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Un engagement sous contrôle

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Le militantisme et le professionnalisme du travailleur social sont-ils incompatibles ? A la fois acteur et critique de l'institution, ce dernier n'est-il pas pourtant, nécessairement, militant ? Un débat symptomatique des relations complexes qu'entretiennent les intervenants du secteur avec l'engagement.

Peu de place pour les nuances, les demi-mesures. Il fallait se jeter à l'eau, répondre par « oui » ou « non ». A la question « Les travailleurs sociaux doivent-ils être des militants ? », thème du colloque organisé à Toulouse (1), les réponses ont donc été passionnées et, quel que soit le choix des orateurs, militantes à leur façon. Quel sens, cependant, donner au mot « militant »  ?De fait, tout le monde n'a pas répondu à la même question. Les tenants du « non », en règle générale, se sont opposés à toute régression qui contreviendrait à la professionnalisation du secteur. Laquelle, a rappelé le sociologue Michel Chauvière, a été obtenue « en rupture avec tous les militantismes :philanthropique, religieux, ouvrier... ». Tandis que les partisans du « oui » ont soutenu le nécessaire engagement des travailleurs sociaux au côté des personnes qu'ils accompagnent.

« Un métier, non une cause »

« D'amateurs, nous sommes devenus de vrais professionnels : nous ne sommes plus en quête d'identité, nous savons qui nous sommes. » Pour Claude Sigala, directeur du Coral, dans le Gard, la question posée n'est plus d'actualité. « Le travail social n'est pas une cause, mais un métier », acquiesce Sylviane Cailleux, directrice d'établissement à Versailles. Ce qui signifie qu'il requiert des savoirs, des savoir-faire, et s'exerce dans le cadre d'un mandat institutionnel et d'un contrat de travail, en contrepartie d'un salaire. « Nous avons à éduquer, à former, à conseiller, à connaître les droits et à les faire connaître aux usagers. Nous ne sommes ni des bonnes sœurs ni des électrons libres », souligne-t-elle.

Les partisans du « non »  - qui n'avaient pas la partie facile, face à une assemblée de travailleurs sociaux majoritairement acquise à leurs contradicteurs (2)  - n'ont pas manqué de relever certaines incompatibilités théoriques entre militantisme - au sens de vérité que certains croient détenir - et exercice professionnel. « Un militant s'autosaisit, alors que le professionnel est engagé par un contrat qui fixe des exigences et des garde-fous », note le psychosociologue Jean-René Loubat . En outre, qu'évalue-t-on chez le militant - lorsque l'évaluation existe ? « Non son rapport à la transformation sociale, mais sa fidélité à une doctrine », pointe Jack Palau, directeur de l'IRTS de Montpellier. Alors que l'action du travailleur social est contrôlée par l'Etat, les élus, les responsables associatifs qui l'emploient. Dans ces conditions, estimer qu'on peut à la fois être travailleur social et militant, « c'est autoriser toutes les dérives, tous les arbitraires », ajoute Jean-René Loubat, se référant à l'exemple des municipalités gérées par l'extrême-droite.

Les « militants du non-militantisme », toutefois, refusent de voir leur position réduite à la défense d'une technicité sans âme. Tout le monde, jugent-ils, peut tomber d'accord sur le fait que le travailleur social est engagé, au sens de porteur de valeurs : droits de l'Homme, justice, fraternité... « Sans qu'il en fasse nécessairement un étendard », précise Jack Palau. Dans un camp comme dans l'autre, en effet, nombre d'orateurs ont rappelé, à l'exemple de Patrick Reungoat, président du Groupement éducation et société, que les salariés du secteur social, mandatés par la puissance publique, « sont nécessairement des militants de la démocratie et des droits de l'Homme, le double socle de notre Constitution, qui représente le plus haut degré juridique de référence qui doit organiser notre exercice professionnel ». Chargés de veiller à ce que personne ne reste « en souffrance », abandonné, oublié, ils sont aussi, de fait, ajoute le sociologue Michel Autès, « des militants de la cause de l'autre, la plus noble des militances, puisqu'il ne s'agit pas de parler à sa place, mais de lui permettre de devenir un être de parole, sujet, citoyen, acteur ».

