Ils s'appellent Ali, Slimane ou Mokhtar. Il y a 35 ans, ils ont quitté les Aurès ou leur village marocain pour la France. Pour quelques années seulement, juste le temps de « réussir », avant de retourner, moins pauvres, au pays. Venus seuls, ils ont dormi sur des matelas, dans des couloirs de cafés kabyles de petites villes de province, ou dans des abris sordides aux alentours de Paris, puis dans des foyers pour travailleurs immigrés. Dur, mais provisoire. Puis certains se sont mariés un été, au bled, et, plus tard, quelques-uns ont fait venir leur famille. D'autres sont restés seuls. Mais ils ne sont pas rentrés. Et ils vieilliront ici. Etrange situation pour ces hommes devenus, à la retraite, des « immigrés sans travail », sortes de paradoxes vivants. Et qui, venus pour seulement quelques années, finissent leur vie en France.
Le vieillissement des immigrés n'est certes pas un phénomène nouveau. Mais il prend aujourd'hui un visage singulier. « C'est celui des réalités migratoires d'il y a 40 ans. Celui d'une immigration maghrébine [...] fortement liée au passé colonial de la France et qui a connu un mode de gestion particulier de la part de l'Etat. Elle est en outre fortement masculinisée puisque, sur les 38 000 étrangers de plus de 65 ans issus du Maghreb, 26 000 sont des hommes, soit 78 % », explique Gilles Desrumaux, directeur de l'Office dauphinois des travailleurs immigrés.
Depuis dix ans, quelques précurseurs, comme le chercheur Omar Samaoli (voir encadré) et les foyers de travailleurs migrants (1), soulèvent les problèmes posés par une situation que tout le monde, pouvoirs publics mais aussi immigrés, refusait de voir venir : isolement, inadaptation des foyers, faiblesse des retraites. D'autant que cette réalité de l'immigration, concernant des vieux discrets et qui ne votent pas, est facilement occultée par d'autres : contrôle des frontières, intégration houleuse de la seconde génération. Or, la question du vieillissement, du passage à la retraite et de la gestion du non-retour dépasse celle des foyers pour toucher ceux qui vivent en famille. Elle intéresse aussi les femmes, trop souvent oubliées. Beaucoup, pourtant, aujourd'hui veuves après avoir été longtemps confinées dans l'espace privé, vieillissent dans la solitude, loin des tombes de leurs ancêtres. En fait, « bien peu de collectivités locales, d'associations de retraités ou autres organismes concernés ont pris conscience de la nécessité d'élargir leurs actions en direction de ces personnes âgées », déplorent le Fonds d'action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles (FAS) et le Mouvement de la Flamboyance. En organisant un colloque sur le thème « Vieillesse et immigration » (2), les deux organismes ont souhaité les alerter, mais également « faire reconnaître ces hommes et ces femmes comme porteurs et créateurs de culture et comme acteurs à part entière de la cité ». De l'avis de tous, il reste du chemin à parcourir pour que ces personnes, accueillies chez nous, vivent « avec nous » et donc chez elles, maintenant.
Première difficulté : le passage à la retraite, où se retrouve le sentiment d'insécurité vécu à l'arrivée. En effet, il s'agit de reconstituer une nouvelle identité de papier et de rassembler les pièces d'un parcours professionnel, souvent marqué par la précarité, la multiplicité des employeurs, les accidents du travail et le chômage. La tâche est rude pour cette population en grande majorité illettrée, surtout quand des problèmes d'état civil ou encore de validation des périodes travaillées en Algérie, avant l'indépendance, viennent la compliquer. Le constat, partagé par tous les acteurs, est non seulement celui de retraites très faibles, dues au bas niveau des salaires de base et à une mauvaise couverture complémentaire, mais aussi celui d'inégalités de droit persistantes, notamment pour les retraites militaires. Celles-ci sont en effet « cristallisées », c'est-à-dire gelées, alors que celles des nationaux ont été revalorisées. Résultat, « le nombre de personnes isolées qui se situent dans une tranche de revenus de 1 500 à 3 000 F par mois est important », indique Gilles Desrumaux. Or, l'accès au minimum vieillesse ou à l'allocation aux adultes handicapés (AAH) a longtemps été problématique. C'est seulement au terme de longues batailles juridiques que les associations ont réussi à l'obtenir pour des retraités étrangers non communautaires. Et, si la loi Chevènement du 11 mai 1998 (3) consacre la jurisprudence en accordant le bénéfice de l'allocation supplémentaire et de l'AAH aux étrangers en situation régulière, les associations dénoncent encore les obstacles à son application : production des certificats de vie et de résidence du conjoint resté au pays, question de la résidence habituelle pour des personnes en va-et-vient entre la France et le pays d'origine, etc.
Ces allers-retours entraînent une seconde série de difficultés quand le séjour à l'étranger est trop long : suspension des retraites, des prestations, problèmes du logement. Et la création, par la loi du 11 mai 1998, d'une nouvelle carte de séjour - dite carte retraité - ne règle pas tous les problèmes. Elle est d'ailleurs assez unanimement dénoncée par les associations, qui lui reproche d'être « une bonne idée, mais une mauvaise mesure ». En effet, si la carte permet une circulation plus libre, en restant valide après plus de trois années d'absence du territoire, ses inconvénients sont nombreux et pas toujours connus des intéressés. Les titulaires de ce nouveau titre perdent en effet tous leurs droits sociaux (logement, remboursement des soins) et ne sont couverts par l'assurance maladie que lors de leur séjour en France, pour des soins immédiats et à condition d'avoir cotisé 15 ans. Ce qui exclut toute prise en charge des maladies graves ou chroniques comme le diabète ou les maladies cardio-vasculaires, pourtant fréquentes chez les personnes âgées.
