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Ni représentés, ni représentants

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De mars 1996 à mars 1998, trois personnes issues de la grande pauvreté, deux universitaires et un permanent d'ATD quart monde, ont, dans le cadre d'un programme expérimental, défriché ensemble le thème de la citoyenneté. L'occasion de définir les conditions nécessaires pour que chacun puisse être un véritable acteur de la société.

Quand est-on reconnu comme citoyen ? Peut-on parler de démocratie lorsque toute une partie de la population n'a pas voix au chapitre ? Comment donner aux plus pauvres les moyens d'assumer un véritable rôle de représentants ? Telles sont quelques-unes des interrogations qui, dans le cadre du programme ATD quart monde (voir encadré), ont, durant deux ans, taraudé les six membres du groupe - trois militants (nom donné par le mouvement aux personnes issues de la grande pauvreté), deux universitaires et un volontaire d'ATD - chargé de rédiger un mémoire sur le thème de la citoyenneté.

« Moi au départ, la citoyenneté, je ne savais même pas ce que ça voulait dire, je ne connaissais pas le mot », se souvient Denise Bernia, militante de La Louvière en Belgique. « C'est en travaillant sur ce sujet que j'ai vraiment réalisé que nous les pauvres nous n'étions pas considérés comme de véritables acteurs de la société », assure Georges Mus, militant de Charleroi.

Une définition originale

Au fil des échanges et des questionnements, une définition originale de la citoyenneté a fini par s'imposer. Loin du traditionnel registre des droits et des devoirs. « On est citoyen lorsque l'on se sent représenté mais aussi capable d'être représentant », résume Pierre-Yves Verkindt, l'un des deux universitaires du groupe, professeur de droit à l'université de Lille. Tous se sont également très vite accordés sur un constat : les plus démunis ne sont aujourd'hui ni représentés, ni représentants. « Historiquement, ce sont toujours les gens non pauvres qui ont parlé au nom des pauvres. Cela peut expliquer en partie le fait que la pauvreté soit toujours là », avance Jacques Fierens, le second universitaire, professeur de droit à l'université de Namur, en Belgique.

De fait, la question de la représentation des plus pauvres s'est très vite imposée comme fil conducteur. A partir de là, les universitaires ont cherché des textes politiques et juridiques (Hobbes, Montesquieu, Rousseau, Arendt...) susceptibles de fournir des points d'appui théoriques. Et d'ancrer la recherche dans une dimension historique. Parallèlement, les militants ont, eux, réalisé des interviews. Racontés dans le mémoire, les témoignages récoltés permettent de mesurer l'ampleur des difficultés qui restent à surmonter. Il y a, par exemple, ce bourgmestre belge qui reconnaît que les plus pauvres ne sont pas représentés dans son conseil municipal, mais qui s'offusque toutefois à l'idée qu'ils puissent y siéger : « La première chose qu'ils doivent faire, c'est s'occuper de leurs enfants »... Il y a aussi cette présidente d'un centre public d'aide sociale qui, lorsqu'on lui demande si un représentant des plus pauvres participe au conseil d'administration, répond : « Non. Je pense que nous avons déjà assez de problèmes comme ça sans qu'ils viennent ajouter leurs préoccupations. » Selon elle, les assistantes sociales qui assistent au conseil peuvent parler au nom des plus pauvres parce qu'elles connaissent bien leur situation. « C'est comme si la représentation était un des privilèges que les non-pauvres n'acceptent pas de partager », commente Jacques Fierens.

Soucieux d'étendre leurs investigations à l'ensemble de la société, les membres du groupe ont également épluché les textes des débats parlementaires lors du vote de la loi sur le RMI : « Dans la préparation d'une loi qui, par son but même, concerne les pauvres, on garde l'impression que ceux-ci ont constamment été considérés comme simple objet des débats et jamais comme représentés, écrivent-ils dans le mémoire. Même si le ton est rarement méprisant, si le souci d'insertion des bénéficiaires du RMI est manifeste, la pauvreté est traitée comme un problème complexe, mais seulement comme un problème. A travers des discussions souvent techniques, aucun député ne semble être investi de la mission de parler au nom des pauvres, alors que leur fonction l'impose en principe. [...]Jamais n'est posée comme telle la question des absents au sein de la représentation nationale. »

Des représentations à repenser

De cette analyse, le groupe tire la conclusion que le regard porté sur les plus pauvres repose, encore trop souvent, en grande partie sur une connaissance extérieure : « La connaissance extérieure, c'est, par exemple, voir les pauvres dans la rue ou les rencontrer uniquement à travers sa profession (assistante sociale, médecin, avocat...). C'est souvent d'abord voir tout ce qui ne va pas dans la vie des pauvres : l'état du logement, les vêtements, les retards scolaires des enfants, les dépenses jugées inutiles... Peut-on prétendre connaître les gens sur l'aspect visible extérieurement ? On ne peut pas forcer la connaissance des gens. On croit les connaître mais connaît-on vraiment ce qui les fait vivre, leurs luttes, leurs espoirs, leurs angoisses ? »

Pour appuyer ce propos, Denise Berdia, dont les trois enfants sont placés, raconte que lorsque le livre Le croisement des savoirs est sorti, la psychologue qui s'occupe de l'une de ses filles s'est exclamée en voyant son nom sur la dernière page : « Eh bien, je n'aurais pas cru ça de vous ! » « Tout le problème est là, déplore la militante, beaucoup de gens ne nous croient pas capables. Pour eux, nous sommes des pauvres, c'est tout. »

Faut-il, dès lors, avoir vécu la misère pour parler au nom de ceux qui y vivent ? Joëlle Meurant, militante à La Louvière, n'en doute pas un instant : « Honnêtement, tu ne peux pas aller expliquer quelque chose que tu n'as pas vécu. Tu ne peux pas expliquer ce que c'est de ne pas avoir un pain sur ta table pendant une journée, alors que toi tu l'as tous les jours. » Pas question toutefois pour l'ensemble du groupe de défendre l'idée d'une représentation spécifique. « Notre recherche démontre que le plus important est que des personnes très pauvres puissent participer à la représentation de tous dans tous les lieux existants ou à créer », insiste Jacques Fierens. « Le but est bien de trouver les méthodes et les qualités que doit avoir un représentant pour que tout le monde, y compris les plus pauvres, soient représentés », renchérit Pierre-Yves Verkindt.

