« Choqués, amers, déçus. » D'une formule lapidaire, Evelyne Petit, directrice du centre communal d'action sociale (CCAS) de Besançon, chargée du dossier CMU au sein de l'Association nationale des cadres communaux d'action sociale (Anccas) (1), résume l'état d'esprit régnant actuellement au sein de ces structures communales. Les raisons de ce désenchantement ne sont pas à rechercher dans le contenu - salué unanimement - de la loi du 27 juillet dernier (2), qui garantit à tous la prise en charge des soins par un régime de sécurité sociale et, pour les plus défavorisés, une protection complémentaire. Elles résident plutôt dans les méthodes « pas très correctes », note Evelyne Petit, selon lesquelles les CCAS sont associés à sa mise en œuvre.
Le texte de loi, en effet, ne mentionne qu'une seule fois les services sociaux. Les centres communaux d'action sociale ne sont même pas cités expressément, alors que, de longue date, ils attribuent l'aide médicale pour le compte des départements et traitent les dossiers relatifs aux cartes santé. A cette indifférence initiale a succédé, depuis le mois d'octobre, à l'approche de l'échéance, une vigoureuse sollicitation. Elle trouve son point culminant dans les instructions écrites adressées, par le ministère de l'Emploi et de la Solidarité, aux caisses primaires d'assurance maladie (CPAM) et aux directions départementales des affaires sanitaires et sociales, afin de préparer, dans l'attente de la parution des décrets d'application, la mise en place de la CMU. Les CCAS y apparaissent à maintes reprises. On compte sur eux, notamment, pour aider les personnes à rassembler les pièces, remplir les dossiers et les transmettre aux caisses. « On a posé un principe excellent. Mais, comme toujours, on n'a pas évoqué, dès le départ, les questions pragmatiques », regrette Christine Boubet, secrétaire générale de l'Union nationale des centres communaux d'action sociale (Unccas) (3). Plus virulente, Evelyne Petit s'indigne : « Nous ne sommes pas reconnus dans la loi. Nous n'existons pas. Mais, quand il s'agit d'agir concrètement, nous nous retrouvons en position de petites mains ».
Les CCAS s'irritent d'autant plus du fait que l'on semble aujourd'hui redécouvrir leur existence, que certains constats lucides auraient dû conduire à les associer à l'élaboration du dispositif. En premier lieu, ils sont clairement identifiés, par les bénéficiaires potentiels de la CMU, comme les guichets habituels de l'aide médicale ce qui devrait les amener à continuer à recevoir nombre de demandes. En outre, ils offrent une plus grande proximité avec les usagers que les caisses primaires d'assurance maladie, qui, en dépit d'importants efforts dans certains départements, restent trop souvent confinées dans les villes principales.
Puisque les CCAS, de toute évidence, sont amenés à occuper une place de première importance dans la mise en œuvre de la CMU, il reste à fixer le cadre de leur coopération avec les CPAM. Depuis quelques semaines, leurs instances représentatives négocient avec l'Etat et l'assurance maladie. Des conventions d'accueil liant les caisses primaires et les centres communaux sont en cours d'élaboration. Elles pourraient, en fonction des contextes locaux, porter sur la simple information des usagers, leur accompagnement pour la constitution des dossiers, ou encore sur une préinstruction en vue de l'ouverture des droits.
Autre élément du débat, les conditions financières de cette intervention des CCAS. Les contingents communaux d'aide sociale, participation sonnante et trébuchante des municipalités aux dépenses d'aide sociale des départements, ont été supprimés à l'occasion de la création de la CMU. Une bonne chose, de l'avis général. Leur mécanisme était d'une extrême complexité et ils apparaissaient comme la survivance du principe de tutelle d'une collectivité sur l'autre. Ils permettaient cependant aux conseils généraux de rémunérer les CCAS pour l'accueil des publics, en moyenne de 100 F à 150 F par dossier. Ce qui, pour les centres les plus importants, par lesquels transitaient des milliers de dossiers, représentait des sommes non négligeables. Christine Boubet s'attend, sur ce point sensible, à un long combat avec les pouvoirs publics. Toutefois, se réjouit-elle, « la question des moyens financiers était taboue jusque récemment. A présent, elle est entendue ».
Sa résolution apparaît d'autant plus pressante que les CCAS, qui s'apprêtent à perdre, avec la disparition de l'aide médicale, « l'un des pans historiques de leur activité » - selon l'expression de Jean-Yves Le Person, secrétaire général de l'Anccas
- risquent de devoir faire face à une demande très importante. La majorité des conseils généraux, en effet, avaient fixé le plafond d'attribution de l'aide médicale au niveau du RMI (4). Avec un seuil à 3 500 F, et donc un public concerné plus nombreux, l'activité devrait augmenter sensiblement. Ce dont les CCAS prennent conscience actuellement, alors que les redéploiements de personnel ont souvent commencé, en direction de services déjà existants, comme celui du RMI, ou au travers de nouvelles actions. A tel point que certains centres s'apprêtent à recruter.
Que les motifs de colère et d'angoisse ne manquent pas pour les CCAS ne doit pas occulter que, d'une façon générale, ces structures sont satisfaites de garder un rôle dans la couverture sociale des plus démunis. « Les gens viennent pour un problème médical, mais cette visite permet de détecter d'autres besoins », note le directeur d'un CCAS du Nord-Pas-de-Calais. Et pour lui, la perte de cette mission appauvrirait sensiblement cette capacité de repérage. Surtout, chacun est conscient que la seule ouverture des droits ne garantit pas l'accès aux soins. L'exemple des titulaires du RMI le montre. Alors que depuis 1992, l'intégralité de leurs dépenses d'assurance maladie peut être prise en charge au titre de l'aide médicale, plus de 30 %restent sans couverture maladie. L'ignorance, la honte, la peur des enquêtes sociales y sont pour quelque chose. Les CCAS revendiquent donc leur place dans l'accompagnement des personnes les plus marginalisées. « Il y a de nombreuses dispositions légales généreuses en France. Mais la raison d'être de l'action sociale est justement de combler les interstices entre le droit et les situations réelles », rappelle Evelyne Petit.
