« C'est toujours difficile de doser et de préparer suffisamment à manger », explique Coralie Beauvallet, étudiante en psychologie et « accueillante » au foyer de la rue de la Croix-Nivert (Paris XVe) (1), en mettant une casserole d'eau sur le feu « pour faire cuire du riz, au cas où ». Commencé à quatre, le repas peut, ici, se terminer à six. Quant à savoir combien se retrouveront, le lendemain matin, pour le petit déjeuner, c'est impossible. « La Croix-Nivert » se peuple essentiellement la nuit.
La maison abrite, en effet, un service d'accueil et d'hébergement provisoire particulier. Il a pour mission de recevoir, tous les jours de l'année, de 17 heures à 8 heures le lendemain, les mineurs de 13 à 18 ans en fugue ou en danger physique ou moral, interpellés par la police. Quand, pour de multiples raisons (famille ou foyer injoignables ou trop éloignés, jeune refusant le retour et évoquant des mauvais traitements...), la brigade des mineurs n'a pu les remettre à leur représentant légal, ils sont confiés au service pour 24 heures (48 heures au maximum), sur décision du procureur de la République ou d'un juge des enfants. « Avant la création d'une permanence de nuit de la brigade de protection des mineurs, en 1989, et l'ouverture de notre service, en 1990, les jeunes fugueurs interpellés la nuit étaient regroupés au commissariat du XIIIe arrondissement, pour les garçons, et au dépôt de la préfecture de police, pour les filles. Et ce, dans les conditions de la garde à vue », rappelle Jean-Louis Brassat, directeur de la protection judiciaire de la jeunesse, mis à disposition de l'Association Jean-Cotxet (2), depuis neuf ans, pour diriger la Croix-Nivert. « En créant ce service, il s'agissait donc de trouver une alternative à cette rétention de mineurs dans des locaux de police à Paris - ville qui attire les fugueurs provinciaux et banlieusards -, mais aussi de remplir une fonction -'l'accueil parquet " - que ne parvenait plus à assumer, faute de places, le centre d'accueil Saint-Vincent-de-Paul, notre foyer départemental de l'enfance. Hors de la capitale, c'est ce type de foyer, ou des structures associatives, qui l'assurent. » L'originalité de la Croix-Nivert tient au fait qu'elle pratique exclusivement cette sorte d'accueil. Non seulement elle reçoit les jeunes « au pied levé », mais elle les héberge pour une ou deux nuits au maximum.
Gérer et mettre à profit cette très courte période, voilà le travail de l'équipe :une chef de service, 14 accueillants à mi-temps, 5 éducateurs, une psychologue (à 0,15 équivalent temps plein) et 4 personnels de service. Celle-ci est amenée, forcément, à réfléchir à la signification et à l'intérêt du travail éducatif dans l'urgence.
Car tout va très vite. Entre le coup de fil de la police et l'arrivée d'un jeune, à peine une heure s'écoule. L'accueillant ne sait alors quasiment rien de celui-ci. Il doit le rassurer, lui expliquer où il se trouve et répondre à ses besoins immédiats (manger, se laver). Il recueille aussi sa première parole et les renseignements de base sur les circonstances qui l'amènent. « Il faut veiller à ne pas reproduire la déposition de police, souligne l'une des accueillantes. En fait, c'est une rencontre pas toujours facile à réussir. Et on aimerait parfois réfléchir plus vite, comprendre plus rapidement. » Ce face-à-face est chaque fois différent. De fait, la population à héberger s'est révélée plus hétérogène que prévu. Si les fugueurs, du domicile parental (30 %) ou d'institutions (19 %), ainsi que les errants - peu nombreux (3,3 %) - étaient attendus, les « mis à la porte » (7,6 %), les « non déclarés en fugue » (7,6 %) et les mineurs victimes (7 %) l'étaient moins (3).
