« Je suis tout à fait d'accord avec lui quand il avance qu'une approche de l'errance par les questions estivales n'est pas la meilleure façon d'aborder le sujet, car cela transforme une question sociale en simple problème spatial et saisonnier. Et cela même si, comme il le constate d'ailleurs, les réponses concrètes doivent être adaptées aux dynamiques locales, donc saisonnières. Mais je crois qu'une approche historique reprenant les dynamiques rencontrées ces dix dernières années peut permettre d'aller plus loin dans la compréhension de l'errance actuelle, et donc à la fois de la façon dont la question estivale et festivalière se pose et dont celle de la quotidienneté professionnelle commence à se poser.
« Quand nous avons commencé à travailler avec ces jeunes en errance au début des années 90, nous n'étions pas légion dans ce type d'intervention et d'attention. Leur visibilité était alors très limitée aux marges des grands festivals, et encore fallait-il vouloir les voir. A part quelques grands anciens rapidement disparus du circuit, nous découvrions alors sans le savoir le début d'une première génération importante d'errants. Caractéristiques de cette première période : invisibilité permanente, visibilité festivalière limitée.
« Peu à peu leur présence dans ces mêmes grands festivals a fortement augmenté, avec des dérives de comportements qui ont amené en quelques années des crises à Bourges, Aurillac, La Rochelle, Annonay, Belfort. C'est pour répondre à ces crises que les municipalités et les organisateurs de festivals se sont alors engagés avec les CEMEA dans l'organisation d'accueils particuliers, adaptés, permettant, qui plus est, d'engager une démarche de recherche et d'expérimentation sur les modes de vie et les accompagnements sociaux. Dans le même temps la famille de l'errance grossissait et ces jeunes étaient de plus en plus visibles, quels que soient la ville et l'époque, autour des grandes gares SNCF et sur les grandes places publiques. C'était autour de 1996. C'est à ce moment que la direction de l'action sociale a estimé de sa responsabilité d'engager les DDASS sur cette question et de lancer un travail national de recherche et d'aide au développement d'actions. Les actions engagées dans les festivals avaient alors une visibilité et une adaptation des réponses d'avance sur la situation de l'ensemble du pays : ici actions sur le fond, là prise de conscience d'un élargissement permanent.
« Nous sommes aujourd'hui dans une troisième phase de visibilité festivalière et nationale. Ces jeunes, âgés de 16 à 20 ans en début de décennie, cherchent actuellement à se sédentariser selon des formes et dans des modes de vie qui ne sont pas en totale conformité avec les pratiques classiques d'insertion sociale. Leurs villes de prédilection sont connues des actions innovantes commencent à y être développées pour inventer avec eux des formes d'accompagnement adaptées. En même temps ces jeunes fréquentent de moins en moins les grands festivals, “trop organisés” à leur goût. Leur présence y était en chute libre à Belfort et La Rochelle en 1998, à Bourges à Pâques 1999. Leurs intérêts se reportent très rapidement sur des fêtes locales, des festivals régionaux, des petites férias, fréquentés par des groupes de plus en plus importants sur des “programmations” non plus nationales, mais conçues seulement quelques jours ou quelques semaines à l'avance dans les réseaux régionaux et départementaux où ces anciens errants se rencontrent à l'occasion du passage à la ville, au lieu d'accueil<193> Nous faisons l'hypothèse que ces nouveaux lieux de rencontre vont se trouver de plus en plus vite en grande difficulté, et nous travaillons actuellement à les contacter pour les alerter et les aider. La caractéristique principale de cette troisième époque est bien la stabilisation d'une première génération vieillissante avec le besoin d'une localisation de leur accompagnement permanent.
« En même temps des jeunes entrent dans la carrière. Eux non plus ne sont pas fortement portés vers les grands festivals et emboîtent le pas à leurs aînés vers les événements locaux. Ils sont également très investis dans le circuit secret, “sauvage”, des raves et des technivals. Leurs déplacements les amènent peu à peu à passer chez les anciens qui les accueillent dans leurs squats ruraux, leurs ex-squats urbains légalisés, leurs villages de cabanes et de tipis. Ici tout est encore à inventer pour que ces anciens puissent tenir le rôle d'éléments modérateurs auprès de cette seconde génération.
« Cet historique et cette analyse des dynamiques actuelles doivent être complétés par une réflexion sur la juxtaposition des modes d'accueil et d'accompagnement mis en œuvre. Ici également l'expérience acquise dans les festivals peut servir à gagner du temps. Un travail en réseau s'y est inventé, qui croise et unit des intervenants de la ville d'accueil et d'autres villes détachés par leurs employeurs pour “suivre” leur public et mailler des relations avec d'autres collègues. Nous voyons aujourd'hui que ce travail en réseau porte ses fruits en matière d'accompagnement au long cours. On peut donc penser qu'un réseau de ce type peut se mettre à fonctionner entre structures et intervenants un des axes de travail, qui anime actuellement quelques-uns d'entre nous, est de lancer et de soutenir un réseau de ce type.
« Au fond, l'intérêt de l'entrée en réflexion et en action par la question de l'été et des festivals a porté et porte encore sur deux points : la recherche d'adaptations et d'innovations rendues nécessaire par la concentration et la visibilité d'un public largement inconnu il y a peu de temps, et l'anticipation qu'impose et que permet cette concentration autant sur le plan de l'expérimentation que sur celui du développement de nouvelles dynamiques. En ce sens errance festivalière et errance “annuelle” sont intimement liées. »
François Chobeaux Auteur des « Nomades du vide » et responsable du département politiques sociales au CEMEA : 24, rue Marc- Séguin - 75883 Paris cedex 18 - Tél. 01 53 26 24 24.
(1) Sur les chemins de l'errance estivale - Voir ASH n° 2119 du 14-05-99.