Même si certains, à l'exemple de Jean-Yves Le Person, regrettent « l'insuffisante culture de la coordination » des CPAM, celles-ci, par endroits, ont pris conscience de la nécessité d'un véritable travail de réseau avec les acteurs sociaux. Ainsi, à Lille, la caisse primaire s'est investie, dès le départ, dans la commission départementale de l'action sociale d'urgence, dont elle assure le secrétariat. Antoine Chataignier, son directeur, convaincu qu' « en matière de lutte contre l'exclusion, l'efficacité passe par une démarche de partenariat », se demande alors pourquoi les CCAS, qui connaissent bien les bénéficiaires potentiels, n'auraient pas leur mot à dire dans les démarches d'instruction. La CPAM du Calvados, de son côté, mène, depuis une dizaine d'années, une politique pionnière en direction des publics démunis (voir encadré). Elle a fait le choix de s'appuyer sur les CCAS, mais aussi sur l'ensemble des intervenants sociaux locaux, afin de repérer les personnes privées de couverture sociale et d'aller à leur rencontre, là où elles se trouvent. Autre point phare de l'expérience caennaise, le souci de ne pas faire du traitement des exclus un îlot séparé de l'ensemble de l'activité des services. Ainsi, les techniciens qui liquident les dossiers -et manipulent des informations à longueur de journée - ont été formés à mieux détecter les situations de précarité, grâce à certains signaux d'alerte, comme une diminution des indemnités journalières.
Structure unique en France, la cellule DETRES (détection et traitement de l'exclusion sociale) de la caisse primaire d'assurance maladie du Calvados (5) est née en 1988, d'un double constat : la forte montée du chômage et de l'exclusion et les réticences des plus démunis vis-à-vis des démarches administratives. « On ne pouvait attendre passivement derrière nos guichets. Il fallait aller au-devant de ces publics, pour détecter les difficultés et les traiter », explique Joël Melzi, directeur de la CPAM. Les quatre agents de la cellule ont donc deux missions. Avec l'aide des services sociaux, des associations caritatives, des foyers d'hébergement, de tous ceux qui côtoient les exclus, ils entrent en relation avec les personnes dépourvues d'assurance maladie ou qui ne peuvent supporter des frais d'hospitalisation... Ils les aident à trouver des solutions, avec le parti pris d'une relation personnalisée, fondée sur la confiance. Ce qui implique des « méthodes aussi peu administratives que possible » : les courriers sont souvent informels, les rendez-vous se donnent dans les squats ou les cafés. L'équipe dispose également d'interlocuteurs privilégiés dans les services qui peuvent influer sur la situation sociale des publics : CAF, Assedic... En outre, la cellule intervient dans les stages de formation, de retour à l'emploi, de lutte contre l'illettrisme..., afin de prévenir les ruptures des droits à une couverture sociale. En 11 ans, plus de 50 000 situations ont été traitées et 99 % des personnes ont trouvé, ou retrouvé, une couverture. Même si, à partir du 1er janvier, l'obtention du droit, du fait de l'affiliation automatique et immédiate, sera simplifiée, « il faudra bien que les personnes ayant droit à la CMU le sachent. Notre démarche restera donc la même », souligne Joël Melzi.
Les acteurs sociaux souhaiteraient voir se répandre cette sensibilisation à la précarité. Tout en étant conscients qu'en passant de l'aide médicale à la couverture maladie universelle, on a rompu avec une démarche de solidarité pour un système d'assurance, nécessairement plus rigide. « Avec les CPAM, nous quittons une culture de l'aide sociale, où entre une part de subjectivité. Les caisses, elles, appliquent sans souplesse un barème, un règlement », constate Brigitte Rabault, responsable de l'aide sociale générale au conseil général de la Loire-Atlantique. Depuis quelques mois déjà, ce département a confié à la CPAM l'instruction des dossiers d'aide médicale, et certains rejets ont été « très durs », souligne-t-elle. D'où ses craintes, si le personnel des caisses n'est pas formé à « porter un regard attentif sur l'endettement, les familles monoparentales... ».
Des interrogations subsistent également au sujet de l'accueil des publics. « Les personnels des CPAM ne sont pas forcément prêts à l'écoute d'une population qui exige un fort soutien », admet Antoine Chataignier, rappelant la difficile adaptation des CAF à l'accueil des allocataires du RMI, à la fin des années 80. Une tâche que les agents des caisses rempliront d'autant plus difficilement, que leur malaise, en de nombreux endroits, est perceptible : surcharge de travail, retards dans le traitement des dossiers, retard également pour la télétransmission par la carte Vitale... Et les 1 400 postes supplémentaires annoncés en octobre par Martine Aubry (6) ne suffisent pas à les rassurer.
Céline Gargoly
(1) Anccas siège social : CCAS - 32, bd Chasles - BP 25 - 28001 Chartres cedex - Tél. 02 37 20 25 02.
(2) Voir ASH n° 2129 du 20-08-99.
(3) Unccas : 6, rue Faidherbe - BP 568 - 59208 Tourcoing cedex - Tél. 03 20 28 07 50.
(4) Soit actuellement 2 502,30 F pour une personne seule.
(5) CPAM : boulevard du Général-Weygand - BP 6048 - 14031 Caen cedex - Tél. 02 31 45 79 00.
(6) Voir ASH n° 2138 du 22-10-99.