Selon eux, le représentant doit d'abord être motivé. Mais il doit aussi, impérativement, être reconnu par ceux qu'il représente et reconnu comme un interlocuteur légitime par ceux à qui il s'adresse. Ce qui suppose une action inscrite dans la durée mais aussi que les personnes défavorisées soient formées pour être capables de pouvoir dialoguer, de faire comprendre ce qu'elles ont à dire, de défendre leurs droits.

Prise de conscience

Plus globalement, le travail mené démontre que la citoyenneté, au vrai sens du terme, passe aussi par une prise de conscience, tant du côté des représentants actuels que du côté de ceux qui ne se sentent pas représentés. Pour les premiers, il s'agit de réaliser que, comme le souligne Pierre-Yves Verkindt, « on ne peut pas parler de véritable démocratie si l'on ne se pose pas, partout et sans arrêt, la question des absents ». Tandis que pour les seconds, il importe de s'approprier l'idée qu'ils sont des individus ayant des choses à dénoncer ou à défendre.

Alors que dans le domaine de l'action sociale, la volonté de mieux prendre en compte le point de vue des usagers représente l'un des principaux leitmotive actuels, le programme d'ATD quart monde constitue incontestablement une base de réflexion intéressante. Il témoigne en tout cas qu'il ne suffit pas, pour que la démarche réussisse, « d'ajouter une chaise autour de la table pour le pauvre ». Ni de le maintenir dans un rôle de témoignage de sa propre vie. Mais au contraire, de commencer par le considérer comme porteur d'une pensée susceptible de faire progresser la démocratie. Soit, pour les travailleurs sociaux, un travail permanent d'interrogation et de déconstruction de leurs propres représentations.

Nathalie Mlekuz

CONSTRUIRE UN NOUVEAU SAVOIR

De mars 1996 à mars 1998, 15 militants du mouvement ATD quart monde ayant vécu la misère, 5 volontaires permanents du mouvement et 12 universitaires issus de diverses disciplines (physique, sociologie, droit...) et de plusieurs universités de France et de Belgique, ont travaillé sur cinq thèmes précis : l'histoire, la famille, les savoirs, le travail et l'activité humaine, la citoyenneté. Objectif : « Construire un nouveau savoir qui prenne en compte l'apport des sciences, l'expérience de vie de ceux qui sont en situation d'extrême pauvreté et la transformation sociale liée à l'action, pour que l'histoire du quart monde, son combat et son expérience soient enseignés dans les universités et que la pensée des personnes issues des milieux défavorisés, leur appréhension des problèmes, leurs aspirations propres soient intégrées dans les analyses et les synthèses universitaires, dans les différentes disciplines et pour que l'expérience des personnes issues des milieux défavorisés se transforme en savoir reconnu et communicable », indique Claude Ferrand, le père de cette expérience pilote. Afin de créer les conditions pour que les trois groupes d'acteurs-auteurs soient sur un pied d'égalité, une équipe pédagogique, chargée d'accompagner les militants pour les aider à maîtriser leur pensée, à formuler leurs idées, a également été constituée. A partir de là, les militants ont tous travaillé trois jours par semaine afin de préparer les rencontres mensuelles avec les universitaires. Puis de les « digérer » grâce à l'enregistrement de l'ensemble des discussions. « Il ne faudrait surtout pas s'imaginer que du jour au lendemain on peut prendre deux personnes vivant dans la rue et leur demander de travailler avec des universitaires », prévient Martine Le Corre, militante de Caen. « Au jour le jour, pendant ces deux années, j'ai été témoin des efforts qui leur étaient demandés, confirme Françoise Ferrand, l'un des cinq membres de l'équipe pédagogique. On ne se rend pas compte quand on a bénéficié de l'école à quel point on peut se sentir étranger dans sa propre langue, à quel point les mots demandent des efforts perpétuels. » Bien que davantage sur leur terrain, les universitaires ont eux aussi payé de leur personne : « Dans notre milieu, on fait souvent comme si on se comprenait. Et le langage se révèle très protecteur. Là, il n'était pas question de faire semblant », atteste Pierre-Yves Verkindt, professeur de droit. Alors que ce programme expérimental a déjà donné lieu à la publication d'un ouvrage rassemblant les cinq mémoires (1) et à la tenue d'un colloque à la Sorbonne (2), les concepteurs réfléchissent actuellement à la possibilité de transférer la démarche à d'autres publics ainsi qu'aux moyens de la diffuser plus largement dans l'ensemble de la société.

Notes

(1)  Le croisement des savoirs - Groupe de recherche Quart Monde-université. Les éditions de l'Atelier - 170 F. Voir critique dans les ASH n° 2104 du 29-01-99.

(2)   « En l'an 2000, quels savoirs par rapport à la misère ? ». Colloque organisé les 23 et 24 avril dernier à la Sorbonne, par le mouvement ATD quart monde et son institut de recherche et de formation aux relations humaines.

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