« Un bébé, ça coûte cher, ça vous réveille la nuit, mais ça présente beaucoup d'attraits, alors que devant le corps délabré des personnes âgées, le regard a une certaine tendance à se détourner », résume, lapidaire, le docteur Jean Maisondieu. Ce constat explique sans doute, pour partie, le décalage entre le scandale provoqué par les maltraitances infantiles et la relative occultation des mauvais traitements infligés aux vieillards, déclare le psychiatre, récemment convié, par le Centre de formation et de recherche à la relation d'aide et de soins (Cefras), à une journée d'étude sur les maltraitances des personnes adultes dépendantes (1).
« Un enfant compte pour ce qu'il est, poursuit le psychiatre, alors que le vieillard ne compte plus que pour ce qu'il a, en biens matériels et en pouvoir. » S'il ne possède rien et coûte cher à sa famille et à la société, sa situation devient alors très délicate, estime le médecin. Il qualifie de « maltraitance sociale collective » l'inégalité de fait entre un jeune, qu'on cherchera à sauver à tout prix, et un vieux qu'on aiderait bien à mourir - « dans la dignité » bien sûr -, car il est considéré comme un poids pour la collectivité.
C'est sur ce terreau de dévalorisation du grand âge que s'enracinent les maltraitances, estime Jean Maisondieu. Sa vulnérabilité fait du vieillard la victime désignée des abus de pouvoir de ceux qui s'occupent de lui, sans le voir autrement qu'un « objet gagne-pain, une bouche inutile ou un déchet encombrant ». En outre, rappelant, par sa simple présence, que la mort constitue la fin inéluctable de la vie, la personne âgée « fait horreur et peur, et risque d'être prise en abjection, ce qui facilite encore la survenue de maltraitances ».
Qu'elles soient le fait des familles, des institutions ou des professionnels, les maltraitances à l'égard des personnes adultes dépendantes relèvent de problématiques identiques. « Mais le contexte de leur survenue en modifie plus ou moins l'expression, selon l'importance des jeux de pouvoir ou la place laissée aux facteurs affectifs dans les relations entre maltraitants et maltraités », précise le psychiatre.
La très grande majorité des personnes âgées vivant toujours à domicile, les phénomènes de maltraitance sont essentiellement le fait de familiers. C'est en tout cas ce qui ressort d'une enquête, réalisée auprès des 13 centres d'écoute Allô maltraitance des personnes âgées (Alma) (2), citée par Robert Hugonot, médecin gérontologue, créateur de ce réseau :70 % des signalements transmis à ces permanences téléphoniques concernent les familles.
Ces violences se révèlent plus souvent financières et psychologiques que physiques, mais aussi médicamenteuses ou de l'ordre de la négligence. Elles sont majoritairement exercées par un enfant, plus rarement par le conjoint ou des petits-enfants. Ce sont les personnes âgées de 80-85 ans, dont la mobilité physique et intellectuelle se réduit, qui courent le plus de risques d'être maltraitées. Parmi elles, signale Robert Hugonot, une attention particulière doit être portée aux victimes de la maladie d'Alzheimer, qui épuisent la tolérance de leur entourage. D'où l'importance d'informer les soignants familiaux sur les services professionnels d'aide à domicile auxquels recourir, de multiplier les groupes de parole, où les familles peuvent évoquer leurs difficultés, et de développer l'accueil temporaire des personnes âgées, pour permettre à leurs proches de souffler.
Plus que l'isolement, la cohabitation constitue un facteur majeur de danger pour le grand âge, tout comme la dépendance matérielle par rapport à la personne âgée - il est si long à venir le temps de l'héritage ! Au programme : insultes et coups, absence de soins et privations alimentaires, mais aussi chantage affectif, plus ou moins conscient et délibéré, aboutissant à des dons ou à des détournements de biens. La maltraitance financière est sans doute la plus répandue et motive les autres types de violences, analyse Jean Maisondieu. L'heure est alors aux règlements de comptes, matériels comme affectifs.
En institution aussi, fait observer Gérard Prier, adjoint au directeur général de l'Association des paralysés de France, la vie quotidienne des adultes dépendants est parsemée de violences infimes, non repérées, et d'attitudes professionnelles non revisitées. Exemples : les accueils qui se passent en l'absence de la personne déficiente, la transmission à son insu d'informations la concernant, mais aussi toutes ces maltraitances diffuses, exercées par des personnes qui veulent aider mais ne prennent pas toujours le temps d'interroger l'intéressé sur ses habitudes et ses difficultés.
La charge excessive de travail et la solitude des personnels soignants représentent à cet égard des facteurs de risque notables. Et ce, ajoute Jean Maisondieu, surtout lorsque les institutions sont plus préoccupées par leurs résultats financiers que par le bien-être de leurs pensionnaires. Multiplication des séances de kinésithérapie, passage du coiffeur trois fois par semaine, surfacturation des couches... Voilà « tout un tas de petites maltraitances financières que l'on retrouve partout ».
