« Il n'y a pas de places pour tous ! » Tel était le cri d'alerte lancé, voici quelques mois, par un collectif d'associations gérant des centres d'hébergement d'urgence (1). Résonnant en plein cœur de l'été, il venait rappeler que la question de l'accueil des personnes sans domicile fixe ne se pose pas uniquement à la saison froide, mais appelle des réponses à l'année.
Des réponses d'autant plus urgentes que la demande s'est révélée beaucoup plus importante cet été que les précédents, selon un constat unanimement partagé. Beaucoup évoquent, parmi les raisons de cette situation, l'afflux de migrants des pays de l'Est. Mais un mouvement plus profond est à l'œuvre. Les personnes à la rue quittent moins la capitale l'été. « Les arrêtés anti-mendicité dans les villes touristiques de province et la mécanisation de l'agriculture, qui a tari la source des emplois saisonniers, sont passés par là », résume Patrick Hervé, directeur de La Mie de pain (2), qui gère un centre de 440 places dans le XIIIe arrondissement. En outre, contrairement à une idée répandue, la clémence du temps semble n'avoir qu'une influence réduite sur le nombre de demandes d'hébergement. « Nous comptons seulement un écart d'une centaine entre août et décembre », note Annick Momenceau-Lardet, responsable du numéro d'urgence 115 à Paris, géré par le SAMU social.
Si, en période estivale, la demande ne décroît pas, l'offre, en revanche, se resserre sensiblement. Lors de l'hiver 1998-1999, 3 200 lits d'urgence étaient disponibles pour les sans-abri parisiens. Ils n'étaient plus que 2 200 cet été. Un nombre que la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) de Paris, principal financeur de l'hébergement d'urgence (3) et organisateur de l'offre, en étroite collaboration avec les associations, juge elle-même « insuffisant ». « Mais nous manquons de sites pérennes, explique sa directrice, Annick Morel, et ceux qui le sont, fréquemment, ne sont pas adaptés. » A l'exemple du « refuge » de La Mie de pain, le plus grand centre d'hébergement d'urgence privé associatif de France, qui ferme au printemps et rouvre le 15 octobre. La chaleur rendrait ses locaux, vétustes, trop inhospitaliers.
Cet été, le 115 parisien a durement ressenti cette pénurie de places. Dès le milieu de la matinée, en général, il n'avait plus de lits à distribuer. En pareil cas, les appelants sont orientés vers des accueils de jour ou des associations. Afin que, même si aucun hébergement ne peut leur être offert, « leur détresse soit prise en compte, souligne Annick Momenceau-Lardet. Mais c'est une lutte, à chaque coup de téléphone, pour donner à la personne à laquelle on vient de dire'non" encore un peu d'espérance. Et l'envie de rebondir jusqu'à une nouvelle adresse. » Cette situation de « lits épuisés », selon la terminologie maison, se reproduit encore régulièrement au début de l'automne, en attendant que la capacité de l'hébergement d'urgence à Paris n'augmente progressivement, à partir de la mi-octobre.
Pour les acteurs associatifs, les difficultés ne cesseront pas pour autant. Car l'an dernier, un phénomène nouveau est apparu. « Jusqu'à présent, les besoins quantitatifs étaient couverts en hiver. En 1998, ce n'était plus le cas », assène Patrick Hervé, qui a dû, dans son centre, ajouter 60 matelas à même le sol. Tous les signaux semblent converger. Le 115 a enregistré 16 % de demandes de plus qu'en 1997. Les 3 200 places parisiennes- un cinquième des lits d'urgence en France - ont été occupées presque à 100 %dès novembre, et jusqu'au printemps, alors que l'on constatait auparavant une montée en charge progressive. A la fois économiques (chômage, précarisation de l'emploi...) et sociétales (délitement des liens familiaux...), les raisons de cette augmentation du nombre des personnes à la rue sont connues. La création du numéro d'appel d'urgence et la multiplication des lieux d'accueil de jour permettent également, depuis quelques années, de mieux rendre visible la demande.
