Actualités sociales hebdomadaires : Quel impact a eu, selon vous, la Convention internationale des droits de l'Enfant ? Régis Legros : Cette convention a modifié les représentations de l'enfant et a entraîné une réelle mobilisation du grand public, des médias et des professionnels autour des droits du mineur. Surtout, c'est sa plus grande avancée, elle a organisé le recueil systématique de la parole de l'enfant dans toutes les procédures le concernant. Mais ce changement de regard a eu aussi des effets mal maîtrisés comme la montée en charge des signalements et la judiciarisation massive des mesures de protection de l'enfant. Par ailleurs, on peut regretter que cette convention soit tellement soucieuse des procédures pour l'écouter, qu'elle en oublie un peu l'enfant-citoyen. Que voulez-vous dire ? - La parole de l'enfant n'est pas seulement celle décrétée par des dispositifs. C'est aussi celle que les professionnels recueillent au quotidien et qui va leur permettre de comprendre la problématique du mineur et de ses parents dans une visée réparatrice. Aussi, au-delà des aspects formels, la question pour les intervenants, c'est celle du devenir de cette parole. Car c'est dans cet espace que se situent les pratiques éducatives et que l'on mesure l'écart entre l'enfant objet de protection et l'enfant-citoyen. L'affirmation des droits de l'Enfant n'a-t-elle pas, d'une certaine façon, complexifié vos rapports avec les médias ? - C'est vrai que la mobilisation autour de l'enfant et la médiatisation de certaines affaires ne facilitent guère la connaissance et la reconnaissance du travail social. Nous aimerions être connus de l'opinion publique autrement que, sous le coup de la colère et de l'indignation, à l'occasion d'événements dramatiques. Si ce qui se dit dans le cadre de nos prises en charge est bien évidemment retransmis aux autorités mandantes, cette parole ne peut être mise sur le devant de la scène. Elle se joue dans un espace très étroit entre les professionnels, l'enfant et sa famille. C'est ce qui rend difficile la visibilité et la traçabilité de nos pratiques. Est-ce à dire qu'à côté des droits de l'Enfant, vous réclamez, en tant que professionnels, un droit à la discrétion ? - Nous réclamons effectivement un droit à un travail social discret et efficace. Nous estimons ne pas avoir à faire de grand déballage sur les actions que nous menons au quotidien. Nous demandons qu'elles puissent être réalisées dans un huis clos reconnu avec les usagers, gage de leur efficacité. Alors, que les médias cessent de nous interroger sur ce que font les travailleurs sociaux, en cas d'accident tragique ! Mais aussi, que nos financeurs arrêtent de nous questionner sur le nombre de visites que nous rendons dans les familles et sur le temps que nous y passons. Ce n'est pas à l'aune des chiffres que l'on peut juger notre travail, mais à celle de la qualité de la rencontre avec l'usager. Encore faut-il qu'il y ait rencontre. Dans l'affaire Johnny (3), l'opinion publique s'est émue qu'une famille puisse échapper à la vigilance des travailleurs sociaux, notamment par le biais d'un simple déménagement ? - Il y a, là encore, une méconnaissance du travail social. Les mesures d'investigation et d'action éducative en milieu ouvert que nous exerçons n'ont pas pour fonction de protéger à tous crins l'enfant des comportements de ses parents. En aucun cas elles ne peuvent offrir une garantie tout risque. Quelqu'un peut effectivement déménager. Pis encore, il peut refuser de nous ouvrir la porte et persister durablement dans son attitude. Même en cas de placement, l'enfant peut en partir ou ses parents venir le rechercher... Il faut tenir compte de toutes les stratégies possibles des usagers auxquelles le travail social ne peut pas faire barrage. Les professionnels n'ont-ils pas leur part de responsabilité dans cette méconnaissance de l'opinion ? - Je ne le pense pas. Les professionnels ont résolument choisi d'exercer dans le respect du sujet... Maintenant, la question de la visibilité de leurs pratiques se pose. Peut-on convoquer l'opinion publique sur un autre mode que celui du sensationnel ? Comment une société, qui se donne pour règle de protéger les plus faibles, peut-elle permettre au public d'avoir un droit de regard sur les moyens mis en œuvre vis-à-vis des parents défaillants ? Certains collectifs de travailleurs sociaux tentent pourtant de se faire entendre ? - C'est également ce que nous essayons de faire au sein de notre fédération. Quand certains sujets concernent directement nos pratiques, nous ne restons pas silencieux. Par exemple, nous avons interpellé les ministres concernés, sur le maintien du seuil de qualité de nos prises en charge dans le cadre des 35 heures. Mais sommes-nous, à ce point, quantité négligeable ? Il y a quelque chose de choquant à ce que nous ne soyons guère entendus, en dehors d'événements sensationnels. Pourtant, sur l'enfance en difficulté, les professionnels de l'action éducative ont des points de vue à faire valoir, des convictions à défendre, une éthique à affirmer ! N'était-ce pas dans cet objectif, que vous aviez participé à la création d'un réseau interassociatif ? - C'est vrai qu'en 1993, nous avions contribué, avec plusieurs associations (4), à la création d'un réseau interassociatif afin de nous exprimer sur les événements d'actualité relatifs à l'enfance. L'Association des magistrats pour la jeunesse a participé ponctuellement à nos travaux. Mais, au-delà des problèmes matériels pour recueillir l'avis de chacun, l'élaboration d'une parole collective est appa- rue très difficile. Et ce réseau, faute peut-être d'une implication suffisante de ses membres, est en train de s'asphyxier. Sans doute, est-il