« De la cohabitation ou de la collaboration contenue. » C'est ainsi qu'une étude du Conseil technique des clubs et équipes de prévention spécialisée et du Groupe d'étude et de formation sur le sanitaire et le social (Grefoss) caractérisait, il y a un an, les relations locales entre équipes de prévention et dispositifs de la politique de la ville (1). Elle constituait ainsi une pièce à charge à porter au bilan de 15 années de politique de la ville en matière de prévention. En demi-teintes pour certains, « accablants » pour d'autres, ses résultats sont pour le moins limités et insatisfaisants au regard d'une ségrégation géographique et sociale accrue, d'une montée des violences dans certains quartiers et du sentiment d'insécurité, comme le notait, en février 1998, le rapport de Jean-Pierre Sueur (2). Le constat est certes connu et la liste des griefs adressés à la politique de la ville semble exister depuis son origine. D'autant que, parallèlement, estime le sociologue Dominique Duprez, il existe « un vrai désabusement sur les politiques de prévention » face notamment au développement de nouveaux types de délinquance. Bref, de ratés en virages mal contrôlés, la panne semblait inévitable. Le mérite des rencontres nationales des acteurs de la prévention de la délinquance à Montpellier (3), au-delà de l'évident effet d'affichage médiatique, a bien été de traduire cet essoufflement des élus et des professionnels et de dresser un diagnostic assez complet de « la maladie ». Sans d'ailleurs parvenir à formuler (mais était-ce vraiment le lieu ?) des solutions ou des pistes d'action neuves en réponses à des questions un peu usées.
La déléguée interministérielle à la ville, Claude Brévan, reconnaît elle-même que « le bilan est mitigé » malgré l'augmentation constante des crédits accordés à la prévention de la délinquance dans le cadre des contrats de ville (600 millions de francs octroyés par l'Etat en 1998, ce qui reste modeste) : « Inadaptation des méthodes, cloisonnements persistants des institutions, conseils communaux de prévention de la délinquance [CCPD] en sommeil pour beaucoup et faible participation des habitants. » Et nombreux sont ceux qui ont souligné l'absence des conseils généraux, pourtant chargés de la protection de l'enfance et de la prévention, dans la plupart des dispositifs de la politique de la ville que sont les CCPD, les contrats de villes et plus récemment les contrats locaux de sécurité. Signe d'un fossé persistant - et que les contrats de ville auraient même contribué à creuser (4) - entre des interventions sectorielles, centrées sur des catégories spécifiques, et des politiques plus intégrées et territoriales. Pour Lia Cavalcanti, qui dirige l'association Espoir Goutte-d'Or à Paris, il s'agit aussi de sortir du balancier « bons sentiments, répression » pour enfin faire une politique réaliste. Soumises trop directement à la passion de débats à forts enjeux électoraux, les orientations en matière de lutte contre la délinquance ou de prévention des violences naissent en effet souvent dans l'urgence. Or, selon Dominique Duprez, si les dispositifs d'urgence ne sont pas toujours critiquables en soi, « le problème de la politique de la ville en France, est qu'ils perdurent », comme c'est le cas par exemple des opérations prévention été. Et sans forcément que soient pensées leur place et leur articulation au sein d'une politique plus globale. S'ensuit un empilement de dispositifs, de sigles, de zones, de contrats qui rendent l'action peu lisible pour les personnes concernées.
