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« UN TRAVAILLEUR SOCIAL “SALARIÉ-MILITANT”, EST-CE POSSIBLE ? »

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Attention à la confusion des rôles, estime Dominique Ecrement, conseiller technique à la direction régionale des affaires sanitaires et sociales d'Alsace. Pour lui, « point de liberté pour l'usager d'un travailleur social militant, même si celui-ci est un professionnel compétent » .

« Poser l'interrogation suivante, comme vient de le faire Lien Social, lors du “forum atypique” de Toulouse les 7 et 8 octobre - “Les travailleurs sociaux doivent-ils être des militants ?“ -, laisse à penser que si la réponse est oui, ils doivent l'être... si la réponse est non, ils ne doivent pas l'être !Bref, à y regarder d'un peu plus près, nous ne sommes pas dans la nuance, d'autant que le verbe “devoir” signe ici une obligation. Or, c'est précisément de la nuance que je souhaite introduire en examinant quelques points. »

« Un rappel, tout d'abord : le travailleur social, en France, est, dans la quasi-totalité des cas, un salarié du secteur privé ou du secteur public. A ce titre, il existe un lien réel de subordination vis-à-vis de l'employeur. Ou bien il relève du secteur privé et le code du travail s'applique, particulièrement les articles L. 120-1 et suivants relatifs au contrat de travail (1), ou bien il relève du secteur public et le statut de la fonction publique s'impose (loi nº 83-634 du 13 juillet 1983). Sans doute le lien de subordination est-il relativisé, dans la mesure où l'employeur - personne physique, morale de droit privé ou de droit public - “ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché” (article L. 20-2 du code du travail). De même, et en référence au règlement intérieur, celui-ci “ne peut comporter de dispositions lésant les salariés dans leur emploi ou dans leur travail, en raison de leur sexe, de leurs mœurs, de leur situation de famille, de leurs origines, de leurs opinions ou confessions ou de leur handicap, à capacité professionnelle égale” (article L. 122-35 du code du travail). Tout autant, “la liberté d'opinion est garantie aux fonctionnaires [et] aucune distinction ne peut être faite entre [eux] en raison de leurs opinions politiques, syndicales, philosophiques ou religieuses, de leur sexe ou de leur appartenance ethnique” (article 6 de la loi du 13 juillet 1983 précitée). »

Liberté d'opinion contre lien de subordination

« Des contreparties à tout cela existent évidemment (à chaque droit son devoir...), celles en particulier de l'obligation de discrétion sur tout ce que le salarié connaît de son établissement ou de son entreprise (cass. soc. 30 juin 1982 Bull. cass.82-V-425 - cass. soc. 4 juin 1984, P.C./SARL Labre industries et a.). La seconde est largement éclairée par l'ensemble de la jurisprudence relative aux conditions et limites de la manifestation, par le salarié, de sa liberté d'opinion. »

« Mais, précisément, être militant, n'est-ce pas exprimer et agir librement ses opinions ? Ce sera le second point de ma réflexion. Je ne reviendrai pas sur l'histoire du travail social, qui a vu à l'œuvre deux types de militantisme (qu'il conviendrait d'expliciter...)  : l'action catholique et l'éducation populaire, “ce fidèle, toujours militant dans la vie, toujours aux prises avec l'ennemi[...]” (Chateaubriand in Génie du christianisme) et “ces militants qui sont à l'avant-garde de la classe ouvrière - rompus dès la jeunesse à la parole et à l'action [...]” (Aragon in Cloches de Bâle). »

Un risque de « suicide professionnel »

« Retenons seulement ceci : le militant, la militante, est un homme, une femme libre qui combat pour sa cause et contre une autre cause. Comme l'écrit Michel Chauvière : “L'engagement total du militant se laisse mal enfermer dans un contrat [...], il faut aussi compter avec une certaine résistance philosophique à la logique même du salariat, en tant qu'il fait renoncer à une certaine liberté d'action[...]”   (2). »

