« Ce qui frappe lorsque nous rendons visite à des personnes âgées sous tutelle vivant dans des familles d'accueil, c'est qu'elles sont assez isolées. Cela invite à s'interroger sur les liens avec leur famille d'origine, d'autant que certaines d'entre elles n'ont pas plus de 55 ans », affirme Philippe Horrent, chef du service de tutelle aux prestations sociales de l'UDAF de la Charente (1). Forte de ce constat, cette dernière a élaboré, en 1997, un projet visant à recréer des liens avec les familles d'origine des personnes protégées en familles d'accueil. Une action originale, soutenue financièrement par la Fondation de France, qui a permis aux délégués à la tutelle de s'engager sur le terrain d'un accompagnement social spécifique.
Pour l'ensemble du service de tutelle, en particulier l'unité chargée des personnes âgées en accueil familial, ce soutien à la personne âgée hébergée en famille d'accueil est d'autant plus nécessaire que les relations avec la famille naturelle sont souvent interrompues brutalement lors de la mesure de protection. « Lorsque le juge désigne un service de tutelle, explique Christian Metais, directeur de l'UDAF de la Charente, l'entourage de la personne âgée estime, souvent, que le problème est réglé et qu'il peut se retirer. » L'imbrication des relations affectives et des questions d'argent peut constituer un facteur de rupture supplémentaire. « Il arrive régulièrement qu'une grand-mère ne reçoive plus la visite de ses enfants et petits-enfants à partir du moment où nous la prenons en charge. Les liens sont rompus parce qu'elle n'a plus de billets de 100 F à leur donner », explique Loïc Besson, l'un des deux délégués à la tutelle spécialisé dans l'accueil familial des personnes âgées. D'autres fois, les relations avec la famille d'origine n'existent plus depuis longtemps. L'action du service de tutelle consiste alors à rechercher les proches. Dès qu'une personne en exprime le souhait, les délégués s'efforcent ainsi de recomposer les réseaux familiaux, via les extraits de naissance, les actes notariés, l'obligation alimentaire ou, de façon plus informelle, en contactant l'ancien voisinage et les établissements fréquentés. Un puzzle souvent difficile à reconstituer du fait des histoires tourmentées. « Nous sommes confrontés à des familles éclatées et recomposées, souligne Maïté Baron, chef du service des majeurs protégés. La plupart du temps, les personnes dont nous nous occupons ne sont pas capables de dire si telle personne est leur père, combien elles ont de frères et sœurs, etc. Voilà pourquoi nous utilisons de plus en plus les génogrammes, qui permettent de reconstituer l'ensemble des liens familiaux. »
Mais les vraies difficultés commencent lors de la prise de contact avec les membres de la famille et de la préparation de la rencontre avec leur parent âgé. En effet, l'irruption des délégués à la tutelle dans l'histoire familiale permet de déceler des conflits liés à des problèmes d'argent, ainsi que des sentiments de méfiance vis-à-vis du tuteur légal, parfois soupçonné d'accaparer les finances de la personne protégée. Il faut donc s'attacher, explique Loïc Besson, à rassurer les membres de la famille sur le rôle du service de tutelle : « Lorsque nous arrivons, nous sommes des intrus, nous mettons notre nez où il ne faut pas et, en plus, nous allons gérer de l'argent que la famille convoitait souvent. Il faut donc commencer par montrer patte blanche et expliquer le bien-fondé de notre action. »
Cette connaissance des histoires familiales permet aussi aux délégués de ne pas tomber dans le manichéisme. Pas question, en effet, de coller des étiquettes de « méchants » aux uns et de « gentils » aux autres. Parfois, comme dans le cas de cette famille de sept enfants contactée par un délégué, des problèmes anodins s'amplifient, sous le coup de non-dits accumulés au fil des ans, et compliquent la reprise des liens familiaux. Ailleurs, les recherches peuvent conduire les délégués vers des histoires très douloureuses, qui hypothèquent les chances de rapprochement. « Lorsque nous tombons sur des événements pénibles, voire affreux, il vaut mieux arrêter, estime Loïc Besson. Je me souviens notamment d'une personne sous tutelle qui avait été victime d'un inceste. En essayant de renouer des liens, des douleurs anciennes ont brutalement resurgi. » Malgré toutes les garanties prises préalablement auprès du médecin de famille ou des services psychiatriques, certains épisodes de violence ou de spoliations, par exemple, constituent des facteurs beaucoup trop perturbants pour poursuivre l'action engagée. Et, lorsque les retrouvailles semblent possibles, les délégués à la tutelle doivent, parfois, maintenir une présence neutre pour préserver des relations menacées en permanence par des contentieux non résolus. « Nous avons eu un cas de spoliation entre une mère et son fils qui nécessitait la présence d'un tiers au début, se souvient François Bonnefont, délégué à la tutelle. Rapidement, j'ai estimé qu'ils avaient droit à une intimité et pouvaient rester seuls. Quelques mois après, il a fallu pourtant intervenir à nouveau et accompagner cette relation au plus près pour qu'elle puisse continuer. »
Les initiateurs de ce projet ont ainsi rapidement adopté quelques règles indispensables à l'organisation des rencontres. Il s'agit, notamment, de convaincre les parties en présence que le délégué ne porte aucun jugement sur leur histoire et ne cherche pas à intervenir sur des situations passées qu'il s'attache uniquement à recueillir des informations pour essayer de recréer des liens familiaux. En outre, si la majorité des familles d'accueil réagit de manière positive à l'action des délégués à la tutelle, certaines d'entre elles se sentent en situation de rivalité avec la famille d'origine. Une ingérence néfaste de la famille d'accueil dans l'histoire de la personne sous tutelle risque alors de compliquer singulièrement la nouvelle relation. Ce sentiment de concurrence s'accompagne, en plus, d'une crainte de voir disparaître une part de responsabilité et un lien affectif. « Avec l'arrivée de la famille d'origine, celle qui accueille, généralement considérée par l'environnement comme une'bonne famille ", dans la mesure où elle vient combler une carence, peut se sentir dépossédée d'une certaine part d'affectif ou de prise en charge », explique Frédéric Salicio, délégué à la tutelle.