Il ne s'agit pas là de comportements relevant d'une « crapulerie carrée », impliquant le recours à la justice, mais d'une discrète forme d'abus de confiance, qui participe de cette maltraitance « invisible », stigmatisée par le psychiatre. Celle-ci commence par le manque de respect. Entrer à six heures du matin dans la chambre d'un vieillard dont le seul plaisir est de faire la grasse matinée lui dire « Salut, Pépé » et, sans attendre sa réponse, le « torcher » aussitôt : est-ce une bonne façon d'entamer la journée ? A cela peuvent s'ajouter des violences physiques - y compris certaines contentions, dont on ne réinterroge pas systématiquement la nécessité -, des propos plus ou moins injurieux, mais aussi des négligences, également préoccupantes, même si elles ne sont pas toujours délibérées. Ainsi cette vieille dame dont on dégage, vite fait, le plateau
- il y a tant de repas à servir ! Ce n'est pas forcément que « mamie » n'avait pas faim, mais peut-être avait-elle tout simplement besoin de prendre son temps. Les motifs ne sont pas non plus obligatoirement pervers lors de la rédaction des ordonnances, la plupart du temps beaucoup trop lourdes pour les personnes âgées, signale Jean Maisondieu. Idem pour l'administration de sédatifs décidée par les soignants « sans déranger le médecin », ou encore pour la menace, proférée à l'encontre d'un vieillard révolté, d'appeler le psy...
S'ils n'ont rien de délictueux, ces comportements n'en sont pas moins inquiétants. Ils signent « notre entrée dans une mécanique qui secrète de la petite maltraitance, à laquelle nous nous habituons très vite », met en garde le psychiatre. Et d'inviter tout un chacun à s'imaginer « dans un fauteuil, attaché, édenté, baveux, en train de réclamer le bassin ».
Aux difficiles conditions de travail en institution, qui constituent autant de dangers potentiels, il faut ajouter l'absence de clarté en matière de responsabilité. Si Mme X tombe de son fauteuil, car on ne l'y a pas attachée, qui est responsable ? Pour le savoir, « il est indispensable, répond maître Gilles Renaud, que tout le monde puisse se référer aux mêmes règles. Ainsi, s'il convient de prendre des risques, on peut le décider en connaissance de cause, en fonction d'un protocole défini à l'avance ».
Néanmoins, les frontières restent floues entre le bien et le mal traiter, commente Christian Heslon, psychologue. Exemples : attacher un vieillard sur son fauteuil, pour éviter qu'il ne se blesse en chutant, ou empêcher un adulte handicapé mental de dépenser les sommes dont il dispose sur son compte, est-ce avoir une attitude bien ou mal traitante ? Appelant à éviter les pièges de l'amalgame absolu - tout pourrait être maltraitance -, comme ceux d'une banalisation excessive, qui reviendrait à excuser le phénomène, Christian Heslon pointe d'autres risques, intrinsèquement liés aux métiers de l'accompagnement des personnes dépendantes. La dépendance, explique le psychologue, tout le monde l'a connue, nourrisson, par rapport à sa mère. « Qu'elle ait été satisfaisante ou pas, c'est dans cette expérience fondatrice, prototype de toutes nos relations ultérieures, que s'enracine, en chacun, le vécu de la dépendance », affirme Christian Heslon. Poser ainsi la question conduit à s'interroger sur les motivations qui poussent à aller vers ces métiers de l'aide. Le désir d'être utile à autrui ?Certainement. Mais il est inévitable d'être, un jour ou l'autre, confronté aux impasses de cette générosité. Qu'en est-il de son utilité, quand on a vu tant de vieillards mourir, de malades ne pas guérir, et de personnes handicapées ne pas recouvrer leur autonomie ? Ce doute se trouve renforcé par un autre sentiment douloureux, celui du manque de reconnaissance dont on estime être victime (de la part des familles, des usagers, de la hiérarchie). Deux voies s'ouvrent alors : l'usure professionnelle, où le sujet reporte la maltraitance sur lui-même le passage à l'acte - verbal, physique ou par simple défaut d'attention - où la maltraitance vise l'objet de la pratique professionnelle.
Or, contrairement à la souffrance vécue par les salariés au travail, celle qu'ils produisent eux-mêmes est, selon Christian Heslon, largement méconnue. « C'est pourtant à la condition de nous reconnaître, tous, comme potentiellement maltraitants, que nous pourrions avancer vers une élucidation et une prévention de tels mécanismes. »
Caroline Helfter
L'exclusion des personnes âgées culmine avec la démence. « Quand on refuse de se mettre à la place de l'autre parce qu'on ne veut pas lui ressembler- et que, de ce fait, on ne le traite plus comme un sujet respectable, mais, au mieux, comme un objet de soins -, lui-même ne voudra plus, non plus, avoir aucun point commun avec sa propre personne et il sera obligé de se démentifier », déclare le psychiatre Jean Maisondieu. C'est pourquoi, il estime indispensable que les personnels au contact du grand âge apprennent à « parler dément », car le dément est une métaphore vivante. Quand il se sauve, il peut vouloir dire : « Sauvez-moi ! » Et quand il ne mange pas, signifier : « Je suis une bouche inutile. » Ce langage est bien sûr difficile à décrypter par qui est directement impliqué dans la relation avec cette personne. « Mais un collègue, lui, peut vous aider à le comprendre », affirme Jean Maisondieu, qui, à l'odeur d'urine flottant dans les couloirs, savait quand son service allait mal. Soignants et soignés ne pouvaient, à proprement parler, plus se sentir... D'où l'importance, pour éviter les maltraitances, de prévoir des temps de parole pour les équipes.
(1) Intitulée « Prévenir les maltraitances des personnes adultes dépendantes », cette journée s'est tenue le 26 mai à Chemillé - Rens. : Cefras - Allée Phytolia - BP 23 - 49120 Chemillé - Tél. 02 41 30 57 09.
(2) Voir ASH n° 1988 du 13-09-96.