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D'autres images de l'exclusion

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Depuis le 21 décembre, dans les locaux de l'Armée du salut, une sculpture collective monumentale invite les visiteurs à passer l'an 2000. Particularité : les centaines de toiles et photos rassemblées sont toutes l'œuvre de personnes en insertion. Bien plus qu'une exposition.

Une explosion de couleurs, une impression de profusion et de richesse : les toiles, dessins et photos de l'exposition parisienne « 2 000 œuvres pour l'an 2000 », ouverte au public depuis le 21 décembre (1), nous offre à voir un monde étonnant de gaieté et de diversité. A la Cité de refuge de l'Armée du salut, une salle d'accueil a été transformée en long tunnel tubulaire - 5 m de haut, 20 m de long, 10 m de large. Et sous cette impressionnante « porte » métallique, à laquelle des centaines de productions sont accrochées, rien de noir ni de torturé, pas grand-chose non plus des souffrances de la rue ou de l'exclusion, ni des difficultés de l'insertion. C'est pourtant, a priori, ce qui regroupe tous les auteurs, femmes, hommes, enfants, des œuvres de ce patchwork. Cette porte, ouverte sur l'an 2000, est en effet créée à partir des productions des ateliers de lieux d'accueil et d'insertion de la FNARS Ile-de-France (2), porteuse de la manifestation. Avec un budget évalué à environ 240 000 F, une vingtaine d'associations franciliennes mobilisées, le projet est ambitieux. Au point qu'il soulève des questions.

Gadget ou pas ?

Que peuvent attendre les usagers, dans leur quotidien, d'une opération de ce genre ? Se cache-t-il vraiment un projet digne de ce nom derrière le label aguicheur « Fraternité 2000 », attribué à la manifestation par la Mission 2000 ? A quoi ça sert ? peut-on se demander. D'autant qu'il est permis d'être un peu échaudé par l'usage pseudo-thérapeutique ou pseudo-éducatif, mal maîtrisé, peu réfléchi, trop amateur, que certains professionnels du champ socio-éducatif ont souvent fait des pratiques artistiques ou culturelles.

« J'ai envie de répondre à ceux qui sous- entendent que c'est un gadget, que, précisément, ça ne sert à rien », rétorque Patrick Rouyer, délégué général de la FNARS Ile-de-France. Volontairement provocateur, il souhaite en fait insister sur l'esprit qui préside au projet : « Il ne s'agit pas de faire des ateliers thérapeutiques, ni de l'insertion à tout prix. Cette action culturelle est un travail de promotion de la parole, de la créativité, de l'expression citoyenne des usagers, et pas seulement en tant que personnes en difficulté. » Cette idée de gratuité, de droit au plaisir et au beau, ainsi qu'à l'expression pour elle-même, en lien avec le droit à la culture pour tous réaffirmé dans la loi contre les exclusions, anime l'ensemble des promoteurs de la manifestation. Ce qui n'empêche pas, pour autant, les associations partenaires d'avoir de réelles ambitions.

Valoriser l'expression

Ce projet, qui entend bien profiter de la charge symbolique attachée au passage à l'an 2000, n'est en fait que « le point de capiton qui structure et solidifie l'ensemble des actions du réseau en ce domaine », explique Patrick Rouyer. Porté par le groupe « Culture et expression », constitué au sein de la FNARS Ile-de- France il y a deux ans, « 2000 œuvres pour l'an 2000 » est né de l'évolution de ses réflexions autour des pratiques artistiques dans les lieux d'accueil et de l'idée de création d'un fonds d'art, regroupant les productions des ateliers en fonctionnement. Le groupe est d'ores et déjà satisfait de la dynamique lancée par le projet. Une mobilisation associative inédite s'est mise en place et le groupe de pilotage lui-même a été un lieu vivant. La « porte » a aussi permis de fédérer et de donner corps, avant même le début de l'exposition, à de nombreux projets d'ateliers. A l'ARFOG, une des associations partenaire, l'exposition a été l'occasion d'une embauche. « A l'Armée du salut, elle a eu de grosses répercussions sur la vie de l'atelier en termes de motivation, d'envie de créer, de production », constate Joséphine Piot, responsable de l'atelier de création et coordinatrice de l'accrochage des œuvres. Fort d'autres expériences d'expositions collectives et d'ouvertures d'ateliers, le groupe considère donc cet événement comme une étape marquante dans un travail de longue haleine.