Quel que soit l'enfant, pour Jean-Louis Brassat, la nuit représente un moment particulier, où on ne peut joindre ni juge, ni administration. C'est un temps où « nous essayons de comprendre ce qui se passe à partir de la seule parole du jeune. Ce sont des conditions qui nous permettent de vraiment l'entendre ». Le lendemain, les éducateurs, après avoir écouté le compte rendu des accueils, travaillent à la prise de relais. Là, en revanche, la parole du jeune est confrontée à la réalité, celle des autres, des parents, de l'école. Peut-on renvoyer le jeune chez lui ? Sa situation relève-t-elle de l'aide sociale à l'enfance (ASE) ? La famille peut-elle venir ? « Nous ne faisons pas de recherche de placement nous-mêmes, ni de suivi. Il y a un côté frustrant, mais nous travaillons sur un moment précis », explique Cyril Guillais, éducateur. En fait, 75 % des jeunes qui passent par la Croix-Nivert sont déjà connus d'un juge et 25 %placés. Le relais s'effectue souvent avec les professionnels qui suivent déjà l'enfant et auxquels l'équipe transmet ce qui s'est dit et passé. Deux solutions se présentent alors. Soit un retour à la case départ « avec, si possible, un message que nous faisons passer », précise Jean-Louis Brassat soit une décision du juge, qui peut très rapidement, par exemple, ordonner un placement dans un service d'accueil d'urgence pour un mois ou deux.
« Notre projet - que j'ai une fois résumé par'être un bon souvenir pour le jeune " - peut apparaître minimaliste, voire simplet », avoue le directeur. D'ailleurs, la pertinence d'un tel service a fait l'objet de doutes, au point que les promoteurs du projet eux-mêmes ont tenu à lui donner un caractère provisoire et « soluble dans l'association gestionnaire ». Certains parlaient, avec mépris, d'hôtellerie sociale. Pourtant, l'expérience tient la route et semble répondre à un besoin réel dans la capitale. « La Croix-Nivert est indispensable et nous n'imaginons pas que ce centre puisse fermer », déclare Martine Miret, de la permanence de traitement des signalements et de l'urgence de l'ASE de Paris. D'autant, ajoute-t-elle, que « loin d'être un hôtel, c'est une vraie structure éducative ». Mais quelle action éducative peut-on mener en 24 ou 48 heures ?D'emblée attiré par une forme de travail à laquelle il croit - accueil très provisoire et « ambition de prise en charge limitée » -, le directeur a été convaincu, au fil des années, des vertus éducatives du très court terme. « De passage, les jeunes n'ont ici ni passé ni avenir. Du coup, ils en disent parfois plus qu'ailleurs. Il y a une sorte de condensation, de compression : soit les jeunes parlent, soit ils ne disent rien. Mais ce qu'ils ne peuvent pas faire, c'est remettre à demain. Et, comme l'équipe ne s'engage pas avec eux dans une prise en charge, elle leur demande très peu. Nous sommes juste là pour les'cocooner ", les rassurer, les écouter. Nous avons le beau rôle. Pourquoi ne pas en profiter ? Après tout, si cela peut avoir un effet de réconciliation avec les adultes. » Bref, si la Croix-Nivert parvient à être le lieu d'une expérience positive avec des adultes, dans un cadre qui se réfère fortement à la loi, « alors, c'est déjà très bien ». Par ailleurs, la médiation se révèle d'autant plus « facile » à instaurer, entre le jeune et la famille, que le service n'est pas vécu comme substitut familial. Enfin, Jean-Louis Brassat insiste sur les avantages du « provisoire annoncé », qui inclut le départ dans l'admission et évite le traumatisme du rejet.
Parmi les 1 200 jeunes reçus chaque année, il y a aussi ceux qui reviennent plusieurs fois et interrogent l'institution par l'usage qu'ils en font. Une petite partie, notamment ceux en errance, ne trouvent que très rarement une solution après leur passage à la Croix-Nivert. Ces derniers, après s'être présentés au commissariat, se font conduire au service d'accueil et d'hébergement provisoire pour « récupérer, se préserver, savourer ». Mais les jeunes « face auxquels on est, les plus démunis en termes d'orientation, sont ceux qui présentent des pathologies assez lourdes » et ne trouvent leur place ni en foyer, ni en hôpital psychiatrique, constate Marie-Pierre Bournazen, éducatrice. Quant à la prise en charge des mineurs clandestins, le plus souvent ne parlant pas le français, elle pose aussi problème : difficile, par exemple, de trouver un interprète chinois à 2 heures du matin. L'équipe s'interroge, d'ailleurs, depuis plusieurs années, sur l'intérêt d'imaginer des formules spécifiques d'accueil, « au risque d'une nouvelle ségrégation » (4).