Mais pour Laurent Cathala, vice-président du Conseil national des villes (CNV) (5), qui refuse de faire de la politique de la ville « la voiture-balai des politiques qui ont échoué », tout acte de délinquance est le signe « d'un échec plus collectif qui concerne la société dans son entier et l'ensemble des institutions ». Ces dernières, parmi lesquelles l'école, la justice et la police, mais aussi bon nombre d'autres services publics, ont d'ailleurs été pour le moins invitées à se remettre en cause. « Il faut en partie renverser notre représentation de bonnes institutions qui seraient menacées par'les classes dangereuses ", en l'occurrence les jeunes », affirme le sociologue Michel Wieviorka. Car, s'interroge-t-il, la crise de nos institutions n'alimente-t-elle pas la violence ? De moins en moins capables de proposer une image claire de leurs objectifs et de diffuser les valeurs qu'ils sont censés représenter, les services publics, les administrations et les associations génèrent du mal-être chez leurs personnels. Comportements agressifs et discriminatoires s'y développent, mais aussi des fonctionnements autocentrés où l'usager devient secondaire par rapport à la mise en place des dispositifs. Le sentiment d'injustice, si souvent invoqué par les jeunes, s'y nourrit largement. Et si le problème de la délinquance des jeunes était avant tout un problème d'adultes, celui de toute façon d'une société qui dans son ensemble est assez peu civile et citoyenne et plutôt individualiste ? « N'oublions pas, en tout cas », rappelle Sylvie Perdriolle, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), « que quand nous parlons de la délinquance des mineurs et des jeunes, nous parlons d'enfants dont, nous, adultes, avons la charge. »
La cristallisation des discours sur le thème des incivilités aurait donc quelque chose de paradoxal, d'autant que la confusion semble très grande sur la définition même du terme et ce jusque dans l'esprit des élus pour qui la frontière entre infraction pénale et incivilité est loin d'être claire. « Qui d'entre nous connaît ne serait-ce que son bail ? Qui de nos enfants connaît la loi ? Or il faudrait que ceux des banlieues la connaissent mieux ? », s'insurge Marie-Christine Leroy, vice-présidente du tribunal de grande instance de Marseille, qui pense qu'avant de faire du rappel à la loi pour prévenir la récidive, « il faudrait peut-être avoir pensé à dire la loi ». De même, si elle approuve l'idée d'une justice en temps réel, elle s'interroge sur la justice à plusieurs vitesses qui en découle : « Quel peut-être l'effet d'une condamnation rapide pour vol de mobylette sur une personne qui, par ailleurs, attend depuis plus de 18 mois une décision de justice concernant son licenciement abusif ? » Avec elle, nombreux sont ceux qui ont, en outre, fait part d'une certaine inquiétude face au développement de cette « nouvelle justice » des maisons de justice et de la médiation. Non pas tant qu'ils s'opposent à cette évolution, mais parce qu'ils craignent, comme Marie-Pierre de Liège, secrétaire générale du CNV, « que les expériences innovantes ne dédouanent les institutions traditionnelles d'une indispensable réforme ».
Et parmi celles-ci, l'école n'a pas été oubliée. Si les établissements scolaires apportent bien, notamment, une réponse au manque de lieux de sociabilité, la ghettoïsation et la ségrégation scolaire mettent en effet en cause leur mission républicaine. Quant à la question de ceux qui en sont exclus, elle demeure posée. Et Sylvie Perdriolle de rappeler que « les mineurs dont s'occupe la PJJ sont, en moyenne, sortis de l'école à 15 ans et demi. Ce qui veut dire que beaucoup ont été exclus à 13 ou 14 ans. » Il ne s'agit certes pas d'une découverte. Pourtant, malgré les progrès réalisés par les classes-relais pour réintégrer les élèves (6), le phénomène reste central pour ceux qui interviennent au quotidien. « S'il existe des moments sensibles, comme le passage du CM2 à la 6e, où le rôle de tous les acteurs de prévention est essentiel, le problème majeur est bien celui de la déscolarisation. L'exclusion scolaire étant un facteur important de basculement dans la délinquance », observe Nicole Cloaguen depuis le club de prévention de Montreuil.
Un tel diagnostic est pour le moins décourageant. D'abord parce que les problèmes soulevés ont déjà été largement évoqués au cours de débats et de colloques, ensuite parce que les acteurs de la prévention y semblent pourtant encore concrètement embourbés. Est-on alors dans une véritable impasse des politiques de la ville en matière de prévention ? Est-on à ce point en panne d'imagination et de moyens ?
