« Lorsque j'ai débarqué, je ne parlais pas la langue des signes et je recevais des sourds qui s'exprimaient difficilement. Je devais chercher en permanence ce qu'ils voulaient dire et, pour communiquer, j'étais très souvent obligée de passer par l'écriture. Si certains sourds ont joué le jeu, d'autres ont claqué la porte et ne sont jamais revenus. » Onze ans après son arrivée au Service social des sourds et malentendants du Rhône (SSSMR) (1), Patricia Roques a encore en mémoire ses débuts laborieux face à une population dont elle ignorait tout. Avant même d'explorer toutes les facettes de son métier auprès des sourds du département, elle a donc dû passer par l'étape incontournable des cours du soir, puis par des stages intensifs à Paris, pour acquérir les bases d'une langue complexe.
Mais parallèlement à cette formation, il lui a surtout fallu apprendre à connaître les différents publics auxquels elle était confrontée et à distinguer les attentes très particulières des sourds de naissance (près de 60 % des 240 personnes venues la consulter en 1998), de celles des devenus sourds ou des malentendants. Accès au logement, à l'emploi, à la formation continue, problèmes conjugaux, de maladie, d'accidents... si les missions de conseil et d'accompagnement dans des démarches administratives s'apparentent à celles d'une assistante sociale classique, la surdité de naissance par exemple, handicap souvent ignoré ou sous-estimé par les entendants, nécessite une approche spécifique. Ainsi, l'illettrisme, très développé (80 % des sourds profonds) (2) au sein d'une population dont le handicap n'a pas permis l'acquisition du langage, implique, en préalable à toute démarche, un important travail d'explication des fonctionnements administratifs les plus simples. « L'illettrisme et le manque d'information qui en découle font qu'une grande partie des sourds que je reçois ne connaissent pas les rouages de base de la société. En général, ils ne savent pas, par exemple, à quoi correspondent les prélèvements sur la fiche de salaire. D'autres pensent qu'ils seront à la retraite à 55 ans parce qu'ils sont sourds ou ne saisissent pas le sens de certaines questions posées lors du recensement. »
Cette phase d'explication est d'autant plus importante que la méconnaissance des mécanismes de la vie sociale, alliée à des habitudes de complète prise en charge, acquises lors des séjours en institutions, accroît les revendications des personnes et leur incompréhension face à une réponse négative. Parmi les demandes d'aides financières (plus de la moitié des motifs de consultation), certaines concernent la gratuité pour les transports en bus ou encore l'obtention du macaron de « Grand infirme civil », afin d'être exonéré du paiement des parkings. « Les personnes sourdes, souligne Bruno Martin, président du SSSMR, ont encore souvent une image dépassée de l'assistante sociale : celle de la bonne fée qui va apporter de l'argent pour compenser un certain nombre de problèmes. Il est difficile de faire comprendre les limites de la fonction. » Avec le temps, Patricia Roques a appris la patience et à ne pas se formaliser devant certains comportements très vifs : « Quand je leur annonce qu'une action n'a pas donné de résultats, ils réagissent en général de façon très directe en m'accusant, par exemple, de ne rien faire ou de ne rien comprendre à leurs problèmes parce que je suis entendante. Pourtant, dans leur esprit, ce n'est pas aussi abrupt. C'est à nous de nuancer et de ne pas tout prendre au pied de la lettre. »
Avec leur passé d'entendants, les devenus sourds et les malentendants arrivent dans le bureau du service social avec des questions et des attentes différentes. Ainsi, pour les personnes devenues sourdes après un accident ou une maladie, la brusque modification de leurs relations familiales, sociales et professionnelles provoque, la plupart du temps, un sentiment d'isolement et un repli sur soi. Le choc consécutif à cette perte de l'audition nécessite un important travail de deuil. Et l'assistante sociale n'est généralement sollicitée qu'au terme d'un tel cheminement psychologique : « Les personnes qui deviennent sourdes me rencontrent au moment où leur situation devient inacceptable et où elles reconnaissent qu'elles entendent très mal. Elles viennent alors se renseigner sur les appareillages auditifs, leurs prises en charge et les démarches à effectuer. » Dans un moment de grande détresse et de perte des repères, l'assistante sociale apparaît alors souvent comme la première bouée de secours. C'est ainsi l'occasion de poser les premières questions sur les appareillages possibles et les personnes à consulter, les contacts pour un soutien psychologique ou encore les noms d'associations offrant des cours de lecture labiale.
Complétant le travail de prise en charge individuelle, ce rôle de relais, d'interface, de l'assistante sociale est facilité par la structure partenariale du SSSMR. Fondé en 1981 par neuf associations, le service permet en effet de développer une synergie entre l'action de l'assistante sociale et celle des associations partenaires.
Véritable plaque tournante entre les besoins exprimés par les personnes reçues à titre individuel et les associations œuvrant pour une plus grande intégration des sourds et malentendants, Patricia Roques fait donc remonter des besoins collectifs vers un réseau de partenaires, agissant dans des domaines aussi différents que la rééducation, la culture et les loisirs, la surdité avec handicaps associés, l'interprétariat ou encore l'apprentissage de la langue des signes. « Tous les deux mois environ, le bureau du SSSMR se réunit et nous examinons un certain nombre de points amenés tant par l'assistante sociale que par les associations partenaires. Nous essayons de déterminer les actions à mener, soit séparément, soit de façon conjointe. C'est cette synergie qui fait la richesse de ce travail », explique Bruno Martin. Un mode de fonctionnement interassociatif original, qui a également pour but d'accroître l'autonomie des personnes sourdes, comme le montre l'action menée par le service social en 1989, auprès du SAMU, afin d'obtenir une ligne Minitel permettant aux sourds de contacter rapidement leur médecin, leur laboratoire d'analyses ou leur dentiste en cas d'urgence. « Alerté par plusieurs associations partenaires, le service social a demandé la création de cette ligne dans la mesure où notre objectif est de les inciter à faire les démarches par eux-mêmes, souligne Patricia Roques. Or, à l'époque, les sourds n'avaient aucun moyen de joindre directement leur médecin et passaient par moi pour que je prenne leurs rendez-vous. » Des lignes similaires ont été mises en place pour appeler, via une messagerie, les services de la police, de la préfecture ou de la sécurité sociale.