temps pour nous de le faire revivre. Qu'est-ce qui fait le plus défaut aux travailleurs sociaux pour mettre en œuvre les droits des enfants ? - On retombe sur la question centrale des moyens et de la disponibilité des professionnels. Chaque travailleur social, qui exerce en milieu ouvert, a en charge une trentaine de mineurs ! Si l'on regarde l'importante suractivité des services, la masse des signalements qui ne peuvent pas être traités, il est clair que les droits de l'Enfant - ses droits à être assisté, à être aidé dans ses difficultés - sont quelque peu bafoués. N'y a-t-il pas là une certaine hypocrisie ? - Il y a effectivement quelque chose de cet ordre-là. Si l'on ne met pas en œuvre les moyens suffisants pour préserver les droits des personnes ou les faire valoir, on est davantage dans le registre de la tromperie. Et les usagers sont en droit d'exiger, des travailleurs sociaux, des services que ces derniers ne peuvent malheureusement pas leur rendre. D'où la grande insatisfaction des professionnels. Et s'ils ne sont pas usés, ils sont fatigués. Pour le coup, c'est là que leur voix n'est pas entendue. Que leurs arguments sont niés lorsqu'ils demandent les moyens nécessaires pour faire face aux besoins dans les départements et les juridictions. On voit ainsi certaines directions de la PJJ prendre prétexte de la judiciarisation des mesures de protection de l'enfance pour estimer que bon nombre d'entre elles pourraient être traitées et financées ailleurs. Si l'on regarde les mesures d'investigation, aucuns moyens supplémentaires n'ont été octroyés depuis des années. Enfin, les normes d'encadrement qui nous sont imposées sont pour certaines, notamment les enquêtes sociales, de l'ordre de l'impossible. Comment situez-vous votre travail, face au déclin de la fonction paternelle ? - On ne peut pas nier qu'il y a une crise des repères, des valeurs de la famille et un délitement de la fonction paternelle. Il appartient aux structures économiques et sociales et à la solidarité de restaurer cette image du père. Néanmoins, il me paraît très important de rappeler que lorsque les parents ont des comportements inacceptables vis-à-vis de leurs enfants, il devient nécessaire de professionnaliser ce soutien. D'autant que c'est à partir de la restauration des liens au père que les professionnels vont permettre au mineur de renouer le lien social. L'évolution de la famille a-t-elle modifié les pratiques des professionnels ? - Dans nos prises en charge, on compte davantage d'enfants vivant dans des familles recomposées, monoparentales, séparées. Et notre intervention tend, de plus en plus, à se situer dans « la chambre de la famille » où nous sommes amenés à gérer et réguler les liens entre l'enfant et ses parents séparés. Car, face à un conflit qui ne peut se résoudre, le juge aux affaires familiales va, en dernier recours, chercher à protéger l'enfant et faire basculer la prise en charge du côté de l'assistance éducative. Aussi bon nombre de nos services ont-ils développé des savoir-faire à travers des activités de médiation. Il s'agit de permettre la résolution du conflit entre adultes tout en dégageant un espace viable pour l'enfant. Et en matière de lutte contre la délinquance ? - Les travaux récents qui ont « relooké » l'ordonnance de 1945 ont eu pour effet de voir nos services être davantage sollicités - surtout en région parisienne - au titre des mesures d'assistance éducative au pénal. Celles-ci ont tout leur intérêt et elles avaient été peut-être un peu oubliées. Aussi ne pouvons-nous que nous réjouir de la volonté de Madame Guigou de développer les mesures de réparation. Pourtant, les moyens sont donnés au compte-gouttes. Et beaucoup de services ont déposé des projets qui restent lettre morte, faute de financement. Quel regard portez-vous sur l'évolution de la justice des mineurs ? - Le parquet occupe une place de plus en plus prépondérante. Ne risque-t-on pas, notamment avec le développement des délégués des procureurs et le traitement en temps réel des infractions, de délaisser tout un pan de l'assistance éducative ? Pourtant, l'admonestation ou l'entretien avec un délégué du procureur n'aura jamais la valeur d'une investigation menée par un éducateur spécialisé. L'atout majeur de l'assistance éducative, c'est d'être référée à la loi. Une dimension qu'elle pourrait perdre si les choses venaient à se régler au niveau du parquet sans passer par cet espace que ménage le juge des enfants. Il y a là, me semble-t-il, un risque de dérapage. Au final, quel bilan dresser de la Convention des droits de l'Enfant ? - Si les intentions sont tout à fait louables, leur mise en œuvre reste bien en deçà des discours. Au sein de notre fédération, nous nous réjouirions surtout, si nous sen- tions une réelle volonté de chacun, de sa place et de sa responsabilité, de s'emparer du problème de l'enfance en danger. Lequel, hélas, n'a cessé de s'amplifier... Est-il alors opportun de fêter les dix ans de cette convention ? Propos recueillis par Isabelle Sarazin
(1) Adoptée le 20 novembre 1989 par l'assemblée générale des Nations unies, elle est entrée en vigueur, en France, le 6 septembre 1990.
(2) Fédération nationale des services sociaux spécialisés de protection de l'enfance et de l'adolescence en danger : 38, rue Basse - 14000 Caen - Tél. 02 31 95 25 55. Celle-ci achève ce vendredi ses journées d'études organisées depuis le 17 novembre, à Paris, sur le thème : « D'une filiation à l'autre... Etudes sur les liens de parenté aujourd'hui ».
(3) Le 1er octobre, la cour d'assises des Vosges a infligé de très lourdes peines de prison à une famille qui avait martyrisé Johnny, un enfant de moins de 4 ans.
(4) L'ANDESI, l'ANPF, le CNAEMO, le CNLAPS.