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Face à la souffrance des personnes précarisées, certains départements tentent de trouver des réponses au problème de l'accès aux soins psychiatriques des plus démunis. Illustration dans l'Essonne.

Une situation de misère est-elle de nature à provoquer des troubles mentaux ? Autrement dit, interroge le docteur Michaël Guyader, directeur du 8e secteur de psychiatrie adulte de l'Essonne : « Est-ce qu'être pauvre rend fou ? » Aussi fondamentale soit-elle, la question des liens entre détresses sociale et psychique risque, à rester posée en ces termes, de renforcer la position doctrinaire de ceux qui renvoient le traitement de la misère aux politiques. Et d'accroître aussi la traditionnelle incompréhension entre acteurs du travail social et intervenants du champ psychiatrique. Aux premiers, les spécialistes du psychisme auraient tendance à répondre qu'ils n'ont pas à faire taire la souffrance d'individus ne présentant pas plus que la population générale de maladies mentales répertoriées (1) et qui, en outre, ne formulent pas de demande de soins. Quant aux travailleurs sociaux, déjà démoralisés par l'horreur économique et l'inadaptation des réponses dont ils disposent, ils ne sont pas loin de penser que, lorsque l'on a besoin des psys, ces derniers ne sont jamais là. Définie différemment par chacun, selon son domaine de compétence, la souffrance sociale et/ou psychique fait néanmoins « socialement sens » et constitue l'un des principaux moteurs des acteurs du champ socio-sanitaire, estime Christian Laval, chercheur à l'Observatoire régional sur la souffrance psychique en rapport avec l'exclusion (voir encadré au verso). C'est de cette préoccupation commune dont ont fait récemment état, à Athis-Mons (Essonne), les praticiens réunis pour débattre de l'accès des plus démunis aux soins psychiatriques (2).

Un débat dépassé ?

« Après le bouillonnement d'initiatives nées du mouvement de sectorisation psychiatrique, souligne Marie-Noëlle Lienemann, maire d'Athis-Mons, nous avons un peu eu l'impression d'être en face d'un encéphalogramme plat sur ces problèmes du mal-vivre d'un certain nombre de nos concitoyens - quelle que soit la façon dont on qualifie leur souffrance, ce qui me semble être un débat dépassé. » Bien sûr, la question de la démarche volontaire des intéressés est posée avec insistance par les psychiatres, poursuit Marie-Noëlle Lienemann ; mais « s'il ne s'agit pas de traiter les gens de force, on ne peut ignorer le problème de la dégradation de la personne qui n'est pas en position d'autonomie, et c'est sur ce terrain qu'on est le plus défaillant ».

En tout état de cause, renchérit Jérôme Guedj, vice-président du conseil général de l'Essonne, « nous n'en sommes plus au stade de savoir s'il faut psychiatriser la misère, mais au point de nous interroger sur la façon de répondre, d'un point de vue thérapeutique, aux situations de détresse sociale- et ce, alors que la diminution des moyens de la psychiatrie publique constitue une menace grave pour la qualité des soins qu'elle dispense et ses possibilités d'assumer de nouvelles prises en charge ». C'est pourquoi Jérôme Guedj met en avant la nécessaire fonction d'interpellation que, sur ce plan, les élus locaux doivent remplir au niveau national, la solution à des besoins aussi lourds ne pouvant être du ressort des seules collectivités territoriales. Dans l'Essonne, une démarche partenariale tend, précisément, à impulser une réflexion et une dynamique cohérentes dans le domaine de l'accompagnement des personnes en difficultés psychologiques et sociales.

Créée à la demande de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) dans le cadre du conseil départemental de santé mentale, une commission, ouverte à tous ceux qui sont concernés par cette problématique, travaille depuis juillet 1995 sur l'implication de la psychiatrie dans l'accès aux soins des plus démunis (3). Apprendre à se connaître pour comprendre la logique de l'autre est l'une des fonctions de ce groupe. Présidé par Michaël Guyader, il vise à mieux articuler l'intervention des secteurs psychiatriques adultes et des différents dispositifs d'aide sociale, par une meilleure identification des compétences complémentaires de chacun dans l'approche d'une population commune. Cette réflexion, qui se poursuit depuis quatre ans au fil de rencontres mensuelles, a notamment abouti à la rédaction d'une plaquette (bientôt disponible), répertoriant, sur le département, qui fait quoi dans les champs psychiatrique et social. La commission a également élaboré deux projets d'espaces d'écoute pour les plus démunis : un centre mobile devrait voir le jour dans le sud, rural, de l'Essonne  un autre, fixe, dans le nord du département, a été conçu en décembre 1997 et fonctionne véritablement depuis le printemps 1998.

