« Plusieurs fois par jour, depuis maintenant plus d'une semaine, j'entends un gamin hurler des heures derrière un petit fenestron, dont je pense qu'il est situé aux W.-C., car j'ai le même appartement. » Parvenu à l'inspecteur de l'aide sociale à l'enfance (ASE) du Haut-Rhin, s'occupant des signalements, cet appel semble suffisamment probant pour que l'autorité judiciaire soit saisie sans délai. Et il s'avérera que cet enfant était régulièrement séquestré par sa mère. Il refusait de faire les prières qu'elle exigeait.
Mais, il arrive également que l'ASE soit alertée de manière trop imprécise pour pouvoir, d'emblée, apprécier le bien-fondé d'une intervention. Dans ce cas, à l'exception des allégations d'abus sexuels, qui, même transmises de manière anonyme, font immédiatement l'objet d'un signalement au parquet, « il nous revient de travailler avec le service social départemental pour essayer d'avoir un complément d'informations », précise Jean-Luc Kempf, responsable du service de l'aide sociale à l'enfance (1).
Essentielle, l'exigence de rapidité ne doit pas se confondre avec la précipitation. Ainsi, sauf urgence, il peut être utile de procéder à une évaluation destinée à vérifier le fondement de la suspicion : collecte d'éléments d'appréciation auprès de différents professionnels (assistante sociale, enseignants, etc.), écoute du discours parental - « sans pour autant procéder à un interrogatoire visant à recueillir des aveux » -, entretien avec l'enfant et examen médical de celui-ci, s'il se plaint de coups.
En supposant que signaler la situation d'un enfant maltraité, c'est déjà le protéger, encore faut-il le faire à bon escient. Un garçonnet dont on rapporte le « comportement bizarre », alors qu'il joue dehors, ou cette toute jeune fille qui semble ne pas se rendre régulièrement à l'école (ne l'a-t-on pas croisée, tel jour, puis tel autre encore, dans l'escalier ?) peuvent avoir besoin d'être aidés, sans que leur protection relève pour autant de la justice.
« Il n'est pas inutile de continuer à sensibiliser le grand public aux questions de maltraitance, ni d'outiller toujours davantage les professionnels de l'enfance sur les circuits du signalement », estime Philippe Jamet, responsable de la direction départementale de la solidarité ses services ont d'ailleurs réalisé deux documents qui leur sont spécifiquement destinés. Mais, « sans baisser la garde », il convient néanmoins de ne pas signaler n'importe quoi à l'autorité judiciaire, ni de la submerger de signalements imprécis ou inexploitables. « C'est bien sûr aux magistrats, et pas à nous, de se prononcer sur la notion de danger, commente le chef du service de l'ASE. Autrement dit, en cas de doute, mieux vaut leur envoyer un signalement de trop que risquer de passer à côté d'un enfant en détresse. » Les différents intervenants s'accordent d'ailleurs pour reconnaître qu'il peut y avoir des zones d'incertitude pour apprécier la réalité des dangers encourus par un enfant. « Il est vrai qu'on a, avec la loi du 10 juillet 1989, un dispositif qui nous invite, tous, à être le plus performant possible », observe Philippe Jamet. Et le nombre de signalements - 555 ont été recensés dans le Haut-Rhin en 1998, se répartissant, quasiment à égalité, entre enfants maltraités et enfants en risque de l'être -témoigne bien de la mobilisation des acteurs et de l'activité des services. « Pour éviter cependant une systématique montée au judiciaire, dans laquelle nous avons notre part de responsabilité, ajoute le directeur de la solidarité, il faut essayer d'être le plus pertinent possible, dans les signalements comme dans les prises en charge. »
Construite au fil des années - et notamment formalisée dans un protocole d'accord relatif à l'enfance en danger, conclu au printemps dernier -, une étroite collaboration entre les services de la justice et ceux de l'ASE permet, régulièrement, de débattre de la manière d'ajuster, au mieux, l'intervention des différents protagonistes. S'agissant ainsi des rapports de signalement, dont les magistrats déploraient parfois l'épaisseur et le caractère par trop analytique, ils sont désormais plus concis et plus précis. Disposant d'un formulaire d'enquête mieux normé, les travailleurs sociaux peuvent le remplir plus rapidement. Mais aussi caractériser, de manière détaillée, le problème de l'enfant sans se contenter de décrire un contexte global qui pourrait, selon eux, retentir sur l'intéressé. Distinguant plus clairement l'essentiel de l'accessoire, la matière ainsi retravaillée est plus directement lisible par les magistrats. De plus, elle permet de ne pas systématiquement tout faire remonter vers l'autorité judiciaire. Mieux cerner les problématiques familiales s'avère fécond pour envisager, en amont, un certain nombre de solutions.
« Parallèlement, en effet, explique Jean-Luc Kempf, nous avons élaboré un autre type de document qui est un rapport de situation sociale :lorsqu'un travailleur social estime que, dans une famille, quelque chose semble ne pas aller, mais qu'il ne réussit pas à cerner exactement de quoi il retourne, il peut ainsi, avant tout signalement, demander un avis à l'ASE. » Tétanisés par certaines affaires qui ont défrayé la chronique, les travailleurs sociaux n'ont plus, ainsi, l'impression de porter toutes les responsabilités sur leurs épaules.