« Au-delà de l'accumulation recherchée d'objets, de couleurs, de formes et de leur rencontre, il s'agit bien de soutenir et de valoriser, à leurs yeux et aux nôtres, l'expression de ces hommes et de ces femmes en insertion », explique l'un des piliers du projet, Joël Sigot, directeur de l'ARFOG et administrateur de la FNARS Ile-de-France. Dans cette optique, l'exposition prend d'ailleurs immédiatement sens, dans la mesure où elle est, en soi, un moyen de diffusion, d'expression. L'objectif de la porte est aussi de soutenir le développement et la pérennisation d'outils d'expression dans les associations d'accueil et d'hébergement d'adultes. Son aspect médiatique et spectaculaire doit, en outre, faire office d'accroche pour sensibiliser les partenaires institutionnels (ministères concernés, collectivités locales) « à l'importance de l'art et de la création comme support d'insertion ». D'ailleurs, au cours du mois de janvier, outre les représentations théâtrales prévues, des débats réuniront, sous la porte, les différents partenaires, notamment autour du thème « Culture et insertion ».

UNE EXPOSITION MOBILE

L'exposition, qui accueille actuellement de 500 à 600 œuvres, devrait s'enrichir toute l'année des productions des différents ateliers. Conçue comme une structure mobile, elle devrait être présentée à la Villette, début 2000, et à Poitiers, du 15 au 17 mars, lors du forum organisé par la FNARS et l'ANAS.

Rééquilibrer le regard

« Quand une personne arrive dans un de nos établissements, elle est le plus souvent au pire moment de sa vie. Le professionnel, qu'il le veuille ou non, va toujours la regarder là où ça ne va pas, à travers ses manques, explique Joël Sigot. Un atelier de création, dans une institution, est un endroit qui rebalance, rééquilibre le regard porté par les professionnels sur ces personnes, qui leur donne la possibilité de montrer leur valeur. Et une exposition joue le même rôle vis-à-vis de l'extérieur. » Patrick Rouyer en est convaincu : sans rechercher l'insertion, « ces dispositifs, plus ils sont proches de la vie et du droit commun, plus en fait ils produisent, de surcroît, de l'insertion ». Un atelier, à condition d'être ouvert sur la ville, est aussi tout simplement un moyen de réintroduire une dimension vivante dans les institutions. D'ailleurs, la DAS, qui a financé « 2 000 œuvres pour l'an 2000 », au titre des actions innovantes de la FNARS, rappelle, par la voix de Michèle Fernique, du service du développement social et familial, attachée aux CHRS, « la dimension de soutien à toute la vie des résidents. Laquelle ne peut se résumer, on l'oublie trop souvent, à la nourriture et au logement. Les problèmes sociaux ne sont exclusifs ni des besoins d'expression, ni du talent. » Résident de l'Armée du salut et exposant, Olivier Annezo ne sait pas s'il s'agit d'insertion. « Pour moi, en tout cas, faire du pastel, c'est le seul moyen de m'affirmer. Et ça a été un moyen essentiel pour aller mieux. » Participant à l'accrochage des œuvres sur le portique, il aime « l'idée un peu folle de tapisserie et le fait que, sans sélection, chacun puisse y avoir sa place ». C'est aussi cette richesse de la diversité, des personnes, que la porte doit notamment donner à voir, provoquant à son tour ce « retournement de regard » qu'évoquent les responsables du projet.

