le cinéma. Portrait d'un éducateur spécialisé, ardent défenseur de leur intégration par la culture.

Il est, et restera pour eux, Guy, « l'homme aux moustaches », même s'il ne les porte plus ;il s'exprime en langue des signes, même s'il ne saura «  jamais bien la parler  »... Cela fait 23 ans maintenant, que Guy Jouannet est entré dans l'univers des sourds pour ne plus en sortir. Il avait 28 ans lorsque étudiant à l'école d'éducateurs spécialisés de Buc, il franchit, pour la première fois, la porte de l'Institut national de jeunes sourds  (INJS) de Paris (1). Il s'agissait d'animer des activités parascolaires auprès d'enfants de 10 à 14 ans. «  Nous faisions des jeux de ballon, nous allions à la piscine ou au cinéma voir des films des Marx Brothers  »... Première rencontre, premier déclic. «  La première impression est étonnante. Toute personne qui côtoie des enfants et des adultes sourds se sent en position de handicapé. J'avais l'impression de commencer quelque chose qui s'est poursuivi toutes ces années  », raconte Guy Jouannet. Sentiment d'ailleurs suffisamment fort pour qu'il inspire, à l'époque, son mémoire d'éducateur spécialisé, intitulé : Pour en commencer avec la surdité. Un univers mystérieux, troublant,  fascinant. Où l'on ne pénètre qu'en quittant ses propres repères et en acceptant d'échanger sur un mode non verbal, en s'adaptant, chaque fois, à la personne en face de soi : au malentendant, à celui qui parle à peu près normalement, au sourd profond... Car la communication n'est jamais univoque. Elle s'ajuste en permanence aux mille et un visages de la surdité.

S'il découvre les richesses de la langue des sourds, ce travailleur social en mesure également les limites. Notamment, lorsque, à l'issue de leur formation, les élèves quittent l'établissement. « La première chose qu'on leur demande, souvent, c'est d'écrire pour se faire comprendre. Or, la plupart du temps, ils écrivent comme ils signent, avec des phrases désarticulées. » Aussi, en 1979, afin d'aider les élèves à «  mettre le pied à l'étrier  », Guy Jouannet est-il chargé de créer le service de suite de l'INJS. Service un peu particulier puisqu'il joue, à la fois, le rôle d'écrivain public, d'aide à la lecture, d'interface pour trouver des stages en entreprise ou lever les éventuels problèmes de communication entre les jeunes et leurs employeurs. Quand il ne s'agit pas simplement de servir d'interprète au sein de la famille, pour dénouer un conflit relatif à l'orientation scolaire. Les interventions visent aussi bien l'accès à l'emploi que l'achat d'un appartement, voire le règlement de litiges avec la justice ou la police.

Au contact de ces jeunes, âgés le plus souvent de 16 à 20 ans, cet éducateur prend conscience de leurs lacunes au plan culturel. Point sur lequel ne pouvait rester insensible ce passionné d'arts et de littérature, par ailleurs titulaire du diplôme d'études et de recherches cinématographiques et audiovisuelles à Paris-III. Exclus du cinéma français dont les films sont rarement sous-titrés, «  les sourds n'ont pas accès à la culture nationale !  », s'irrite-t-il. «  Etrangers à leur propre culture, ils ne peuvent voir et comprendre que les créations étrangères proposées en version originale sous-titrée et les œuvres télévisées lorsqu'elles sont sous-titrées.  » C'est cette indignation, cette révolte qui va désormais orienter toute son action professionnelle et sociale. Identifié comme le «  Monsieur cinéma  » au sein de l'Institut national de jeunes sourds, il devient le militant du droit de cette communauté à s'approprier l'image filmée. Reconnu aussi bien à l'intérieur de l'établissement que dans les milieux du cinéma, où il entretient des contacts réguliers avec certains réalisateurs et comédiens comme Emmanuelle Laborit. Faisant également avancer ses idées au travers d'articles sur les sourds et le cinéma qu'il signe dans diverses revues spécialisées. Intarissable sur le sujet, tant à l'écrit qu'à l'oral.

