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Les professionnels confrontés à la culpabilité

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La présence d'un handicap chez un enfant fait naître un fort sentiment de culpabilité chez ses parents. Comment les professionnels des CAMSP, qui occupent une place centrale dans les premières années, peuvent-ils les accompagner et tenter de les déculpabiliser ?

« Mais qu'est-ce qu'on a fait là ?Qu'est-ce qu'on n'aurait pas dû faire ? Qu'est-ce qu'on a loupé ? » 15 ans après la naissance de Mathilde, sa petite fille trisomique, son père, filmé par une équipe du centre d'action médico-sociale précoce du XIIe arrondissement de Paris, se remémore toutes les questions venues assaillir sa femme et lui, au moment de l'annonce du handicap. Rarement exprimées, ces interrogations sont pourtant formulées dès la naissance et taraudent régulièrement les parents d'enfants handicapés ou malformés. Car la présence, ou plus tard l'apparition, chez un enfant, d'un handicap, d'un retard de développement, voire d'un simple trouble, pose toujours, de manière plus ou moins avouée, la question de la culpabilité. A qui la faute ?

Les professionnels, notamment les équipes des centres d'action médico-sociale précoce (CAMSP), récemment réunis à Annecy par l'Association nationale des équipes et des centres d'action médico-sociale précoce (Anecamsp)   (1), sont confrontés à ces sentiments forts, ambivalents, parfois violents, que vivent les familles. Ils accueillent les parents et leurs jeunes enfants, au handicap identifié ou non, pour entamer une rééducation et parfois, parallèlement, accompagner la recherche d'un diagnostic.

Un fardeau

Ils observent à quel point le sentiment de culpabilité peut peser. D'autant que l'enquête étiologique, plus ou moins implicite, menée sur les difficultés ou le handicap, est souvent vécue comme accusatrice. Et point besoin de coupable, ni même d'un accusateur, pour que naisse et persiste le sentiment de culpabilité. Profondément ancrée dans notre civilisation judéo-chrétienne-  « passée maître » en la matière, rappelle le pédopsychiatre Stanislas Tomkiewicz -, la culpabilisation est « aussi un moyen, dans un premier temps, de donner du sens à ce qui arrive, en s'en imputant la responsabilité, de reprendre à son compte un événement présenté comme un accident », note la psychanalyste Catherine Brun. Mais elle se nourrit également de l'ancestrale mythologie entourant la naissance des enfants anormaux, enfants du péché, venant, en quelque sorte, punir une mère fautive. De plus, les thérapeutes eux-mêmes n'ont pas toujours amélioré la situation en posant des diagnostics souvent très culpabilisants sur certains troubles mentaux,  comme l'autisme. A la fois envahissante et enfouie, intermittente et omniprésente, cette impression de faute rend les familles vulnérables. Elle touche également les professionnels, rongés par l'im- pression d'impuissance et la peur de « mal faire ». Elle devient finalement la  « mauvaise compagne » du travail quotidien. Comment la comprendre ? Comment s'y prendre avec les parents, se sont notamment demandé les professionnels.

Un premier constat : le sentiment de culpabilité est multiple. Si les parents se sentent d'abord responsables d'avoir engendré l' « anormalité », ils ont ensuite, comme tous les parents, mais de manière exacerbée, le sentiment de mal faire. Plus inavouable encore, des pensées « coupables » et « honteuses » les traversent :désir de mort de l'enfant, dégoût, panique, rejet. Les mêmes mots, ceux de « fardeau » et d' « abcès », reviennent toujours, une fois les langues déliées, quand il s'agit d'évoquer ces différents registres. Fixé et tu, le sentiment de culpabilité provoque d'importants dégâts, s'accordent les équipes spécialisées. Les colères répétées, le désespoir, l'attitude des autres ou encore la résignation, en sont autant d'aménagements inconfortables. Cette souffrance des parents ne reste pas sans effet sur le développement de l'enfant handicapé. Les troubles qui en résultent parfois peuvent être la source d'un sur- handicap. Tous les schémas sont possibles : certains parents projettent leur sentiment sur l'enfant qui, à son tour, devient le coupable ; d'autres acceptent d'être malmenés par celui qui leur fait payer son handicap (une manière, après tout, de se sentir moins coupable). «  Il y a une grande empathie de la honte dans les familles. Quand elle est présente, il est à craindre qu'elle fasse ricochet », souligne le psychanalyste Serge Tisseron.

Comment accompagner ?

Empêcher la fixation des abcès psychiques autour de cette expérience de culpabilité, dénouer les nœuds transgénérationnels qui s'y sont formés et permettre une élaboration consciente de ces sentiments ambivalents. Telles sont les missions essentielles qu'ont à accomplir les intervenants auprès des familles.

Outre son travail quotidien d'accueil, l'équipe du CAMSP de l'Entraide universitaire du XIIe arrondissement de Paris a ainsi ouvert un espace de parole, offrant la possibilité à des parents de s'exprimer, face à une caméra, sur ces pensées et sentiments culpabilisants, rarement dévoilés. Certains y refusent le discours du « c'est magnifique malgré tout » pour parler de leurs moments de rejet face à leur fille «  monstrueuse », de leur travail d'acceptation, de leurs flottements. Une mère raconte comment, lors de la première crise d'épilepsie de son enfant polyhandicapé, elle a marqué un temps d'arrêt avant d'appeler les secours : « Et si c'était fini ? Si ça s'arrêtait là ? » Ces paroles sur la répulsion, le désir de mort ou d'abandon, sont parfois difficiles à entendre, y compris pour les professionnels qui travaillent avec ces enfants. Sommes-nous prêts à les accueillir, s'interrogent certains ?