Certaines des pistes les plus fréquemment proposées pour redonner un nouveau souffle à l'action publique, telle « l'amélioration du partenariat interinstitutionnel », pouvaient d'ailleurs elles-mêmes paraître illusoires, tant elles ont déjà fait l'objet de discours incantatoires depuis 15 ans. Pourtant, lorsque cessent les plaintes sur les immenses lacunes du partenariat et que l'on observe des réseaux qui semblent fonctionner, il paraît évident qu'un des nœuds de l'efficacité se trouve là. L'expérience du schéma départemental de protection de l'enfance, réalisé conjointement par le conseil général et la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, en Meurthe-et-Moselle, et qui intègre de nombreuses passerelles avec l'Education nationale en témoigne. L'inspecteur d'académie s'engage à ne plus signer aucune exclusion d'établissement, un groupe de travail s'est constitué, réunissant la police, la PJJ, des éducateurs et des pédopsychiatres autour des jeunes en grande difficulté, une mise en commun des familles d'accueil thérapeutique de l'aide sociale à l'enfance, et de la PJJ est en place ainsi qu'une réflexion commune sur l'accueil de jour.
Les responsables politiques présents ont également repris le thème de la nécessaire participation des habitants à toutes les phases (diagnostics, mises en œuvre et évaluation) des dispositifs les concernant. Certains élus soulignent néanmoins les difficultés concrètes de sa mise en place. D'autant que la tâche s'avère difficile et osée « après 15 années sans leur demander leur avis et alors que la situation s'est souvent dégradée, on irait maintenant les chercher ! », s'indigne Pierre Cardo, député-maire de Chanteloup-les-Vignes. Tous sont d'accord en revanche pour reconnaître que la prévention de la délinquance ne doit pas être qu'une affaire de spécialistes. D'ailleurs, signe des temps, si les éducateurs et les gendarmes étaient nombreux à Montpellier, les bailleurs et les sociétés de transports étaient également présents. Quant à l'idée de soutenir les parents dans leur rôle et leur laisser une place au sein de l'intervention sociale, elle semble avoir fait beaucoup de chemin et était omniprésente à Montpellier quelques jours après la mise en œuvre, par le gouvernement, des réseaux d'écoute, d'appui et d'accompagnement des parents (7), visant à soutenir et à développer les initiatives telles que les groupes de parole. Même si les moyens mis à disposition restent en deçà des ambitions affichées et de l'enjeu, il semble bien, de l'avis de nombreux professionnels, que l'on tienne là une vraie piste de prévention.
Dommage enfin, que les voix des politiques souhaitant davantage afficher leur souci de sécurité que leur intérêt pour la prévention, en aient couvert d'autres. Alors qu'Elisabeth Guigou, ministre de la Justice, annonçait la création d'une journée contre la violence et que le ministre délégué à la ville, Claude Bartolone, se prononçait pour une refonte des CCPD en conseils locaux de prévention et de sécurité (8), d'autres dénonçaient, un peu fatigués, l'absence chronique de moyens de la PJJ et la faiblesse réelle des budgets départementaux consacrés à la prévention.
Valérie Larmignat
(1) Voir ASH n° 2068 du 24-04-98.
(2) Voir ASH n° 2059 du 20-02-98.
(3) « Prévention et sécurité. Agir au quotidien dans les villes » - Rencontres organisées par le ministère délégué à la ville, les 17 et 18 mars 1999.
(4) Ce que démontrait l'étude d'Elisabeth Maurel et de Fancie Megevand du Grefoss sur « La thématique sociale des contrats de ville » - Voir ASH n° 1996 du 8-11-96.
(5) CNV : 55, rue Saint-Dominique - 75007 Paris - Tél. 01 40 56 61 35.
(6) Voir ASH n° 2112 du 26-03-99.
(7) Voir ASH n° 2110 du 12-03-99.
(8) Voir ASH n° 2112 du 26-03-99. Sachant que le gouvernement, lors du Conseil de sécurité intérieure du 19 avril, a décidé d'élargir les CCPD aux services sociaux des conseils généraux, voir ce numéro.