Autre élément consensuel, le rôle de « perturbateurs » du système, de « dénonciateurs », que doivent jouer les salariés du secteur. Ils ont le devoir, défend Marie-Noëlle Lienemann, maire d'Athis-Mons (Essonne), « de dénoncer l'hypocrisie, d'exercer une vigilance démocratique pour qu'entre les missions assignées et les moyens accordés, la schizophrénie ne puisse se développer ». Ainsi, représentant l'institution, ils doivent en même temps la remettre en question et la transformer. Un état d'esprit militant « dont la survie du travail social dépend », estime l'ancienne ministre déléguée au logement.

Clause de conscience

Pour autant, cette veille nécessaire doit-elle être considérée comme une forme de militantisme ? « Dénoncer les dysfonctionnements, c'est simplement jouer son rôle de travailleur social », répond le sociologue Adil Jazouli. A la fois acteur et critique du système, le salarié du secteur, tout en s'efforçant de concilier le plus loin possible les consignes et les valeurs du travail social, doit « accepter le risque de gérer en permanence une espèce de clause de conscience et de juger s'il peut aller au-delà du mandat », souligne Jean-Michel Belorgey. Une attitude peut-être « militante », « mais que l'on pourrait tout aussi bien appeler'professionnalisme " », poursuit le conseiller d'Etat. L'habitude de se poser, et de résoudre, des questions éthiques, n'est-ce pas là, en effet, la marque du professionnel ?

Certains, cependant, ne souhaitent pas s'en tenir à ce militantisme intrinsèque à la fonction. Le travail social a constitué pour eux le point de départ d'un engagement individuel parallèle, en réaction aux limites de leur marge de manœuvre, à leur impuissance à combattre efficacement, dans un cadre professionnel, l'injustice et l'exclusion. « Etre travailleur social, c'est voir tous les jours que la société produit des pauvres, du chômage, de la précarité. Je suis militant parce que j'ai la volonté manifeste que les choses changent », témoigne Philippe Péquignot, assistant de service social dans le Territoire de Belfort, et investi à la Ligue des droits de l'Homme. S'insurgeant contre cet engagement « soft, silencieux, invisible, aseptisé » que privilégient les représentants du « non », la philosophe Monique Crinon, s'interroge, de son côté, sur le sens d'un « engagement déconnecté de son expression visible, c'est-à-dire du militantisme, qui est ce qui pèse dans un rapport de forces ». Et la philosophe de rappeler que les lois évoluent sous la pression de luttes illégales en leur temps, mais légitimes, menées par des gens « percutés par l'inacceptable ». Nombre de travailleurs sociaux, en effet, ont décrit, lors de ces journées, leur rencontre avec l'inacceptable, sous toutes ses formes :l'administration qui ne respecte pas les droits des usagers, les bailleurs crapuleux, les malades qui restent sans soins faute de couverture sociale, les fichiers informatiques stigmatisants... « Le travail social a formé ma conscience politique, il nourrit un peu plus chaque jour mes raisons de militer », témoignera Isabelle Ricard, assistante sociale dans la Haute-Garonne, militante au DAL.

La nécessité d'une parole collective

Au-delà de l'engagement individuel, toutefois, a souvent été affirmée, lors des débats, la nécessaire émergence d'un mouvement collectif des travailleurs sociaux. C'est notamment le projet du Groupement éducation et société. Considérant que chacune des interventions des professionnels comporte une dimension politique, puisqu'elle contribue soit à l'évolution des normes dominantes, au changement social, soit à leur renforcement, l'association estime qu'ils sont « comptables devant leurs collègues, leurs mandants, et surtout devant l'ensemble des citoyens, de la conception de la société qu'ils soutiennent dans leur action concrète ». Et milite pour que, ensemble, ils revendiquent l'articulation de leur professionnalité, c'est-à-dire de leur compétence, et de leur citoyenneté, donc leur parti pris pour une démocratie plus résolue contre l'injustice sociale.