L'Observatoire haut-rhinois de l'action sociale (OHRAS) joue un rôle important dans l'affinement des outils permettant un ciblage plus adéquat du recours à l'autorité judiciaire. « Nous nous sommes ainsi rendu compte, dans le département, d'une faiblesse réelle liée à l'insuffisant développement des mesures administratives d'assistance éducative en milieu ouvert [AEMO] , explique Philippe Jamet. Les magistrats eux-mêmes s'étonnaient de voir arriver sur leurs bureaux des situations qui ne leur semblaient pas relever de leur compétence. Après une étude, menée par l'observatoire, sur plusieurs centaines de dossiers, nous nous sommes attachés à bien définir le cahier des charges de l'AEMO administrative, en collaboration avec l'Association régionale spécialisée d'action sociale, d'éducation et d'animation, qui s'occupe des services de Colmar et de Mulhouse. »
Symétriquement, au vu du taux relativement élevé de mesures d'AEMO judiciaires, notamment à Mulhouse (qui concentre 52 % des signalements effectués en 1998 dans le Haut-Rhin), où vivent plus de la moitié des bénéficiaires du RMI du département, il est apparu opportun de réfléchir à une meilleure prévention. Il y aurait, en effet, presque mécaniquement, un transfert, vers le signalement, de situations qui, peut-être, ne seraient pas prises en compte autrement. Car les travailleurs sociaux sont particulièrement sollicités, avance Philippe Jamet. C'est pourquoi il faut « essayer d'inverser la vapeur, en restaurant, tous azimuts- c'est-à-dire dans les domaines de l'enfance et de la famille, comme de l'insertion -, de plus grandes marges de prévention. »
Constater qu'avec moins de 700 000 habitants, le Haut-Rhin compte quelque 3 000 enfants qui font l'objet d'une mesure d'AEMO ou de placement pose question aux acteurs des services de la direction de la solidarité. Autrement dit : comment agir, en amont du signalement et de la mise en place de quelconques mesures, et prévenir ainsi d'inévitables déchirements humains ? Comment mieux dépister les besoins des familles et les aider à surmonter leurs difficultés ? Tel est, aujourd'hui, l'axe de travail des responsables de la politique de l'enfance.
Sachant, notamment, que plus du tiers des enfants signalés en danger ont entre 0 et 5 ans, la réflexion engagée sur le soutien à la parentalité a déjà débouché sur la mise en œuvre de plusieurs initiatives concrètes en direction des jeunes parents. Ainsi, par exemple, dans les salles d'attente des centres de protection maternelle et infantile (PMI), la disponibilité des mamans, venues en consultation avec leurs nourrissons, est mise à profit pour les sensibiliser aux compétences de ces derniers :livres ou jouets, des supports variés sont utilisés par des bibliothécaires et des éducatrices de jeunes enfants, qui contribuent à transformer ce temps mort en moment d'échanges autour de la relation parents-enfants.
Par ailleurs, depuis le printemps dernier, la PMI mène un autre projet à la charnière de la prévention et de la réparation. Il consiste à développer l'accueil, à la journée, dans des structures de garde collectives, d'enfants pouvant être en difficulté dans leur milieu familial, sans qu'il soit pour autant justifié de les en soustraire. « Qu'il s'agisse d'enfants uniquement connus des travailleurs médico-sociaux du secteur ou de familles qui font déjà l'objet d'interventions dans le cadre de l'enfance à risque ou en danger, notre objectif, explique le docteur Claudine Iehlen, est de prévenir, à terme, la maltraitance ou le placement. » Grâce à l'enveloppe financière allouée à cette action, les éventuels coûts de transport des enfants sont totalement pris en charge par le département et seule une participation de 20 % est demandée aux familles pour les frais de garde. Somme destinée à les impliquer dans le projet, sans que cela ne grève trop lourdement leur budget.
Stimuler l'éveil de cet enfant-ci, développer l'autonomie de celui-là, contribuer à préparer la séparation de cet autre avec sa mère : les buts poursuivis sont évidemment différents selon les cas et il est encore trop tôt pour établir un bilan global. Néanmoins, les premières observations des travailleurs sociaux permettent de conclure au bien-fondé d'un accompagnement susceptible de débloquer des situations particulièrement tendues. Voire d'enrayer des passages à l'acte. « Ceci n'est qu'un exemple, mais on peut envisager d'autres solutions innovantes, qui constitueraient autant d'alternatives au placement, déclare Claudine Iehlen. Il n'est évidemment pas toujours souhaitable de maintenir un enfant dans sa famille, mais, lorsque c'est possible, on pourrait développer des accueils temporaires, pendant le week-end ou les petites vacances, pour permettre aux parents de souffler quand ils traversent des moments difficiles. »
Aider les familles, ici et maintenant, mais aussi préparer l'avenir en sensibilisant à leurs futures responsabilités les parents de demain, est une autre ambition de la PMI, qui mène des actions d'information sur la planification familiale dans les collèges. « Nous nous rendons alors souvent compte, note Claudine Iehlen, que les adolescents parlent de vouloir un enfant, comme ils désireraient posséder une moto ou tout autre bien de consommation. Sans imaginer qu'être parent implique des droits et des devoirs. » D'où l'importance de se saisir aussi de ce genre d'occasions pour entamer le débat sur l'exercice de la parentalité.
Les enjeux humains sont trop importants, conclut Philippe Jamet, pour qu'on puisse se contenter de « produire » du signalement et en déduire que le système fonctionne bien. C'est à tous les niveaux qu'il faut réinterroger la pertinence de l'action. Et faire preuve d'imagination.
Caroline Helfter
(1) ASE : Direction de la solidarité - Hôtel du département - 7, rue Bruat - BP 351 - 68006 Colmar cedex - Tél. 03 89 22 66 31.