Certes, l'Etat français « se doit d'honorer ses obligations, de solder les difficultés financières », selon les termes d'Omar Samaoli. Et aussi de régler les problèmes d'accueil et de comportements discriminants de certains de ses agents face à la population immigrée vieillissante, dont la présence est parfois considérée comme illégitime sur le territoire. Mais, tous les niveaux de l'intervention sociale doivent apprendre à prendre en compte ces âgés venus d'ailleurs. Ainsi, les maisons de retraites et les services d'aide à domicile sont peu utilisés par ces immigrés : inaccessibles financièrement et culturellement inadaptés. Le portage des repas et les soins à domicile intègrent encore trop rarement les paramètres de la différence des habitudes alimentaires, mais aussi des contacts corporels, des tabous. Enfin, peu de place est faite, en France, au respect des rites funéraires musulmans.
L'urgence à former les professionnels des institutions (assistantes sociales aides-soignantes, gérontologues) aux problématiques interculturelles est soulignée par ceux qui craignent une communautarisation de la prise en charge et une stigmatisation supplémentaire. Tous refusent la « solution » qui consisterait à créer des établissements spécialisés pour vieux immigrés. Selon eux, le problème de ces derniers préfigure la précarisation globale du troisième âge. Dans le même état d'esprit, Keltoum Bendjouadi, présidente du centre de formation Insertion-Formation-Emploi, dans le XIXe arrondissement de Paris, souhaiterait que les médiatrices qu'elle a formées soient directement embauchées, sur de vrais postes, dans les administrations et les organismes concernés. Par ailleurs, il convient d'inciter les foyers à sortir de leur isolement institutionnel. Autre demande de Gilles Desrumaux : inscrire ces problématiques dans l'ensemble des politiques sociales (schémas gérontologiques des départements, notamment). Il plaide pour que les associations ne fassent pas uniquement office de « pansement » mais jouent « un véritable rôle militant, en mettant le doigt là où ça fait mal et en suscitant un débat politique ». En effet, nombreux sont ceux qui déplorent que la question du vieillissement des immigrés soit cantonnée au domaine du contentieux juridique et de la gestion administrative, faute d'une véritable politique publique. Même si, reconnaissent-ils, la création, il y a un an, de la commission interministérielle pour le logement des populations immigrées (CILPI) va dans ce sens. Peut-être, aussi, faudrait-il réintroduire la question du vote des immigrés, faute de quoi il paraît difficile de sortir de l'assistance pour aller vers la citoyenneté. Et savoir écouter et profiter de la présence de ceux qui détiennent la mémoire d'un épisode essentiel de notre histoire industrielle et politique. Mais de telles perspectives exigent un débat avec les élus et les responsables gouvernementaux, d'une part, et les immigrés âgés eux-mêmes, d'autre part : les deux grands absents de ce colloque.
Valérie Larmignat
Quelle est la raison d'être de l'Observatoire gérontologique des migrations en France (4), dont vous êtes le directeur ? - Jeune chercheur, en 1987-1988, j'ai proposé de travailler sur les vieux immigrés. Mais, à l'époque, tout le monde me disait : de toute façon, ce n'est pas un sujet porteur ils vont partir. J'ai créé une petite association de solidarité avec ces personnes et on a fini par nous reconnaître, quand on a vu que les immigrés rentraient de moins en moins. Ensuite, à la demande du Fonds d'action sociale, nous avons bâti l'observatoire, qui reste aujourd'hui le seul de ce type en Europe. L'objectif était double : établir une photographie d'une réalité sociale, des besoins et des difficultés d'une population et alerter les pouvoirs publics. Tout se passait comme si cette situation était totalement imprévue, pour les immigrés eux-mêmes, longtemps dans le mythe du retour, et pour l'Etat français. Or, à l'occasion de séjours au pays, moments de vérité, certains comprenaient que leur vie était en France. En 40 ans, on s'enracine. Tout le travail consiste alors à les réconcilier avec une vieillesse réelle, ici (éventuellement avec le soutien d'une aide-ménagère) et à faire le deuil de la vieillesse rêvée, celle du patriarche du village entouré de ses petits-enfants. Etes-vous parvenu, en dix ans, à alerter et à sensibiliser les acteurs politiques et sociaux ? - Ça commence à bouger très doucement. Il y a encore beaucoup de réticences, mais surtout d'ignorance, et un gros travail de sensibilisation des professionnels à réaliser pour apporter des réponses adaptées à ces personnes. Si elles se sentent méprisées, ignorées, c'est la porte ouverte à la dérive communautaire. Les politiques doivent faire attention à cela. En outre, les jeunes leur demandent des comptes sur la manière dont ils traitent leurs aînés ils disent : « Je jugerai la France là-dessus. » Et puis, finalement, l'enjeu est bien le suivant : si les vieux se sentent bien et acceptent cette terre comme celle de leur sépulture, alors les jeunes, en paix avec leurs racines, iront mieux aussi. Propos recueillis par V. L.
(1) Voir ASH n° 2002 du 20-12-96.
(2) Organisé les 27 et 28 mai 1999 à Aix-en-Provence - FAS : 209, rue de Bercy - 75585 Paris cedex 12 - Tél. 01 40 02 77 01 - Mouvement de la Flamboyance : BP 351 - 75526 Paris cedex 11 - Tél. 01 43 38 38 39.
(3) Voir ASH n° 2071 du 15-05-98.
(4) OGMF : Hôpital Paul-Brousse - Pavillon Maurice-Deparis - 12, av. Paul-Vaillant-Couturier - 94804 Villejuif cedex - Tél. 01 45 59 31 30.