Le temps de l'intervention sociale est compté. Peut-être même ne l'a-t-il jamais autant été. Les négociations en vue d'aboutir à des accords sur la réduction du temps de travail dans le secteur sanitaire et social ont été l'occasion de mettre au jour ses multiples déclinaisons : temps effectif de travail, temps de travail personnel, équivalence horaire des nuits passées en chambre de garde, notion de mise à disposition. Mais le temps est également compté par l'envahissante « urgence sociale » qui, n'autorisant pas de sursis à l'intervention des professionnels, ferait du « temps réel » dans le social le pendant indispensable du « zéro délai » du commerce. Enfin, le temps du travail social serait limité si l'on en croit ceux qui annoncent sa disparition dans la masse protéiforme des interventions sociales. Bref, nous voilà entrés dans l'ère de la rationalisation, de la vitesse et de la pendule. Le contraste est pour le moins frappant avec les temporalités traditionnellement associées aux valeurs professionnelles du secteur. On est loin, en effet, du don de soi que constituait le don de tout son temps à telle ou telle institution, et qui mesurait l'investissement professionnel. « Passer tout son temps avec » pouvait faire office de projet pédagogique. Et l'on voit mal comment allier l'urgence au temps long du socio-éducatif.
Autour de l'interrogation sur « les temps de l'intervention sociale » - choisie par les organisateurs de la journée interrégionale de valorisation des mémoires DSTS et CAFDES de Tours (1) (voir encadré) -, surgissent donc immédiatement des questions fondamentales concernant le positionnement professionnel, la conception du métier et son évolution historique. Imagine-t-on ainsi à quel point un simple emploi du temps d'internat pour enfants en dit long sur le credo éducatif alors dominant ? « 6 heures : lever, soins de propreté, literie 6 h 30 : service des dortoirs, nettoyages divers, chaussures, etc. 7 heures : déjeuner, service de réfectoire, vaisselle 7 h 45 : départ pour l'école 11 h 45 :récréation, service du réfectoire... » C'était, il y a 100 ans, le début de journée d'un orphelinat traditionnel pour garçons de 6 à 18 ans (2). Toute une conception de l'accueil en internat s'y reflète : un minutage précis d'une vie entièrement communautaire, sans moment de vie intime, calqué sur les rythmes scolaires, avec une surveillance de chaque instant. Le personnel, logé, nourri à l'institution 365 jours sur 365, connaît une fusion totale entre les temps privé et professionnel. Ce modèle a laissé des traces. Pierre Nègre, formateur à l'Institut du travail social de Tours, se souvient de ses débuts d'éducateur, il y a 30 ans, « vivant sur place et absorbé par les tâches matérielles, ménagères, les activités rythmant un temps cyclique ».
Mais à mesure de la professionnalisation, le modèle techniciste s'impose. « Donner son temps » ne suffit plus, souligne Roselyne Plateau, éducatrice, auteur d'un mémoire DSTS sur le sujet. L'accent est mis sur la qualité du temps travaillé et sur l'usure que risque de provoquer une présence continue trop longue auprès d'enfants difficiles ou d'adultes handicapés. Et si le modèle humaniste ne disparaît pas complètement, le temps n'est plus donné mais bien compté (nuits de garde, réunions) par des éducateurs qui revendiquent aussi des horaires compatibles avec leur vie privée. D'ailleurs, poursuit Roselyne Plateau, « les professionnels que j'ai rencontrés dans le cadre de ma recherche insistent beaucoup sur cette séparation et refusent souvent par exemple de loger, comme cela se fait encore fréquemment, dans des logements attenant à l'institution ». Reste à construire la continuité de la vie du foyer : un temps linéaire, à partir de celui, morcelé, des interventions.
Cette tâche est d'autant plus délicate que ce temps linéaire de l'éducateur ou de l'aide médico-psychologique fait face, dans les institutions qui accueillent des adultes dépendants, âgés ou handicapés, à une temporalité des usagers plutôt cyclique. Quelle rencontre dès lors et quel équilibre entre ces rythmes différents ? Alors que l'intervenant est dans une logique de projet, d'avancée, de projection, les résidents, « sur qui le temps semble glisser, sont, a-t-on l'impression, dans l'immédiat », évoque joliment Marie-Hélène Portier, directrice de maison d'accueil spécialisée (MAS) (3). Dans ce type d'établissement qui reçoit des adultes atteints de troubles mentaux ou de la personnalité dont on n'attend plus d'évolution, « les notions de durée et d'avenir sont complexes », rappelle-t-elle. Or « trop souvent, c'est l'activité qui y prévaut. Mais c'est notre activité. On impose notre structuration du temps favorite même si elle est en fait peu adaptée aux adultes handicapés », estime-t-elle. Entre la nécessité de respecter et d'accompagner les modes particuliers de structuration temporelle de ces personnes - qui se résument très souvent au repli sur soi et au rituel - et celle d'apporter des repères temporels supplémentaires, le juste milieu est difficile à trouver. Pourtant, la difficulté peut être ici source de réflexion et de créativité sur l'organisation de la vie commune. C'est en tout cas ce que pense Maryline Barillet-Lepley, directrice d'un foyer d'hébergement. « Alors que les éducateurs qui travaillent auprès d'enfants sont dans le temps de la réparation, bien souvent calqué sur le rythme scolaire avec ses échéances, ses modes d'évaluation, ses étapes, explique-t-elle, les professionnels qui interviennent auprès d'adultes ne peuvent plus être dans cette illusion de la réparation. Leur gestion du temps devra être différente en l'absence de ces étapes. Et du coup, il s'agit d'inventer. D'où, souvent, un plus grand dynamisme et une plus grande richesse éducative dans le secteur adultes que dans le secteur enfants. » En témoigne les efforts de l'équipe de la MAS que dirige Marie-Hélène Portier, qui a, notamment, fait le choix de la journée continue pour chaque intervenant, et le pari de se donner le temps de l'observation, seul moyen parfois d'accéder aux messages non verbaux des résidents, ainsi que celui du respect de l'intimité.
