L'accès égal de tous à la culture, reconnu désormais comme « objectif national », est inscrit dans la loi de lutte contre les exclusions. Mais ce volet a suscité bien peu de commentaires. Certains, d'ailleurs, n'y voient qu'une pure déclaration incantatoire, rappelant que le droit à la culture figure dans notre Constitution depuis 1946. Pour d'autres, ce droit reste très secondaire, voire superflu. Selon eux, il n'est accessible qu'une fois d'autres conditions réunies, selon une hiérarchie des besoins bien établie :nourriture, santé, logement, travail.
Pourtant, dans la persistance des situations de difficultés sociales et économiques et leur reproduction, on ne saurait nier l'importance du facteur culturel. Il cristallise des frontières mentales et symbolise l'appartenance sociale. Il exprime, parfois plus violemment que les écarts de revenus, les inégalités sociales. Une enquête ministérielle, menée en 1997, révèle ainsi que 71 % des ouvriers non qualifiés n'ont jamais été au théâtre au cours de leur vie et que 50 % n'ont jamais visité un monument historique. Signe que la démocratisation de la culture n'est pas encore entrée dans les faits.
Aujourd'hui, « la cause est loin d'être gagnée. Car plus on est privé de culture, moins on est conscient de cette privation, et plus on croit que la culture, c'est pour les autres », indiquait Jean-Loup Lecoq, chargé du développement culturel à la direction régionale des affaires culturelles de Bretagne, lors des journées d'étude de la FNARS (1). Pourtant, plus d'un an après l'entrée en vigueur de la loi contre les exclusions, de nombreux acteurs ont « le sentiment qu'il se passe quelque chose » dans ce domaine. Le ministère de la Culture semble lui-même avoir emboîté le pas du législateur. En témoignent les dispositions annoncées par Catherine Trautmann, en juin dernier : mesures tarifaires dans les théâtres et les musées, développement des aides personnalisées, mais surtout l'obligation pour les organismes culturels subventionnés de rendre des comptes sur leurs efforts en matière de démocratisation, à travers l'établissement de chartes de service public.
Beaucoup de structures d'hébergement sociales ou d'urgence n'ont pas, non plus, attendu pour prendre des initiatives dans les domaines de la culture et de la création artistique. Ainsi, un tiers des projets présentés par des centres d'hébergement, et financés au titre des « projets innovants » par la direction de l'action sociale, sont des initiatives culturelles : ateliers artistiques, théâtraux, d'écriture... « Cela a d'ailleurs été une surprise de constater ce foisonnement d'initiatives. Et, en plus, de qualité », avoue Joël Sigot. Ce directeur de centre d'hébergement a été à l'origine du Groupe régional de promotion des pratiques artistiques et culturelles (FNARS Ile-de-France) (2).
Deux articles de la loi contre les exclusions consacrent le droit à la culture :
l'article 140 réaffirme, comme « objectif national », « l'égal accès de tous, tout au long de la vie, à la culture, à la pratique sportive, aux vacances et aux loisirs ». Et incite à la mise en œuvre de « programmes d'action concertés pour l'accès aux pratiques artistiques et culturelles » ;
l'article 147 autorise la modulation des tarifs des services sociaux et culturels facultatifs des collectivités locales (centres de loisirs, bibliothèques, musées, conservatoires...) en fonction du revenu des usagers et de la taille du foyer.
Au-delà de l'outil d'insertion qu'elle peut constituer, la participation à un événement culturel, à une création artistique contribue à restaurer ce que le chômage, la prison ou la rue ont parfois détruit : la capacité d'être un acteur, selon l'expression du sociologue Pierre Bourdieu. Les professionnels engagés dans ces démarches parlent d'épanouissement, de lien au monde retrouvé, mais aussi de citoyenneté. « Bien avant le spectacle, ou ce que nous contemplons, il y a, dans la culture, cette notion essentielle d'enracinement, de bien commun », analyse Jean-Marie Thiedey, directeur du centre d'accueil et d'orientation L'Estran, à Paris (3).
Réintroduire l'art, les livres, le beau, dans les institutions, c'est aussi avoir un regard moins étroit sur le monde et les personnes accueillies. « A notre insu, notre regard sur les personnes dites exclues se porte toujours sur leurs manques. Avec la création il s'inverse. On voit leurs richesses. Chaque fois, c'est une révélation », évoque Nathalie Gendre, relatant l'expérience d'un atelier d'écriture en zone rurale défavorisée, avec ATD quart monde.
Parallèlement à ces convictions, les questions restent encore nombreuses chez les professionnels travaillant dans les centres d'hébergement et de réinsertion sociale. Faut-il faire entrer la culture, les arts, dans nos institutions ? Faut-il plutôt aller vers l'extérieur ? Qu'est-ce qu'on entend par culture ?Doit-on faire appel à des spécialistes ? Comment éviter une stigmatisation supplémentaire ?