D'autres professionnels mettent l'accent sur le profit que le secteur pourrait tirer de la constitution d'un « véritable corps professionnel qui défendrait son métier, un acte professionnel, un savoir-faire, un cadre de travail, une déontologie », comme l'a décrit Sylviane Cailleux. « Nous devrions avoir des pratiques collectives pour dénoncer les maires qui veulent transformer les travailleurs sociaux en indics, les directeurs d'association qui dérapent, les fonctionnements d'un autre âge... », renchérit Jean-Paul Viguier, président de l'AREJI à Montpellier. Qui plaide, à son tour, pour que résonne haut et fort « une parole collective à la fois éthique et professionnelle ». Une parole qui, regret largement partagé lors de ces rencontres, se fait à l'heure actuelle trop discrète.

Céline Gargoly

DANS L'AIN, UN CHRS ENGAGÉ

« Quand le présent est insupportable, il faut réagir. Quand la loi est inique, il faut désobéir. » Depuis une dizaine d'années, l'équipe du Foyer d'accueil et de réinsertion  (FAR)   (3), un CHRS de Bourg-en-Bresse autogéré - dont une grande partie des 17 salariés appartient à des mouvements syndicaux ou de défense des droits -s'efforce de traduire en actes cette conviction. Création d'un comité local de Droit au logement, deux réquisitions et occupations d'immeubles, accueil de deux marches contre le chômage, multiples grèves pour empêcher la diminution du budget alloué à l'établissement..., autant d'actions menées avec les usagers. « Prendre de la distance dans notre activité professionnelle avec nos engagements militants personnels n'implique pas de les renier », estime Carole Gerbaud, éducatrice spécialisée. Le FAR refuse de se cantonner dans une « neutralité bienveillante, suspecte dans une société qui laisse tant de gens sur le bord du chemin car elle cautionne l'ordre établi ». L'équipe, donc, en toute transparence, dit qui elle est, ce à quoi elle croit, et organise ses actions avec les résidents qui le veulent. « Sans opposer la prise en charge au cas par cas aux solutions globales, mais en réintroduisant les affaires de la cité, la politique, au cœur d'une pratique concrète. » A l'inévitable question de la manipulation des usagers, les personnels du FAR répondent, en substance, que l'un des rôles des travailleurs sociaux est d'apporter à ceux qui en sont dépourvus des outils d'analyse et la connaissance des moyens existants pour se défendre, et qu'informer n'est pas endoctriner. « Ce qui est démagogique, c'est de penser que la parole des usagers va s'organiser toute seule », relève Carole Gerbaud. Longtemps, l'équipe a eu le sentiment que sa démarche lui valait d'être isolée au sein des réseaux locaux, voire stigmatisée. Cette impression s'estompe, sa victoire à l'issue de son contentieux budgétaire avec la direction départementale des affaires sanitaires et sociales lui ayant, semble-t-il, permis d'acquérir une légitimité. Le principal danger, à présent, est ailleurs : actif sur tous les fronts de l'injustice sociale, le FAR craint de se disperser...

Notes

(1)  Les 7 et 8 octobre 1999, à l'initiative de l'hebdomadaire Lien social : 5, rue du Moulin-Bayard - BP 870 - 31015 Toulouse cedex 6 - Tél.  05 62 73 34 40.

(2)  La salle, appelée à se prononcer à l'issue des débats, a voté à 67,3 % pour le « oui » et à 11,7 % pour le « non » (292 votants).

(3)  Qui dépend de l'association OSER : 5 bis, rue des Crêtes - 01000 Bourg-en-Bresse - Tél. 04 74 45 13 77.

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