Face à ces besoins croissants, beaucoup a déjà été fait. De 1996 à 1998, le nombre de lits parisiens a augmenté de près de 20 %. Mais la tendance, tout à coup, semble s'inverser. Les associations craignent un déficit de 400 places- sans tenir compte d'un accroissement probable de la demande - par rapport à l'an dernier. L'association Emmaüs, qui disposait de 670 lits l'an dernier, estime par exemple qu'elle ne sera pas en mesure d'en proposer plus de 500 l'hiver prochain. Paradoxalement, en effet, les personnes sans domicile fixe sont les premières victimes de la reprise du marché immobilier à Paris. Les propriétaires, qui prêtaient ou louaient aux acteurs de l'urgence, reprennent leurs biens, dans la perspective d'une belle plus-value. A raison de 30 places perdues par-ci, 50 par-là, la baisse de l'offre est spectaculaire.
Cette conjoncture défavorable met en lumière la précarité chronique dans laquelle vivent les associations gestionnaires de centres d'urgence. Les locaux, souvent, ne sont mis à leur disposition qu'à titre provisoire, pour l'hiver ou pour l'année, par des organismes publics ou parapublics : EDF, SNCF, Assistance publique-Hôpitaux de Paris... Inévitablement, ces ensembles de bureaux, ces ailes d'hôpital désaffectées, voire ces wagons - comme à la gare de l'Est - sont rarement adaptés à la fonction d'hébergement. Le confort y est minimal et l'intimité le plus souvent impossible. Alain Raillard, secrétaire général de l'association Emmaüs (4), estime ainsi à un millier le nombre de ces lits installés « dans des conditions précaires et indignes ». En outre, le manque de certitudes pour l'avenir ne contribue pas à l'amélioration de l'accueil. Et Alain Raillard de citer l'exemple de ce dortoir de 50 places confié à Emmaüs depuis cinq ans, mais toujours pour de courtes périodes reconductibles. « Nous aurions pu le cloisonner, le diviser en chambres. Comme nous étions dans la précarité, nous n'avons pas investi. »
Depuis plusieurs mois, la DDASS remue ciel et terre pour trouver les places manquantes, sollicitant les « fournisseurs » traditionnels de locaux. Mais cela ne suffit pas. « On ne peut plus continuer à bricoler en matière d'accueil d'urgence à Paris, comme on le fait depuis 15 ans, ni à mendier chaque année les places si précieuses ! », s'enflamme Annick Morel. D'où le plan qu'elle prépare en ce moment, en collaboration avec le ministère du Logement, pour consolider et pérenniser les structures d'hébergement d'urgence. Il s'agira, notamment, de faciliter l'achat de locaux par des bailleurs sociaux, qui les loueraient pour plusieurs années aux associations. Mais aussi de favoriser les petites unités, à taille humaine. La DDASS veut en finir avec les grands centres, « qui n'ont pas la possibilité de traiter qualitativement les besoins des personnes », juge sa directrice, en n'offrant pas une écoute suffisante pour organiser de véritables passerelles avec les dispositifs d'insertion, les accueils de jour, les services sociaux...
Même le conseil régional, qui n'a pourtant pas d'obligation d'intervention en matière d'accueil d'urgence, a institué, en juillet, une nouvelle aide à l'investissement pour soutenir, entre autres, les opérations d'humanisation et de création de centres d'hébergement d'urgence et de centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) (5). Un coup de pouce pour rompre, au plus vite, avec la conception « asilaire » de la prise en charge des populations exclues , expliquait Jean-Paul Huchon, président de la région, en présentant la mesure.