Malgré les difficultés, les résultats de cette action démontrent l'existence d'une réelle attente dans ce domaine. Sur une centaine de majeurs protégés, un quart a fait l'objet de cet accompagnement et une vingtaine maintiennent des relations régulières avec des membres de leur famille naturelle. Concrètement, grâce aux subsides de la Fondation de France, le service de tutelle peut prendre en charge un repas au restaurant pour inviter un parent qu'on n'a pas vu depuis 15 ans, régler une course de taxi ou une carte de téléphone. Pour cette personne âgée qui a vu ses deux enfants, tous deux adultes handicapés, placés dans des familles d'accueil différentes, il paie ainsi le repas et les déplacements, tous les trois mois, afin que les liens ne soient pas rompus. Pour une autre, il va permettre de retrouver ses proches à l'occasion de fêtes familiales ou lors de voyages, à l'instar de ces frère et sœur partis en Turquie, via une opération organisée par une maison de retraite.
Il s'agit de recréer une partie de la vie familiale, nullement de préparer un éventuel retour dans l'environnement d'origine, précisent les membres du service de tutelle. « Aujourd'hui, souligne Maïté Baron, la famille ne vit plus groupée et les relations familiales prennent la forme de rites, comme des repas, des fêtes ou des vacances. C'est dans cette optique de moments de vie partagés que nous menons cette action. Si les personnes avaient dû revivre ensemble, cela serait déjà fait. Mais, quelque chose de très lourd a provoqué un éloignement à un moment donné. »
Cette action apporte une sérénité aux personnes placées en accueil familial et renforce leur confiance vis-à-vis des délégués. Elle illustre aussi une transformation nécessaire des modes d'intervention auprès de cette population (2). « Avec l'évolution de la société et des politiques médico-sociales, certains se sont retrouvés dehors après avoir passé une vingtaine d'années dans un établissement, note Maïté Baron. Nous avons alors été confrontés à des gens complètement'désinsérés" et nécessitant un accompagnement qui n'avait pas été du tout pensé. » Le service de tutelle de l'UDAF de la Charente estime ainsi qu'on ne peut plus se cantonner à une simple mesure de protection, que ce travail de recherche et de restauration des liens familiaux doit permettre de repérer les capacités des personnes « incapables majeures ». Et de mieux les intégrer dans la vie sociale. « Dans le cadre légal actuel, explique Maïté Baron, il existe une marge de manœuvre qui va permettre d'évaluer ce qu'une personne peut faire, maintenir ou même récupérer. Notre démarche de contact avec la famille contribue à ce travail. » Pour le service de tutelle, l'exercice d'une mesure passe donc nécessairement par la compréhension de l'histoire familiale, de l'environnement et des problématiques spécifiques aux majeurs protégés (problèmes de santé psychiatrique, de maladies dues à la vieillesse, etc.). Reste que ce nouveau type d'intervention pose inévitablement la question de l'adaptation des textes existants à l'évolution du rôle des délégués à la tutelle. Cette action pourrait « inspirer la réflexion menée sur les tutelles » et aider à mieux définir les fonctions des professionnels, estime Maïté Baron. Une opinion partagée par le directeur de l'UDAF de la Charente : « Si l'on ne va pas vers un renforcement de l'accompagnement social des personnes, si, au bout du compte, le législateur ne reconnaissait pas que derrière un dossier se trouve une personne, avec son histoire, ses relations sociales et ses difficultés, ce serait une régression formidable. »
Henri Cormier
N'est-ce pas plutôt à la famille d'accueil de permettre le maintien des liens entre la personne âgée et sa famille ? - Ce travail de restauration des liens ne rentre pas stricto sensu dans le rôle du délégué à la tutelle. C'est vrai qu'on pourrait considérer que ce maintien du lien relève davantage du rôle des familles d'accueil. Mais ce n'était pas le cas. En outre, nous partons du postulat qu'une mesure de tutelle ou de curatelle n'a pas pour objectif de couper les liens familiaux. Il nous paraît donc légitime que le délégué à la tutelle puisse, une fois le conflit apaisé, aider la personne âgée à renouer, peu à peu, les relations avec ses proches. Ce qui correspond souvent à son désir. Les financeurs vous suivent-ils dans cette conception de votre rôle ? - Il faut bien avouer que le temps passé à tout ce travail de recherche de l'histoire familiale n'est pas rémunéré à la hauteur de l'investissement. Cette action est davantage le fait de professionnels motivés et, d'une certaine façon, militants. Ce qui renvoie d'ailleurs à la reconnaissance de la mesure de tutelle. En effet, au-delà du conseil, celle-ci suppose tout un travail d'accompagnement. Propos recueillis par Isabelle Sarazin Christian Metais est directeur de l'UDAF de la Charente.
(1) Union départementale des associations familiales de la Charente : 10, rempart de l'Est - 16006 Angoulême - Tél. 05 45 39 31 00.
(2) Voir ASH n° 2094 du 20-11-98.