Dans tous les cas, deux écueils sont sans cesse présents et pas toujours faciles à éviter. Le premier consiste à croire que l'accès à la culture signifie uniquement la porte ouverte à une « haute » culture, celle de la bonne peinture, de l'opéra, ou, à l'inverse, que cette « haute » culture demeure inaccessible à certaines personnes. Le second piège serait la mise en place d'une sous-culture : celle des dispositifs ou des tarifs spécifiques destinés à la catégorie des « exclus », celle encore, instrumentalisée, d'ateliers de création « pour l'insertion ». Pas question de créer de nouveaux ghettos ou une culture au rabais, s'accordent les travailleurs sociaux. « C'est dans la mesure où la pratique artistique est d'abord artistique qu'elle sert le mieux le social », estime Jean-Loup Lecoq. Et celui-ci de citer l'auteur dramatique Armand Gatti : « Quand je travaille avec des exclus, je mets la barre très haut. »
Le seul moyen, finalement, de ne pas tomber dans ces pièges, c'est de « faire avec » plutôt que de « faire pour », d'ouvrir au maximum les ateliers, les manifestations, à l'ensemble de la population. Une orientation reprise par la présidente de la FNARS, Alix de la Bretesche, sous la formule : « Osons nous cultiver ensemble ». Et que Jean-Marie Thiedey pourrait faire sienne pour présenter « Place publique », un ensemble d'actions culturelles et citoyennes qui se développent à L'Estran. Outre les expositions régulières de peinture ou de sculpture, auxquelles sont conviées usagers, voisins, amis - qui donnent lieu à des vernissages festifs et des rencontres entre associations - s'ouvre, une fois par mois, « un espace de parole et d'exercice de la pensée ». 40 invités, usagers, artistes, voisins viennent discuter autour d'un thème (le regard des médias sur la pauvreté ou encore les lieux de nos origines). « L'objectif est que les personnes que nous accueillons participent à la préparation de ces rencontres et proposent les sujets », explique Jean-Marie Thiedey.
Aller ensemble au spectacle est le but d'une autre initiative dont L'Estran est partie prenante. Avec une association de théâtre, les membres d'associations, leurs usagers et « des citoyens amis » se réunissent en collectifs de spectateurs. Le principe est de proposer une programmation de qualité, dans différents sites, et de constituer des groupes de personnes qui partagent un spectacle de leur choix. Les adhésions permettent de prendre en charge une partie du billet de ceux ayant de très faibles revenus.
Portant de nombreux autres projets, Jean-Marie Thiedey aime citer l'essayiste Jean-Godefroy Bidima : « On ne peut entrer en société qu'en étant mêlé à une histoire. » Au travers de ces actions, « j'espère que L'Estran a le souci de fabriquer une mémoire, qui soit celle de tous, y compris de ceux que nous recevons ».
Reste, pour lui, comme pour ces collègues, à surmonter les obstacles. Au sein même des institutions, des débats opposent les personnels sur la place de ces pratiques. Attention, alertent certains, « nous ne sommes pas des centres culturels ». Souvent, les règlements intérieurs très stricts, notamment les heures de fermeture du soir, sont les premières barrières à toute sortie culturelle. Les a priori tenaces et souvent inconscients des professionnels des services sociaux jouent aussi : pas de loisirs avant d'avoir trouvé un stage, pas de vacances quand on est au chômage, pas d'activités « gratuites », quand chaque investissement doit servir...
Les responsables de la manifestation « Festicité », qui, chaque année, regroupe les résidents des centres d'hébergement d'une vingtaine d'associations en Rhône-Alpes, soulignent aussi la lenteur des processus en cours et, en l'occurrence, celle de l'ouverture de cette fête à la ville de Lyon et à ses habitants. Une longue attente, qui contraste avec les subventions exceptionnelles et les lignes budgétaires.
Avec la création d'un fonds d'art (rassemblants des œuvres d'usagers) en Ile-de-France et de l'initiative « 2 000 œuvres pour l'an 2000 », à la fois exposition et lieu de débats (1), Joël Sigot espère, quant à lui, contribuer à une meilleure reconnaissance des actions engagées et à leur pérennisation.
Valérie Larmignat
Alix de la Bretesche, présidente de la FNARS : « On constate qu'au moment du vote de la loi contre les exclusions, il y avait une très forte mobilisation des pouvoirs publics, des parlementaires, de la société civile. Comme la situation économique s'améliore, tout le monde'oublie" que les exclus sont toujours là. Rappeler des droits c'est bien. Les rendre effectifs et applicables, cela demande une autre forme de mobilisation et de réflexion. Cela doit rester une priorité. Or, par exemple, le projet de budget de l'Etat pour l'an 2000 ne reflète pas les ambitions de la loi. Tout se passe comme si, maintenant, on avait remis ce texte à la disposition du terrain, chargé de s'en occuper. Il est vrai que les DDASS, les ANPE, les associations se mobilisent. Nous, travailleurs sociaux, nous nous interrogeons : est-ce que nous prenons toutes les mesures nécessaires pour permettre aux personnes d'y accéder ? Que mettons-nous derrière le droit à une vie de famille, le droit à la culture ?Comment nous engageons-nous là-dessus ? Mais, une fois que nous avons réalisé ce travail, cela ne suffit pas à faire une grande politique de lutte contre l'exclusion. Il faut une forte mobilisation politique et budgétaire. » Propos recueillis par V. L.
(1) « Les exclus à la croisée des droits », les 16 et 17 septembre 1999, à Brest - FNARS : 76, rue du Faubourg-Saint-Denis - 75010 Paris - Tél. 01 48 01 82 00.
(2) FNARS Ile-de -France : 70/72, rue Orfila - 75020 Paris - Tél. 01 43 15 80 10.
(3) L'Estran accueille des publics adressés par la justice : 10, rue Ambroise-Thomas - 75009 Paris - Tél. 01 53 24 92 20.