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« Il faut repolitiser le travail social »

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Si l'on ne veut pas voir le social dégénérer en une assistance généralisée d'individus atomisés, il faut redonner un contenu politique à la question sociale, défend Michel Autès, dans son dernier ouvrage (1).

Actualités sociales hebdomadaires  : Que pensez-vous de certains discours actuels qui annoncent la fin du travail social ou remettent en cause son utilité (2)  ? Michel Autès  : C'est effectivement des propos qu'on entend depuis un certain nombre d'années. Mais, pour un mourant, le travail social est plutôt bien portant !Quand on regarde le nombre d'emplois, la croissance de ce secteur, les attentions dont il est l'objet, on s'aperçoit que ce champ est loin d'être en déshérence. D'ailleurs, tous les discours sur la déqualification professionnelle ne sont guère vérifiés sur le terrain. L'un des enseignements de la recherche de la MIRE est justement de montrer que les nouveaux postes des politiques de la ville, de l'insertion et de certaines politiques d'action sociale locale sont occupés en majorité par des travailleurs sociaux. Finalement le travail social se porte plutôt bien, mais il est l'objet d'une certaine opprobre en raison des transformations qui affectent les politiques d'action sociale. Mais de là à conclure à la fin du social, c'est aller un peu vite. Ce qui est sûr, c'est que c'est certainement la fin d'une certaine forme du social. Selon vous, le malaise serait d'abord constitutif des professions sociales ? - On ne peut pas faire l'histoire du travail social en disant qu'il a marché à une époque et qu'aujourd'hui, il est en crise. Pour moi, le malaise fait partie du travail social. Car les professionnels occupent une position très particulière dans la société puisqu'ils sont entre les institutions censées bien fonctionner et les individus qui ont des difficultés de relation avec elles. Le social, c'est toujours une frontière avec la justice, l'éducation, la famille... Et il intervient là où il y a des sujets en souffrance. Cet entre-deux, cette position de non-lieu en quelque sorte, est par nature inconfortable. Elle est vécue sous la forme d'un malaise identitaire et fait partie de la fragilité du social. Mais en même temps, c'est cette fragilité qui fait sa force. Le travailleur social ne peut être un pur bureaucrate appliquant des règles et des procédures au risque de passer à côté de la demande et de la souffrance des personnes. Et s'il se vit uniquement comme un représentant des populations, il perd aussi son efficacité dans la capacité qu'il a éventuellement de modifier la règle. Il est ainsi tenu à osciller sans cesse entre ces deux positions sans jamais s'arrêter sur l'un ou l'autre de ces pôles extrêmes. Un « entre-deux » sursollicité si l'on regarde l'augmentation des populations en difficulté ? - C'est vrai qu'avec la massification des problèmes et l'augmentation des personnes en mal de repères, les occasions d'être en position d'entre- deux ou de médiation entre les populations et les institutions se multiplient. Il n'y a qu'à voir d'ailleurs le développement actuel des emplois-jeunes. Quand on regarde les profils de poste, ils sont pour la plupart sur ces définitions. Mais le paradoxe justement, c'est qu'on fait aujourd'hui de la médiation sociale le nouveau paradigme de l'intervention sociale alors qu'elle est au cœur même du travail social : qu'est-ce que l'AEMO par exemple, sinon la transaction entre la loi et les réalités quotidiennes de la famille ? Néanmoins, cette position d'entre-deux n'est-elle pas devenue très difficile à tenir ? - Elle est devenue difficile à tenir à cause justement de cette massification des problèmes. En outre, elle n'est plus étayée sur des politiques d'action sociale garanties par l'Etat social. On assiste plutôt à un retrait de ce dernier et il n'y a plus d'énoncé politique fort sur le social. La solidarité est de plus en plus renvoyée sur des politiques locales qui ont du mal à trouver leurs marques. Ainsi, non seulement les professionnels doivent faire face à l'alourdissement des situations, mais ils sont aussi fragilisés par le silence assourdissant autour de leurs missions. Sans compter qu'ils sont soumis toujours plus à des logiques gestionnaires et à une sorte d'obligation de résultat dans leur travail. - C'est ce que j'appelle la logique de service. On recherche l'efficience dans l'intervention sociale, une capacité à apporter des réponses immédiates à des problèmes qui se posent de façon de plus en plus cruciale. C'est la logique de l'urgence. Et là, on touche vraiment à une évolution préoccupante des conditions dans lesquelles s'exerce le travail social. On cherche à intervenir au moindre coût, davantage au domicile et sur des aspects très concrets en mobilisant des personnels de moins en moins « qualifiés ». Or le travail social est-il uniquement une relation de type instrumental ? Est-on devant des prestations de service comme les autres ? Bien sûr que non, car elles ont en même temps un contenu éthique et politique. Il ne s'agit pas seulement de réparer des publics abîmés, mais d'écouter leurs demandes et de prendre en compte leurs particularités. L'efficacité symbolique du travail social, c'est aussi cette faculté qu'il a de recréer les conditions d'une appartenance des individus à la société. Si on perd cette dimension, on change la nature politique du travail social. Et cela dégénère en une assistance généralisée. On glisserait aujourd'hui vers un tel système ? - Oui et je considère que l'insertion conduit effectivement à un système d'assistance généralisée en rebasculant complètement la façon d'intervenir sur l'individu. Parce que dans l'Etat social, le travail social se construit autour d'un projet politique de citoyenneté. Alors que l'insertion est une stratégie centrée sur l'individu où le contenu politique n'existe pas. On ne valorise du travail social que son côté réparateur. Le paradoxe, c'est que tout cela est