La prise en compte des temps individuels dans les structures qui génèrent leurs propres découpages horaires et les imposent à leurs pensionnaires, pour des raisons parfois très éloignées de leur bien-être, fait partie des défis de l'intervention dans les établissements. En adaptant le temps institutionnel aux besoins des personnes âgées accueillies, c'est leur intégrité que l'on restaure, déclarait Catherine Réglat dans son mémoire CAFDES, en 1996. Elle y démontrait comment l'imposition d'un emploi du temps ignorant des rythmes biologiques de la vieillesse créait une dépendance supplémentaire. Ainsi, alors que les personnes âgées dorment moins et s'éveillent très tôt, on renverra au lit tout résident levé avant 8 heures, heure d'arrivée de l'équipe de jour, quitte, d'ailleurs, à donner des somnifères aux plus récalcitrants. De la même façon, certains évoquent la tyrannie du projet qu'on l'élabore pour le groupe, pour l'individu ou que l'on exige de ce dernier qu'il le formule. Or, rappelle le philosophe Michel Soetard, « le projet ferme le temps de l'avenir, le confisque en quelque sorte », alors qu'intervenir c'est « s'insérer dans un temps déjà là. On ne dispose pas de l'autre qui a droit à son temps ».
Mais quand on pose cette exigence de prise en compte de la temporalité des usagers... c'est encore la question du temps qui réapparaît par un autre bout : celui non extensible et déjà surexploité des professionnels, sans moyens pour répondre à ces demandes individuelles. Pourtant la réponse n'est pas uniquement quantitative, et le problème se situe aussi sur le versant de la densité donnée aux périodes et aux moments travaillés, au temps « passé avec ». Il est question alors de qualité d'écoute et de disponibilité qui font que « le quotidien ne se compose pas que de moments anodins, mais de moments riches », veut croire Marie-Hélène Portier.
Là encore, les rythmes s'entrechoquent. Car savoir prendre ce temps de l'écoute et de la lenteur implique une capacité à s'extraire du rythme cadencé, rationalisé, productif de l'environnement social et économique qui tend à chasser les temps perdus ou morts. D'aucuns soulignent l'importance, dans l'architecture des établissements, de ces longs corridors peu rationnels, de ces espaces inutiles, où les enfants, les personnes âgées et les professionnels peuvent perdre leur temps à se croiser, à se parler. Il s'agit aussi, par exemple, juge Pierre Nègre, de préserver ces moments de discussions et de réunions menacés selon lui par la tendance des conseils généraux à définir « des tâches ». Y renoncer, enchaîner les activités « le nez sur le guidon », se traduit, comme l'expriment souvent les assistantes sociales de polyvalence, par une perte de sens professionnel. La confrontation parfois orageuse, depuis la décentralisation, entre les travailleurs sociaux et leurs nouveaux financeurs, n'est d'ailleurs pas étrangère à un choc des temporalités, entre le temps du politique, soumis à échéance électorale, et qui exige donc un retour rapide et lisible sur investissement, et celui plus lent de l'intervention sociale dont une des fonctions, rappelle Michel Soetard, est bien « de suspendre le temps malmené de la cadence sociale pour rendre l'homme à lui-même ».
Valérie Larmignat
Cette journée d'étude a une vocation un peu particulière... - Oui, cette journée interrégionale est à l'initiative de la DAS, du Cedias et de plusieurs centres de formation du Grand Ouest. Elle s'inscrit parmi les missions du Cedias, qui, depuis 1996, doit assurer la valorisation des travaux de recherches réalisés dans le cadre des formations au DSTS et au CAFDES. Il la remplit de plusieurs façons : en les publiant, mais aussi en organisant ce type de journée. Chaque fois, trois ou quatre étudiants interviennent, à partir de leurs recherches, autour d'un thème commun. Pourquoi, cette année, avoir choisi celui du temps ? - Le thème du temps a émergé parmi d'autres, sans qu'il y ait une réflexion très construite ou théorique. En fait, il se révèle être un analyseur très intéressant de l'intervention sociale. Quand on aborde ce sujet, on touche à une certaine manière d'envisager la profession, aux relations avec les usagers, à la façon d'investir le métier. Cette question du temps rejoint également celle de l'articulation entre l'individuel et le collectif, question centrale de l'action socio-éducative. Elle permet également d'appréhender le balancement de l'action sociale entre deux tendances extrêmes : la rationalisation, le durcissement des délais d'un côté et le flou, le sans-limites, la magie de la parole de l'autre. Enfin, ce thème renvoie chacun à son histoire professionnelle et à l'histoire de nos métiers. C'est un sujet qui mérite d'être creusé davantage. J'espère qu'une journée comme la nôtre pourra amorcer le débat et, pourquoi pas, susciter des vocations de recherche. Propos recueillis par V. L. Pierre Nègre est formateur à l'Institut du travail social de Tours et coorganisateur de la journée d'étude.
(1) Journée organisée, le 6 mai 1999, par le Cedias-Musée social : 5, rue Las-Cases - 75007 Paris - Tél. 01 45 51 66 10 et l'Institut du travail social de Tours : Département formations supérieures - BP 7554 - 37075 Tours - Tél. 02 47 62 33 48.
(2) Règlement intérieur de l'orphelinat Serenne à Orléans en 1893.
(3) Elle a réalisé son mémoire CAFDES sur le thème : « Temps individuel et temps institutionnel. Le management d'un projet d'établissement au service des adultes gravement handicapés ».