Au-delà encore, l'ambition de « 2 000 œuvres pour l'an 2000 » est de soutenir toute forme d'expression citoyenne des résidents. Leur permettre de prendre « la parole » et « non pas l'accaparer », d'exposer leurs œuvres, précise Patrick Rouyer, est bien un but en soi. Les responsables associatifs ont, en outre, tenu à ce que les usagers soient au cœur de la manifestation, notamment en les associant au comité de pilotage et à toutes les étapes de la préparation. « Il est également important que les usagers soient associés au message militant que nous souhaitons faire passer. Leur participation est aussi un moyen de dire qu'ils souhaitent, eux aussi, le développement d'ateliers de création dans les lieux qui les accueillent », estime Joséphine Piot.

Mais la participation importante des usagers à cette manifestation contraste avec la place qui leur est laissée dans le fonctionnement quotidien des structures. « C'est finalement le message le plus fort de la porte : soulever le problème de la participation des personnes hébergées dans les conseils d'administration et contribuer au changement en ce domaine », avance Joël Sigot. Les CHRS ou les structures d'accueil d'urgence ont en effet un retard marqué en ce domaine, se réfugiant derrière des difficultés techniques de mise en œuvre, parmi lesquelles le caractère provisoire et court des séjours des résidents. « Je ne dis pas qu'il ne faut pas réaliser ce type d'événement, mais je pense qu'il ne faut pas se raconter d'histoires non plus », estime Denis Lafourcade, un des usagers associé au projet, qui doute « qu'une exposition puisse changer grand-chose ». Dénonçant « les efforts cosmétiques périodiques » des travailleurs sociaux, il estime « qu'il sera dur d'obtenir des choses en matière de participation ». Cela bouge très lentement, reconnaissent les professionnels du groupe « Culture et expression », et, dans la réalité, à de rares exceptions près, c'est plutôt le désert. « Si on est à l'aube d'un réel progrès, on n'en est pas encore, dans nos associations, à accepter le contre-pouvoir réel des usagers », admet Joël Sigot. D'ailleurs, avancent certains, une participation à égalité n'est-elle pas utopiste, irréaliste, alors que persiste, de fait, un rapport professionnel/usager ?Autant d'idées que les promoteurs de « 2 000 œuvres pour l'an 2000 » souhaitent voir débattues sous la porte.

Quels financements ?

Les organisateurs ne manqueront pas non plus d'évoquer des sujets qui peuvent fâcher. Celui du financement d'ateliers de création pérennes dans les institutions fera en effet l'objet d'une table ronde. La DAS, qui renvoie pour l'instant les établissements à leur dotation globale-  « au sein de laquelle rien ne les empêche de financer des actions culturelles »  - et à des financement exceptionnels et provisoires, y sera interpellée, ainsi d'ailleurs que les directions régionales des affaires culturelles (DRAC), quant à elles complètement absentes. Si tous les partenaires évoquent bien un rapprochement souhaitable entre le ministère de la Culture et celui des Affaires sociales, le groupe « Culture et expression » de la FNARS Ile-de-France plaide, pour sa part, pour une véritable convention de partenariat, seul moyen d'autoriser les DRAC à s'investir. Dans l'attente, précise Joël Sigot, « il est possible pour les associations, au niveau local, comme nous sommes en train de le faire en Ile-de-France, de bâtir des chartes de collaboration avec les DRAC, qui respectent les critères de qualité, de l'encadrement notamment ».

Reste que cette manifestation est avant tout conçue comme un lieu de rencontres, d'échanges, de fraternité, d'ouverture des ateliers. « Pour autant, estime Jean-Marie Thiedey, directeur du foyer de l'Estran, partenaire de la manifestation, le fait essentiel que ces personnes s'expriment n'élude jamais le fait que certaines d'entre elles restent au RMI, exclues du marché du travail. Et que cela demeure, pour elles et pour nous, un problème fondamental. »

Valérie Larmignat

Notes

(1)  Tous les lundis, mercredis et samedis de 12 h 30 à 18 h 30, jusqu'au 31 janvier 2000 (sauf le 1er janvier)  - Cité de refuge de l'Armée du salut : 12, rue Cantagrel - 75013 Paris - Tél. 01 53 61 92 42.

(2)  FNARS Ile-de-France : 70/72, rue Orfila - 75020 Paris - Tél. 01 43 15 80 10.

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