Un point écoute relais

Monté en partenariat par la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM), la DDASS et le conseil général, avec le soutien de la ville d'Athis-Mons où il est implanté (4), le Point écoute relais Essonne Nord (PEREN) a une triple vocation :accueillir, écouter et orienter toute personne en souffrance psychique (sans aucune condition), qu'elle se présente d'elle-même ou sur l'indication d'une structure, publique ou privée.

La population visée, commente Stéphanie Davas, l'une des trois psychologues de l'équipe, n'a pas toujours accès, pour des raisons diverses, aux dispositifs de droit commun. « Dans cette perspective, précise Gilles Duchemin, également psychologue au PEREN, le terme de'démuni" peut s'appliquer à quiconque n'est pas à même de demander de l'aide pour lui-même. » Pensé pour tenir compte des différents types de réticences de ses usagers potentiels, le fonctionnement du centre se veut très souple : on peut obtenir rapidement un rendez-vous ou s'y rendre sans contact préalable, venir seul ou avec un travailleur social susceptible de participer au premier entretien (ou encore de l'organiser dans sa propre institution en demandant à l'un des psychologues de se déplacer), parler tout de suite, ou pas, de ses difficultés.

Quelquefois, commente Nicole Crépeau, responsable du centre communal d'action sociale (CCAS) d'Athis-Mons, membre du groupe de pilotage du PEREN, « nous pourrions orienter directement certaines personnes vers le centre médico-psychologique (CMP), mais la psychiatrie fait peur- 'je ne suis pas fou ! " - et la démarche peut être, dans un premier temps, difficilement envisageable ». Quant à leur souffrance, fait encore observer Nicole Crépeau, « les gens qui viennent nous voir au CCAS, en particulier pour le RMI, n'en font pas état. On sent qu'ils ont, vis-à-vis des travailleurs sociaux, des demandes stéréotypées qui sont fonction de ce que ces derniers représentent pour eux. » « A une assis- tante sociale, on parle de ses problèmes matériels, à nous, du reste », commente la psychologue Isabelle Rybaczyk, qui cite l'exemple d'un homme récemment reçu au PEREN. Lors du premier entretien où il était accompagné de l'assistante sociale qui le suit depuis des années, celle-ci a découvert une vie émaillée de ruptures, dont il ne lui avait jamais parlé.

Ce temps d'écoute - anonyme, gratuit et confidentiel - est destiné à permettre à la personne de se positionner en tant que sujet, explique Gilles Duchemin. En accord avec l'intéressé, une orientation peut alors être décidée vers une autre structure sanitaire, le PEREN n'entendant pas être un dispensaire pour pauvres, mais un intermédiaire avec les dispositifs de droit commun - « même si, reconnaît Isabelle Rybaczyk, il y a des gens que nous continuons parallèlement à suivre, parce que l'accrochage du transfert a eu lieu sur nous ». Cette fonction de relais, qui a pour objectif la continuité de la prise en charge, s'effectue d'ailleurs autant du secteur social au secteur psychiatrique que l'inverse, insistent les psychologues, afin que la personne reçue puisse accéder aux prestations auxquelles elle a droit et obtenir, par exemple, la carte santé lui permettant de consulter un médecin.

La souffrance des travailleurs sociaux

Aider ceux qui aident est une autre finalité du dispositif départemental. A cette fin, les psychologues du PEREN proposent aux travailleurs sociaux qui le souhaitent un soutien à l'analyse de certaines situations et un appui pour faire face à celles qui sont particulièrement difficiles. « Dans le cadre de notre commission de travail, souligne Michaël Guyader, nous avons en effet pu mesurer l'extraordinaire souffrance des gens qui ont en charge l'aide sociale, et ne sont en général pas formés à affronter le type de problèmes qu'ils rencontrent. C'est pourquoi nous nous étions donné comme objectif numéro un que partout où un humain s'occupe de son semblable en difficulté, il puisse bénéficier d'une écoute spécialisée. C'est probablement un peu utopique, mais il est tout à fait possible d'imaginer des systèmes de mutualisation de ce type d'aide, dont les équipes ont absolument besoin. »