Reconnue, la structure n'en reste pas moins fragile. Soumise à une subvention annuelle de l'Etat, qui assure, de manière dérogatoire, 60 % de son financement, elle vit sous pression. Elle absorbe une partie des imprévus du système de protection des mineurs de Paris, et doit parfois encaisser, en gardant trop longtemps un jeune, ses engorgements en aval. Elle répond également aux juridictions limitrophes, dont elle accueille les jeunes. Avec, en moyenne annuelle, six adolescents par nuit, elle ne paraît pas débordée. Pourtant, en 1998, elle n'a pas pu, plus d'une soixantaine de fois, tenir son pari de ne refuser personne la nuit.
Valérie Larmignat
Au-delà de l'accueil d'urgence pratiqué par nombre de foyers dans la capitale, deux structures mènent également des initiatives intéressantes en ce domaine :
Paris Ados Services Outre le lieu d'accueil de jour, d'évaluation et d'orientation pour les 13-21 ans, l'association propose, en prévention, un abri de nuit (10 lits) pour les mineurs ne faisant pas l'objet d'une mesure judiciaire. Le séjour, généralement très court (3 nuits, une semaine), ne peut s'effectuer sans l'accord des représentants légaux de l'enfant, l'anonymat de 24 heures dont peut jouir ce dernier étant très rarement utilisé. Si le jeune refuse de suivre des parents en désaccord avec l'idée d'un séjour hors de la famille, c'est la brigade des mineurs et, éventuellement, la Croix-Nivert qui prennent le relais. Paris Ados Services assure une permanence téléphonique 24 heures sur 24 (5).
La permanence de traitement des signalements et de l'urgence de l'ASE de Par is Créée en 1994, cette cellule de la sous-direction de l'aide sociale à l'enfance de la DASES (6) a deux cordes à son arc. Elle gère, d'une part, le numéro vert de signalement des maltraitances et centralise les signalements de la DASES qui doivent être transmis au parquet. D'autre part, elle possède un service de traitement de l'urgence, composé de deux éducatrices. Elles sont chargées de trouver, quand le cas se présente, des solutions de placement sur Paris, dans la journée, et sollicitent donc les services d'accueil d'urgence de la capitale. En retour, ceux-ci, mais aussi tous les travailleurs sociaux confrontés à un problème d'orientation d'un mineur, peuvent les contacter. Fortes d'une impressionnante documentation sur les établissements, foyers et structures d'accueil de la France entière, en particulier sur les lieux de vie, les deux éducatrices ont fait du service un lieu ressources incontournable.
(1) Service d'accueil et d'hébergement provisoire : 77, rue de la Croix-Nivert - 75015 Paris - Tél. 01 45 33 05 16.
(2) Association Jean-Cotxet : 52, rue Madame - 75006 Paris - Tél. 01 45 49 63 80.
(3) Les statistiques réalisées pour l'année 1998 montrent une proportion supérieure de garçons (plus de 53 %), mais sur plusieurs années le ratio filles/garçons s'équilibre. 60 % des jeunes ont été interpellés et 40 % se sont présentés spontanément. Près de 40 % sont parisiens, 25 % franciliens, 32 % provinciaux et environ 3 % étrangers.
(4) Le premier foyer pour mineurs isolés demandeurs d'asile a récemment ouvert ses portes en région parisienne - Voir ASH n° 2134 du 24-09-99.
(5) Paris Ados Services : 3, rue André-Danjon - 75019 Paris - Tél. 01 42 40 20 42.
(6) Permanence TSU : 76/78, rue de Reuilly - 75012 Paris - Tél. 01 53 46 85 71 ou 01 53 46 85 72.