Accéder à l'image filmée

Première forme concrète de son engagement :il monte, en avril 1994, un festival de films à Paris, à l'occasion du bicentenaire de l'Institut national de jeunes sourds. Intitulé « Images, signes et ponctuation », celui-ci vise, à travers la projection d'œuvres entièrement sous-titrées, à permettre aux sourds de découvrir les images qu'ils ont inspirées. Et que, souvent, ils ignorent. «  La salle était presque toujours pleine. Il y avait des personnes de tous les âges, se souvient l'initiateur du projet . Leur plaisir était incroyable.  » Bien que les échanges, lors des débats organisés avec les cinéastes, aient été parfois assez vifs. En particulier lorsque la réalisatrice italienne Liliana Cavani se vit brutalement reprochée, à propos de son film Sans pouvoir le dire, d'avoir confié le personnage sourd à un entendant. «  Un rôle volé à notre communauté ! », lâcha une spectatrice.

« L'ÉCRAN SOURD »

Dans cet ouvrage, coédité par le Centre technique national d'études et de recherches sur les handicaps et les inadaptations et l'INJS, Guy Jouannet montre, films à l'appui, comment le cinéma a accompagné la situation et l'évolution du sourd dans la société (2) . Mais, au-delà des transformations des représentations de ces publics, l'auteur s'est intéressé aux relations complexes entre le cinéma et cette minorité. Deux univers qui, paradoxalement, entretiennent «  une durable intimité  ».

Excessive sans doute, cette réaction révèle bien les tensions entre deux univers séparés par «  la dictature de l'oral et du verbal  ». Et que le cinéma, parce qu'il est accessible au grand public et joue sur la corde des émotions, peut justement rapprocher. Notamment en brisant préjugés et idées reçues. A commencer par le mythe du fameux « silence » des sourds. « Ils sont au contraire très bruyants, défend Guy Jouannet. C'est un monde qui vit et existe collectivement de façon très soudée. Même si, paradoxalement, il est éclaté entre des associations multiples et souvent opposées. Il y a les malentendants, les oralistes, les sourds gestuels, les sourds juifs, catholiques... Ou encore ceux qui se battent contre les implants cochléaires, ceux qui refusent d'apparaître à la télévision... »

« A l'abri des mots »

Mais encore faut-il que le cinéma achève sa mutation pour donner droit de cité à cette communauté. Or, s'il « regorge de corps brisés, d'invalides de guerre, de paralysés, d'amnésiques, d'autistes et d'aveugles, le sourd a semblé longtemps le personnage invisible de la création audiovisuelle. En fait, son image a souvent été malmenée et déformée », analyse l'éducateur. Ce qu'il explique avec talent dans son livre L'écran sourd. Ouvrage dans lequel il tente de «  soulever le voile du silence sur ceux qu'on appelle “des handicapés” et qui, pourtant, ont une culture, une vision du monde plus proche et à l'abri des mots », soutient-il . Séduit par la spontanéité et la richesse d'une communication qui implique le corps tout entier et se traduit avant tout par le geste, le toucher et l'expression du visage. Ce qui, au-delà de la forme, révèle une perception très différente de celle des entendants. «  Je suis surpris à chaque fois de voir comment ils ont observé tel trait caractéristique chez une personne. Et qui, quoi qu'il arrive, deviendra son signe distinctif. »

Mais, à l'image d'ailleurs de la société en général, le cinéma a longtemps fait l'im-passe sur ces «  vérités  » et ces «  évidences  ». « Inconnu, oublié, complexe, rebelle, multiple, confondu avec le muet ou l'idiot, opposé régulièrement à l'aveugle, le sourd s'est souvent avancé, masqué par des attributs qui ne le concernaient pas ou peu  », relève ce passionné du septième art. Heureusement, les choses changent, les défenses tombent. Depuis quelques années, le sourd sort des ambiguïtés et échappe au halo du paternalisme qui l'entourait jusqu'ici. Il acquiert une identité propre, une épaisseur, avec ses particularismes. Et, surtout, il tend à se fondre au milieu des autres personnages de l'histoire, sans même que le thème de la surdité ne soit évoqué. « Le film de handicapé ou pour handicapé est en passe de disparaître et c'est une excellente chose. Maintenant, nous aurons des œuvres où le personnage différent n'aura pas à jouer sa différence mais un rôle qui assumera sa différence.  » Caractéristique de cette évolution ? Les scénaristes peuvent désormais écrire des rôles pour des acteurs sourds. « Ils prennent conscience de l'authenticité de leur jeu, que ne donnera jamais le meilleur des comédiens  », se réjouit Guy Jouannet. Et bon nombre de réalisateurs viennent le rencontrer à l'INJS pour être conseillés, sur la façon d'intégrer une personne sourde dans un documentaire ou une fiction. Et éviter les impairs et, les maladresses. L'éducateur a ainsi travaillé avec Nicolas Philibert, sur son film Le pays des sourds (1992). «  La première carte d'identité cinématographique documentaire  » pour les sourds, aime-t-il à dire. Reconnaissant l'important travail en amont qu'a mené le réalisateur pour « ne pas trahir les personnes  ». De même, il a aidé le cinéaste Patrice Leconte à tourner une séquence avec des sourds, pour son film Ridicule. L'occasion, pour l'un des élèves de l'INJS, d'effectuer ses premiers pas sur un plateau. Car «  les sourds sont des comédiens nés  », se plaît-il à répéter, évoquant leur naturel face à la caméra. Laquelle a l'avantage de pouvoir «  les accompagner et montrer leurs particularismes sans les figer comme la photographie ».