Partager ce à quoi on ne sait pas forcément répondre est un des enjeux de cette clinique partenariale du social, dans laquelle, estime Stéphanie Davas, « finalement, et en marge de nos préoccupations théoriques, ce qui nous intéresse n'est pas la causalité de la souffrance - psychique, sociale ou psychiatrique. La question est que quelqu'un souffre, et ce que l'on peut en faire. » Sachant que si tout le monde a droit à la parole, chacun est libre, aussi, de saisir ou non l'offre de soins, d'écoute, ou encore d'aide sociale qui lui est faite, déclare la psychologue. Et que « parmi les exclus, certains le resteront parce que c'est là, parfois, leur seul choix possible pour se soutenir dans l'existence », les contraintes du lien social (gestion de son argent, des horaires de travail, rapport à la hiérarchie...) étant pour eux impossibles à assumer.

Caroline Helfter

LA SOUFFRANCE SOUS LE REGARD DU SOCIOLOGUE

« Aujourd'hui, de façon très ordinaire, explique Christian Laval, sociologue à l'Orspere (5), des personnes sont mises en situation, dans des cadres d'interaction spécifiques (par exemple des lieux d'écoute), soit de faire le récit de leur vie, soit, à l'inverse, d'écouter des histoires de vie où il est question d'avenir incertain, de carrière brisée, de violence, de détresse, de solitude, etc.  « Si tout cela et bien d'autres choses encore se décodent maintenant sur le mode de la souffrance, celle-ci ne peut-elle dès lors être appréhendée comme un référentiel sémantique dont la fonction serait double ? D'une part, rendre compte de la complexité et de la multiplicité des pannes sociales, d'autre part, incarner la résultante de leur empreinte sur des sujets singuliers ? « C'est cette tension inédite entre individu et société qu'il s'agit de mieux saisir, car elle ouvre à une meilleure compréhension des systèmes de relation professionnalisés, qu'ils soient d'aide, de soins ou de régulation sociale. Dans un contexte de professionnalisation accrue d'aide à la personne, l'entrée par la souffrance permet-elle d'entendre des demandes jusqu'alors inaudibles et d'envisager des offres jusqu'alors impensées ? Comment, concrètement, tisse-t-on professionnellement du lien social par exemple ?Qu'est-ce qu'une offre de réaffiliation ? Comment soigne-t-on les non-malades ? Qui est socialement habilité à effectuer un soin social ? On pourrait même aller jusqu'à poser la question de savoir ce qu'est un soin social - ou des patients sociaux ? » De plus en plus souvent exprimées par les acteurs de terrain, ces interrogations sont aujourd'hui fondées, « parce que la souffrance fait socialement sens, et parce que sa définition est devenue un enjeu socio-sanitaire de l'espace public ». Le problème, ajoute notamment Christian Laval, n'est pas seulement « de constater ou de dénoncer une médicalisation, voire une psychiatrisation de la question sociale, mais plutôt, en prenant acte de l'entrée de la souffrance comme catégorie légitime et signifiante, de mieux cerner comment introduire ou non de l'action publique. Avec quels acteurs ? Selon quelle rationalité et dans quelle filiation historique ? »

Notes

(1)  Une souffrance qu'on ne peut plus cacher - Rapport Lazarus - Voir ASH n° 1926 du 12-05-95.

(2)  Ces rencontres ont eu lieu les 16 et 17 mars - Rens. : Nicole Crépeau - CCAS - Place Charles-de-Gaulle - 91200 Athis-Mons - Tél. 01 69 54 55 00.

(3)  Une démarche semblable a également été initiée dans le Val-d'Oise - Voir ASH n° 2017 du 4-04-97.

(4)  PEREN : 93, rue Camille-Flammarion - 91200 Athis-Mons - Tél. 01 69 57 07 01.

(5)  Observatoire régional sur la souffrance psychique en rapport avec l'exclusion : Centre hospitalier Le Vinatier - 95, bd Pinel - 69677 Bron cedex - Tél. 04 37 91 53 90.

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