Les professionnels de l'accueil d'urgence ne peuvent qu'encourager les efforts des pouvoirs publics dans ce sens. « A 50 lits, convient le secrétaire général d'Emmaüs, on ne fait pas de l'accompagnement social, mais de la mise à l'abri. Et ce n'est agréable pour personne. » Sa préférence, largement partagée dans le secteur, va au développement des formules d'accueil à vocation généraliste. A l'instar des hôtels, « qui s'adaptent à tous les publics et toutes les situations, pourvu que l'on ajuste l'aide éducative ». « Nous voulons des hôtels pour que les personnes se sentent vraiment respectées dans leur intimité », ajoute Nicole Leguy, directrice du Centre d'action sociale protestant (CASP) (6), qui gère trois hôtels d'urgence dans le Ve arrondissement, dont l'un pour l'accueil des familles.
Les plans des services de l'Etat et du conseil régional suffiront-ils à améliorer véritablement le dispositif d'hébergement d'urgence parisien et à le désengorger ? « Le vrai blocage se situe au niveau de l'accès au logement social », rappelle Nicole Leguy. Ainsi, plusieurs familles vivant dans des résidences sociales gérées par le CASP seraient capables d'accéder à un logement totalement autonome, mais n'y parviennent pas, en raison de revenus, certes réguliers, mais insuffisants. Et elles occupent des places qui pourraient permettre à d'autres de sortir de l'urgence pour faire un pas vers l'insertion. Le volet « logement » de la loi contre les exclusions a éveillé, l'an dernier, de nombreux espoirs. Notamment les mesures portant sur l'extension et la réorganisation des fonds de solidarité logement, qui accordent des aides financières aux personnes éprouvant des difficultés à accéder à un logement décent ou s'y maintenir (7). Le décret d'application, cependant, se fait encore attendre.
Autre piste évoquée, la transformation des lits d'urgence en places de CHRS. Une revendication portée, depuis plusieurs années, par la Fédération nationale des associations d'accueil et de réadaptation sociale (FNARS). Sans grand succès, il est vrai, puisque l'Etat n'a financé que 500 places en 1999. Le statut de CHRS apporterait pourtant, selon Agnès El Majeri, responsable de l'urgence sociale à la FNARS, « des garanties au public accueilli, en imposant, par exemple, une certaine qualité des locaux ou un conseil d'établissement où les usagers auraient leur place ».
Surtout, il donnerait aux actions d'hébergement d'urgence l'assurance d'un financement régulier, alors que les subventions de la ligne budgétaire « Pauvreté-précarité » sont redéfinies chaque année et arrivent avec de nombreux mois de retard. Ce serait la fin des importants problèmes de trésorerie des associations, et des lourds emprunts qu'elles souscrivent pour y remédier. A titre d'exemple, le CASP a remboursé 360 000 F d'intérêts en 1998. « Soit l'équivalent d'un poste et demi de travailleur social », commente, laconique, Nicole Leguy.
Avant tout, cependant, les acteurs associatifs - même s'ils sont prêts à reconnaître les efforts réalisés depuis 15 ans en faveur de l'hébergement des personnes errantes, notamment l'importance croissante des moyens qui y sont consacrés - regrettent que prévale encore la représentation ancienne d'une crise « passagère », à laquelle il suffit de répondre par une ligne budgétaire ponctuelle et conjoncturelle. « L'idée dominante est que l'engagement sur le long terme n'est pas nécessaire », déplore Nicole Leguy. « Voilà pourquoi, renchérit Patrick Hervé, on en est encore à répondre à l'urgence dans l'urgence ».
Céline Gargoly
(1) Voir ASH n° 2129 du 20-08-99.
(2) La Mie de pain : 18, rue Charles-Fourier - 75013 Paris - Tél. 01 45 89 43 11.
(3) Le budget de l'hébergement d'urgence à Paris est de 200 millions de francs par an.
(4) Association Emmaüs : 32, rue des Bourdonnais - 75001 Paris - Tél. 01 42 33 61 06.
(5) Voir ASH n° 2129 du 20-08-99.
(6) CASP : 20, rue Santerre - 75012 Paris - Tél. 01 53 33 87 50.
(7) Voir ASH n° 2091 du 30-10-98.