Les associations partenaires du SSSMR ont également créé, en 1991, le Centre de ressources en interprétation en langue des signes (CRILS), un service d'interprétariat destiné à résoudre des problèmes de communication dans tous les domaines de la vie quotidienne. Les interprètes peuvent ainsi se déplacer pour traduire les propos d'un médecin à un sourd hospitalisé, ceux d'une réunion de copropriétaires ou de parents d'élèves, ou encore assister une personne sourde lors d'une confrontation avec la police ou la justice. De même, l'an dernier, le service social et le CRILS ont initié les personnels d'accueil des neuf mairies d'arrondissement de Lyon à la langue des signes. L'apparition de services comme le poste d'assistante sociale et l'interprétariat, aux côtés de l'action des associations, illustre d'ailleurs une rationalisation des pratiques de prise en charge des sourds et malentendants. « Avant la création du service social, précise Bruno Martin, on travaillait de façon assez empirique. Les associations ou des personnes bénévoles jouaient tous les rôles, celui de l'assistante sociale, de l'interprète, de l'ami... Aujourd'hui, le système s'est professionnalisé et il n'a pas toujours été facile de faire comprendre ces changements. » Une évolution confirmée par Patricia Roques, qui se souvient du temps où les personnes sourdes se rendaient à n'importe quelle heure de la journée chez un bénévole faisant office d'interprète. Le réseau mis en place en 1981 a donc, aujourd'hui, trouvé ses marques et les relais entre associations et service social semblent parfaitement fonctionner.
Certaines associations sont parfois sollicitées par l'assistante sociale pour des soutiens psychologiques ou techniques, comme en témoigne Denise Costoli, membre de l'Association lyonnaise des devenus sourds (ALDS) (3) : « Nous sommes actuellement de plus en plus en rapport avec des personnes devenant sourdes après une opération et qui, passé 60 ans, n'ont plus que la lecture labiale pour comprendre les autres. C'est à ce moment que l'assistante sociale intervient en nous mettant en contact avec elles. » Récemment, Patricia Roques a ainsi alerté l'association afin qu'elle rencontre une femme devenue sourde après quatre mois dans le coma. Outre le réconfort psychologique, ces entrevues ont permis aux membres de l'ALDS de convaincre une personne convalescente de suivre des cours de lecture labiale avec des orthophonistes.
Inversement, les associations peuvent demander le concours de l'assistante sociale. Mal appareillé, un usager devenant sourd n'a dû qu'à l'intervention de Patricia Roques d'obtenir des audioprothésistes l'installation d'un nouvel appareil auditif. « Nous pensions, se souvient Denise Costoli, qu'en tant qu'assistante sociale elle aurait plus de poids et que les audioprothésistes n'oseraient pas refuser de changer l'appareil. »
Pourtant, l'efficacité de cette collaboration entre l'assistante sociale et les associations partenaires (qui a également permis d'obtenir des résultats très visibles, comme la mise en place de boucles magnétiques permettant aux sourds de suivre un film dans quelques cinémas lyonnais ou de signaux lumineux d'ouverture des portes pour la dernière ligne de métro) ne doit pas dissimuler les carences persistantes dans le domaine de la prise en charge des personnes sourdes.
La sensibilisation encore très insuffisante à un handicap qui ne se voit pas et les manques de moyens compliquent singulièrement l'intégration des sourds dans la vie de tous les jours. L'insertion professionnelle, explique Patricia Roques, est encore loin d'être une réalité : « Beaucoup de demandes qui me sont adressées concernent l'emploi. Mais, il faut savoir que certains métiers ne passent pas auprès de la médecine du travail. Le travail de cariste, par exemple, est interdit aux sourds. En outre, l'importance du téléphone aujourd'hui dans certains postes, comme le secrétariat ou la comptabilité, rend leur accès très difficile. » Faute de moyens, les besoins en formation continue sont également loin d'être satisfaits. Par manque d'interprètes, certaines personnes sourdes ou malentendantes de Lyon et du département se résignent alors à se rendre à Paris pour suivre une formation professionnelle et à assumer des frais de déplacement et d'hébergement qui ne sont pas toujours financés par l'Agefiph. Enfin, l'assistante sociale relève les limites du suivi médical des sourds, en particulier au niveau de la prise en charge des personnes présentant des problèmes fréquents de comportement. Contactée dernièrement pour examiner les possibilités de participation d'un sourd alcoolique à une thérapie de groupe, elle n'a pu que constater l'absence d'une structure adaptée.
Henri Cormier
(1) SSSMR : 11, impasse des Jardins - 69009 Lyon - Tél. ou Fax : 04 78 47 73 15.
(2) Voir ASH n° 2085 du 18-09-98.
(3) Association lyonnaise des devenus sourds : 25, rue Volney - 69008 Lyon.