Pourtant, il est essentiel que les intervenants puissent recevoir ces mots sans y ajouter leur propre gêne et ainsi reproduire le sentiment de honte, martèle Serge Tisseron. Forte d'une expérience reconnue dans l'accompagnement de mères pratiquants une interruption médicale de grossesse ou de parents d'enfants mort-nés, la psychiatre Françoise Molenat reconnaît que, longtemps, la culpabilité n'a pas été « l'entrée favorite des psy pour aborder les problèmes ». Pour elle, pourtant, l'accompagnement précoce des parents, la discussion autour des sentiments, évite, sans aucun doute, à l'expérience de culpabilité « de venir se coller à d'autres, de se cristalliser ». Mais l'aborder reste délicat. Et le risque, en évoquant cette expérience, est de la figer, de tirer les fils du passé et de renforcer un lien, en le rendant actif. L'objet de l'intervention, constatent nombre de thérapeutes, consiste davantage à poser des points de suture. Il s'agit de permettre à ces parents de construire « maintenant » ce qui leur manque si cruellement : des représentations, des repères, des modèles parentaux. « Avant d'ouvrir les digues, il faut renforcer les berges », illustre Serge Tisseron. Attention, aussi, à ne pas faire de la culpabilité une notion fourre-tout, avertit le psychiatre Joël Roy, en disant aux parents que « quoi qu'ils fassent, ils jouent sans cesse la culpabilité. Ce qui revient à leur renvoyer que leur relation à l'enfant est toujours inadéquate : N'en font-il pas trop ou pas assez ? Leur attitude ne révèle-t-elle pas un rejet masqué ? »

La génétique déculpabilisante ?

Enfin, beaucoup insistent, avec Marie- Christine Nollen, psychologue clinicienne au service de génétique de l'hôpital Necker (Paris XVe), sur l'importance du diagnostic et de la précision des informations données aux parents, pour les déculpabiliser. « Lors de la phase de recherche d'un syndrome, suite à la découverte d'un retard de langage par exemple, tant que le diagnostic n'est pas posé, on a tendance à chercher du côté des méthodes éducatives, des pratiques des parents », explique-t-elle. De même, « si généralement l'annonce d'un problème génétique identifié est vécue comme une libération par les familles », constate Patrick Edery, pédiatre et généticien, il est important de bien expliquer le mécanisme de transmission. Reste que les parents peuvent tout à fait continuer à se sentir responsables de ce qu'ils ont transmis par le sang. Et l'aspect rassurant d'un diagnostic qui met un nom sur un syndrome n'empêche pas de donner libre cours aux interprétations. Derrière le « si c'est physique, alors ce n'est pas de notre faute », certains parents pourraient comprendre « e n revanche, si la cause est psychologiqu e, alors là c'est de notre faute  ». Surtout, la description d'une maladie nommée et éventuellement d'un traitement n'annule ni la question de l'organisation psychique de l'enfant avec son handicap, son trouble et avec sa famille, ni celle du vécu des parents. Et si, finalement, « à la nai ssance, l'urgence, ce n'était pas l'enfant, résume le père de Mathilde, mais bien les deux parents, qui viennent de vivre l'expérience la plus traumatisante de leur vie ? »

Valérie Larmignat

LES CENTRES D'ACTION MÉDICO-SOCIALE PRÉCOCE

C'est l'article 3 de la loi du 30 juin 1975 en faveur des personnes handicapées, suivi d'un décret du 15 avril 1976, qui a créé les centres d'action médico-sociale précoce (CAMSP). Selon ces textes, les CAMSP « ont pour objet le dépistage, la cure ambulatoire et la rééducation des enfants des premier et deuxième âges [de 0 à 6 ans] qui présentent des déficits sensoriels, moteurs ou mentaux en vue d'une adaptation sociale et éducative dans leur milieu naturel et avec la participation de celui-ci. Ils exercent des actions préventives spécialisées. Ces centres exercent aussi, soit au cours de consultations, soit à domicile, une guidance des familles dans les soins et l'éducation spécialisée requis par l'âge de l'enfant. » Spécialisés dans un type de handicap ou, dans la plupart des cas, polyvalents avec des sections spécialisées, ils fonctionnent toujours autour d'une équipe pluridisciplinaire :médecins  (pédiatres, psychiatres), puéricultrices, éducateurs de jeunes enfants, orthophonistes, kinésithérapeutes, psychomotriciens, assistants de service social, éducateurs... Et si l'action médico-sociale précoce n'est pas le domaine réservé des CAMSP, toutes les structures de la petite enfance y prenant part (notamment la PMI, le secteur d'hygiène mentale infanto-juvénile, les CDES...), ils ont très souvent un rôle de coordination des interventions. Environ 200 aujourd'hui, ils sont cependant encore absents de nombreux départements. « Pourtant, développer ces structures (2) , c'est certes dépenser, mais c'est aussi, comme tout investissement dans la prévention, réaliser, à terme, de sérieuses économies », estime Laure Labrousse-Guichard, présidente de l'Association nationale des équipes et des centres d'action médico-sociale précoce.

Notes

(1)   « La culpabilité dans tous ses états », les 19 et 20 novembre à Annecy - Anecamsp : 10, rue Erard - Esc. 5 - 75012 Paris - Tél. 01 43 42 09 10.

(2)  Financées à 80 % par la sécurité sociale et à 20 % par les conseils généraux.

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