« Même si la cause est réputée “républicaine”, dont les travailleurs sociaux en seraient les hussards (Claude Evin, devant le CSTS du 6 décembre 1988. En réalité, le ministre parle de “hussards de l'action sociale” ), il faut admettre que défendre sa cause ou “la” cause, dans le cadre d'un salariat, c'est risquer “un suicide professionnel”, car c'est prendre une posture de confrontation, de lutte, non seulement vis-à-vis de son employeur, mais aussi et surtout à l'égard de “l'usager du travail social” (3). »

Nous y voilà... et ce sera mon troisième point. Je ne suis pas certain que l'usager, la personne qui sollicite l'intervention ou qui la subit à travers un mandat administratif ou judiciaire, veuille rencontrer un militant en la personne du travailleur social. C'est plutôt un professionnel compétent, susceptible de lui fournir les moyens d'obtenir des droits ou/et un éclairage sur les possibilités qu'il a d'exercer son droit à..., de comprendre toute sa souffrance et de le laisser libre de ses choix en tant que personne humaine. En effet, que serait un accueil, une action qui consisterait - comme le ferait le militant d'une cause - à amener autrui à partager des valeurs, une idéologie ou du moins à en admettre le bien-fondé ?

Clarifier les rôles

« La “cause”, si je puis dire, est entendue : point de liberté pour l'usager d'un travailleur social militant, même si celui-ci est un professionnel compétent ! En rencontrant un travailleur social, l'usager rencontre aussi son service, son établissement, qui est défini par des missions, des actions connues ou supposées connues. Et il ne s'agit pas, à l'évidence, d'un mouvement confessionnel ou laïque militant pour sa cause. Même les associations de lutte contre le sida, qui développent dans le champ de l'action sanitaire et sociale une action militante exemplaire et particulièrement offensive, ont souhaité, assez vite, recruter des travailleurs sociaux, afin d'améliorer l'accompagnement et le suivi professionnel des personnes séropositives ou malades du sida. C'est bien là une nécessaire clarification des rôles, ce qui, d'ailleurs, ne peut qu'inciter l'usager à devenir... militant à son tour, si tel est son souhait. »

« Alors, un travailleur social salarié-militant peut-il exister ? Oui, sans doute, malgré les contradictions et les brouillages qui en résulteraient. Mais, pour moi - et tout ce qui précède en témoigne -, cela n'est pas souhaitable, simplement pour des raisons d'efficacité et de “lisibilité” (pour dire moderne !).

« De plus, investir cet aspect de l'action desservirait grandement le professionnalisme des travailleurs sociaux, qui, tous se l'accordent, est perçu comme étant en “crise” (4). »

« Enfin, ce serait superbement (avec panache, il est vrai) faire l'impasse sur les multiples contextes de la pratique des travailleurs sociaux, à un moment où il est si important “de restituer à cette société qui continue à se construire, ses capacités d'action” (5). Voilà à quoi le travailleur social professionnel peut participer, aux côtés des militants. »

Dominique Ecrement Conseiller technique de service social chargé des professions sociales à la DRASS d'Alsace Tél. 03 88 76 76 94.

Notes

(1)  Je ne peux approfondir le statut des salariés des établissements à but non lucratif avec conventions collectives, ni celui des salariés des organismes de sécurité sociale.

(2)  Les chantiers de la paix sociale : 1900-1940 - Collectif ENS - Ed.  Fontenay/Saint-Cloud - 1995.

(3)  Il s'agit d'une terminologie discutable mais convenue.

(4)  Ce recadrage n'invalide pas les travailleurs sociaux comme acteurs, mais permet d'interroger seulement certaines de leurs pratiques. Voir Les paradoxes du travail social - Michel Autès - Ed. Dunod - 1995 ; ou encore l'excellent numéro de Recherches et Prévisions de la CNAF (juin 1996, n° 4)  ; sans oublier le numéro de mars-avril 1998 de la revue Esprit, « A quoi sert le travail social ? ».

(5)  Dans quelle société vivons-nous ? - François Dubet-Danielo Martuccelli - Ed. Seuil - 1999.

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