Ce que l'on sait sans doute moins, c'est tout ce que le cinéma doit aux sourds. Par exemple, la lecture labiale (sur les lèvres) a souvent profité aux professionnels. Les sourds peuvent être ainsi contactés pour leur talent à lire sur les lèvres et sauver les bandes-son d'œuvres dont les copies sont en mauvais état. Le film de Marc Allégret La Dame de Malacca (1937) put, de la sorte, être ainsi restauré grâce à l'intervention d'une femme sourde. Et Guy Jouannet n'oublie pas de rappeler que les sourds furent requis pour lire sur les lèvres du pape Jean-Paul II confessant son agresseur à voix basse et dont l'image fut montrée sur de nombreuses chaînes de télévision. Ce qui amène finalement à s'interroger sur les rapports complexes entre le cinéma et ces publics particuliers. Artisans anonymes de la sauvegarde d'un patrimoine qui les a pourtant longtemps ignorés...

Expliquer par l'image

Pour ce militant, une certitude : « la reconnaissance des sourds comme individus différents passe aussi par le culturel ». C'est une évidence qu'à maintes reprises, dans sa pratique quotidienne de travailleur social, il a pu mesurer. Et le voilà citant le cas de ce boulanger qui lui avait affirmé avoir vu de nombreux films traitant de la surdité avant de donner sa chance à un jeune sourd. Autre exemple : ce menuisier qui avait des difficultés de relations avec ses ouvriers, en raison de la présence d'un stagiaire de l'INJS. « Je lui ai expliqué l'importance de s'adresser à lui sans mettre la main devant sa bouche ou en retirant sa cigarette pour qu'il puisse lire sur les lèvres. De plus, je lui ai vivement conseillé de regarder l'émission sur la Cinq, “l'œil et la Main”, le samedi matin, consacré à ce public particulier », explique Guy Jouhannet. Et là encore, l'image a permis d' expliquer «  des petites choses  » du quotidien des sourds et de dédramatiser certaines situations.

Reste, ici comme ailleurs, que la dimension culturelle est souvent le parent pauvre des politiques d'insertion. A cet égard, les mesures annoncées par Dominique Gillot ne font pas exception : si elles « vont dans le bon sens », elle ignorent largement cet aspect, déplore Guy Jouannet. A quand un quota de films francophones sous- titrés, s'agace-t-il ? Malgré des avancées, le combat pour que ces gens soient considérés « comme des citoyens commes les autres » est donc loin d'être gagné. Alors, pas question de baisser les bras. Pendant un an, dans le cadre de l'association Ciné-signes, il a présenté des films sous-titrés en collaboration avec la Vidéothèque de Paris et l'INJS. Aujourd'hui, il est en train de constituer un fichier d'acteurs sourds sur Internet à destination des réalisateurs... Un pied dans le social, l'autre dans le cinéma. Toujours sur la brèche.

Isabelle Sarazin

Notes

(1)  INJS : 50, boulevard des Invalides - 75007 Paris - Tél. 01 45 67 89 05.

(2)  L'écran sourd - CTNERHI : 236 bis, rue de Tolbiac - 75013 Paris - 195 F.

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