pris dans un discours sur le développement social, l'action globale, le développement du territoire, la nécessité de lier le social et l'économique, etc. Or il y a un grand décalage entre cet énoncé politique dominant et la réalité qui met en évidence une segmentation des métiers, une spécialisation,  un éclatement des formes d'intervention, une individualisation grandis- sante. Tout pèse sur l'individu qui doit faire la preuve de sa bonne volonté. On est de plus en plus dans une logique de workfare : pas d'allocation, ni de secours, sans contrepartie. C'est une autre politique des subjectivités. Que voulez-vous dire ? - La politique des subjectivités, c'est l'ensemble des conditions socialement produites par lesquelles les individus accèdent au statut de sujet : quelqu'un qui a une identité, qui parle et agit dans le monde. Dans l'Etat social, cette politique est étayée sur des montages sociaux de la solidarité. Et d'ailleurs, les sujets souffrent de pathologies liées à leur rapport avec toutes ces orthopédies sociales : la culpabilité, les problèmes de relation avec la famille, les psychoses, les névroses... Aujourd'hui, on est dans une politique des subjectivités qui impose à l'individu de produire lui-même les conditions de son identité : être dans la société ou au dehors. D'où d'autres pathologies comme la dépression, les comportements addictifs... Comment expliquer ces évolutions ? - Je crois qu'on assiste à la confrontation de deux modèles : le modèle de l'Etat social ou Etat providence et le modèle du social libéral. Ce dernier dissout le social, transforme la société en un face-à-face entre les individus, minimise le poids des institutions et développe une logique d'offres de service. Or j'ai tendance à penser que la solution serait un troisième modèle qui reconstruirait du social, c'est-à-dire de la solidarité et de la prise en charge des sujets, au niveau local. Pas seulement dans une logique gestionnaire mais dans le cadre d'une véritable démocratie locale Mais les collectivités locales y sont-elles prêtes ? L'enquête menée par la CFDT Interco montre au contraire un durcissement des conditions de travail dans les départements (3). - Si le constat est juste, je crois qu'il vient ponctuer une époque. Il y a eu toute une étape pendant laquelle les conseils généraux ont dû s'approprier cette nouvelle compétence de l'action sociale. Mais je pense, pour m'être rendu dans beaucoup de départements, qu'il y a un souci aujourd'hui de reconstruire des politiques sociales locales. Certains d'ailleurs semblent vouloir se démarquer d'une conception purement instrumentale du travail social pour aller davantage vers l'animation d'un territoire à partir d'un projet social. Tout n'est pas joué, loin de là, mais je crois qu'il y a un frémissement en ce sens. Pourtant, même lorsqu'il y a des réorganisations au sein des départements, les professionnels ont souvent le sentiment de ne pas avoir été associés. - Effectivement, ce qui fait défaut aujourd'hui, c'est la manière dont les professionnels - avant tout des techniciens, des experts - peuvent communiquer avec les élus. Les modalités de ce dialogue restent à trouver. D'autant qu'un conseil général a tout intérêt à faire participer ses travailleurs sociaux à la conception de ses politiques. Mais au-delà de ce dialogue, une autre question se pose. Laquelle ? - C'est celle de l'organisation politique. Les communes ou les conseils généraux ont-ils la majorité politique leur permettant d'être des producteurs de politiques sociales locales ? Ou gèrent-ils simplement des compétences ? Je suis persuadé qu'il faut aller plus loin dans la décentralisation à condition toutefois de renforcer le rôle de l'Etat dans le maintien du droit. Car il ne s'agit surtout pas évidemment de creuser les disparités existantes. Quelle est pour vous la priorité ? - Je pense qu'il est vraiment urgent de débattre. Les travailleurs sociaux sont un peu démobilisés et n'y croient plus vraiment. Or il est de la responsabilité de l'Etat et des collectivités locales de retrouver un espace de coproduction des politiques sociales avec les professionnels. Car la question sociale est essentiellement politique. On ne peut pas la traiter uniquement comme des problèmes d'intendance. Et si on ne repolitise pas la question sociale et le travail social, au sens noble du terme, tout le monde va à la catastrophe. Pour moi, le problème n'est pas celui de l'insuffisance des compétences des professionnels comme certains tendent à le dire, mais de l'instrumentation des organisations de travail par les politiques publiques. La question essentielle, c'est de savoir quelle politique sociale on fait. Y a-t-il d'ailleurs encore une politique d'action sociale ? Je n'en suis pas si sûr... On assiste à l'émergence de collectifs de travailleurs sociaux (4) qui veulent justement pouvoir peser sur les orientations sociales. Comment voyez-vous ce mouvement ? - C'est très positif. Car ces 20 dernières années, les associations à caractère professionnel ont un peu disparu du paysage. Et pour qu'une négociation se fasse, il faut qu'il y ait des organisations, des collectifs, des institutions qui revendiquent et redéfinissent aussi leur identité de professionnels. Alors, que chacun joue son rôle ! Mais il ne faut pas qu'on reproche tout de suite à ces gens d'être uniquement animés par des réflexes corporatistes, sinon on n'en sortira pas. Propos recueillis par Isabelle Sarazin

Notes

(1)  Les paradoxes du travail social - Ed. Dunod -165 F - Cet ouvrage sera présenté dans la rubrique « Lectures du mois » du prochain numéro des ASH - Michel Autès est chargé de recherche au CNRS IFRESI-CLERSE (Université de Lille-I).

(2)  Dans son dernier ouvrage, Jacques Ion annonçait ainsi la fin du travail social (voir ASH n° 2073 du 29-05-98) tandis que la revue Esprit se demandait en mars 1998 : « A quoi sert le travail social ? » (voir ASH n° 2062 du 13-03-98).

(3)  Voir ASH n° 2089 du 16-10-98.

(4)  Voir ASH n° 2111 du 19-03-99.

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